Ce que Darwin ne Savait pas

ADN, cellules souches... Depuis la publication, il y a 150 ans, de la théorie de l'évolution, la science n'a cessé d'accumuler les découvertes. Or, non seulement celles-ci s'éclairent à l'aune de Darwin, mais elles fontévoluer sa théorie. Explications.

"Rien n'a de sens en biologie, si ce n'est à la lumière de l'évolution", affirmait le biologiste russe Theodosius Dobzhansky en 1975. Un résumé de sa pensée que Charles Darwin n'aurait pas désapprouvé, lui qui montrait, il y a 150 ans, que l'histoire de la vie est régie par deux principes simples, universels et complémentaires : la descendance avec modification et la sélection naturelle.
Avec la publication de L'Origine des espèces, en 1859, le naturaliste britannique bouleversait la vision du monde. Avant lui, le monde était créationniste, tous les êtres vivants avaient été conçus tels quels, 10.000 ans plus tôt, par un Créateur ; après lui, ils ne sont plus fixés dans le marbre divin mais changent au fil du temps, accumulant des différences que trie la sélection naturelle. Le vivant a donc une histoire, que ce cadre théorique permet soudain d'appréhender. Et l'étude scientifique du vivant devient enfin possible, débarrassée des présupposés religieux, philosophiques ou idéologiques.
En 2009, ces principes conservent toute leur puissance explicative. Mais entre-temps, la science a accumulé les découvertes - molécule d'ADN, nouveaux fossiles, cellules souches... - qui s'éclairent à l'aune de Darwin autant qu'elles éclairent sa pensée. Même lorsqu'elle semble la contredire, la science moderne fait évoluer la théorie sans la dénaturer. Démonstration dans les pages qui suivent, en forme d'hommage à celui qui a rendu l'histoire du vivant cohérente, rationnelle, pensable.

 Les Lois de l'Hérédité

"Les lois qui régissent l'hérédité sont pour la plupart inconnues" (l'origine des espèces, chap. 1).

Darwin, comme ses contemporains à l'époque de la publication de L'Origine des espèces, ignore tout de la génétique. Et il s'interroge : comment se transmettent les caractères ? Quelle est la source des différences entre les individus ? À l'époque, le naturaliste adopte la théorie de l'hérédité en vogue au XIX" siècle, selon laquelle l'enfant hérite d'un mélange des traits de ses parents. En clair, le croisement d'une souris à poils noirs et d'une souris à poils blancs doit donner une souris à poils gris. Une théorie pourtant incompatible avec celle de l'évolution : l'homogénéisation des caractères diluerait en quelques générations n'importe quel nouveau trait prometteur. Un argument d'ailleurs utilisé par ses contemporains pour réfuter la notion d'évolution.
En fait, la question de l'hérédité a trouvé une réponse spectaculaire avec les lois de Mendel (1865), qui montrent que des unités héritables sont transmises au fil des générations, puis avec August Weismann, qui postule l'existence d'un support' matériel de l'hérédité et qu'aucun caractère acquis ne se transmet. Ce n'est qu'en 1909 qu'apparaît la notion de gènes, c'est-à-dire des facteurs biologiques de l'hérédité (non encore identifiés). Entre-temps (1901), Hugo de Vries remarque de brusques variations au sein de variétés sauvages d'une banale herbe aux ânes, qu'il nomme mutations, expliquant enfin comment les descendants peuvent différer de leurs ancêtres. Ainsi se dessine la théorie de l'hérédité qui faisait tant défaut à Darwin. Avec elle, ce qu'on appelle la théorie synthétique de l'évolution repose désormais sur ces trois piliers : 1) la descendance avec modification ; 2) le matériel héréditaire moléculaire (les gènes) subit des transformations responsables de la grande diversité du vivant ; 3) la sélection naturelle favorise les individus les mieux adaptés à leur environnement.

MAIS L'ADN N'EXPLIQUE PAS TOUT

1953 va marquer une nouvelle étape, lorsque Francis Crick et James Watson découvrent la structure physico-chimique de la molécule portant les gènes : l'ADN. Puis, en 1961, Marshall Nirenberg élucide le "code génétique", qui permet aux cellules de déchiffrer le contenu de l'ADN pour fabriquer des molécules nécessaires à leur fonctionnement : les protéines. Dès lors, l'hérédité peut être étudiée dans ses moindres détails... Un demi-siècle plus tard, l'engouement pour l'ADN ne s'est pas démenti, avec des milliers de génomes viraux entièrement séquencés, près de 1000 génomes de bactéries et 100 génomes d'animaux supérieurs, dont celui de l'homme. Surtout, il ressort que l'ADN est une molécule instable (pertes de bases, de gènes entiers, insertions ou substitutions de bases, réplications de séquences)... et que cette instabilité apporte la clé de l'hérédité avec variations. Dans la plupart des cas, celles-ci restent sans conséquences. Mais elles sont parfois délétères, donnant lieu à un organisme malade, voire non viable. Exceptionnellement, elles peuvent conférer un avantage à l'individu qui les subit. Et c'est précisément là que la sélection naturelle entre en jeu : elle freine la transmission des mutations désavantageuses à la génération suivante.
Les lois de la génétique n'ont nullement ébranlé la théorie de l'évolution. Bien au contraire, puisqu'elles révèlent que des espèces très éloignées partagent un patrimoine génétique hérité d'un ancêtre commun. Parallèlement, l'étude de l'ADN indique une extraordinaire complexité : par exemple, un même gène peut être impliqué dans la synthèse de plusieurs protéines, et plusieurs protéines peuvent réguler l'expression d'un gène.
Résolue, la question de la théorie de l'hérédité ? Nullement. Car de récents travaux montrent que les organismes ne sont pas uniquement le produit de leurs gènes et que les gènes ne sont pas le seul héritage transmis par les parents. "Il existe des phénomènes héréditaires qui ne s'expliquent pas par l'ADN", résume le généticien Andras Paldi, du Généthon d'Evry. Pour preuve, lors de la fécondation, l'ouf et le spermatozoïde apportent un bagage informatif actif en plus de leur ADN, notamment sous forme d'ARN, soit de petites molécules distinctes de l'ADN qui se trouvent impliquées dans la synthèse des protéines. Et ce n'est pas tout : le degré d'expression des différents gènes dans une cellule est régi par un marquage chimique agissant directement sur l'ADN. Or, ce marquage, qualifié d'épigénétique ("sur le gène"), est modifiable au cours de la vie par les facteurs environnementaux, comme le stress. Et il peut être transmis tel quel d'une génération à l'autre ! Alors que la théorie synthétique de l'évolution reposait sur l'absence de transmission de caractères acquis, "voici que ce dogme est aujourd'hui mal-mené par l'épigénétique" (voir à la fin, La théorie de l'évolution évolue aussi...), conclut Andras Paldi.

M.Co. - SIENCE & VIE > Juin > 2009

La Nature des Espèces

"J'ai été profondément frappé de la distinction vague et arbitraire qui existe entre les espèces et les variétés" (L'Origine des espèces, chap. II). Darwin notait des "variations" entre les espèces, telles celles des pinsons des Galapagos ; les généticiens parlent eux, de mutations.

À l'époque de Charles Darwin, la cohorte de questions sur la nature des espèces fait couler beaucoup d'encre - et elle continue encore aujourd'hui, notamment pour deux d'entre elles : qu'est-ce qu'une espèce ? D'où vient ce qui la différencie d'une autre ? À la première, le naturaliste anglais n'entend pas donner de réponse, puisqu'il ne trouve aucune définition satisfaisante, se contentant de remarquer que chaque naturaliste "sait vaguement ce qu'il veut dire quand il parle d'une espèce". À l'époque, seules comptent les différences morphologiques (couleurs, forme, taille, etc.). À la seconde, en revanche, alors que l'époque est au "fixisme" (les espèces ont été créées telles quelles), il oppose déjà une conviction née de sa compilation géniale des connaissances de son temps et de ses propres observations : "Les espèces ne sont pas immuables." Si l'idée n'est pas de lui, c'est avec son ouvrage phare qu'elle s'impose. De quoi, dès lors, esquisser un "arbre du vivant", où toutes les espèces s'enchaînent et se ramifient. Voilà pour les différences. La théorie se tient... sauf qu'elle ne dit pas d'où viennent les changements, ni en quoi ils consistent.
Aujourd'hui, les chercheurs sont capables de remonter aux causes premières des divergences, au cour même des organismes, dans leur patrimoine génétique. Darwin parlait de "variations", faute de mieux ; les généticiens, eux, parlent de mutations qui viennent changer les gènes présents sur l'ADN (voir "Les lois de l'hérédité"). À partir de là, deux groupes indépendants vont accumuler chacun de son côté des mutations différentes, jusqu'à devenir deux espèces séparées. Voilà pour le schéma général.
Or, il y a trente-cinq ans à peine, une équipe internationale est parvenue à identifier une portion de l'ADN d'une souris qui, une fois mutée, donne à ses cellules une membrane du noyau différente de celle des souris non mutées. Au point qu'animaux mutés et non mutés ne peuvent pas plus se croiser qu'un chat avec un chien. Le gène responsable ne sera identifié qu'en... janvier 2009. C'est dire si le sujet reste d'actualité. Aujourd'hui, une demi-douzaine de ces gènes dits "de spéciation" sont connus chez les animaux et les végétaux.

LE CRITÈRE D'INTERFÉCONDITÉ

Evidemment, Darwin n'avait pas accès à ces explications - il pointait d'ailleurs lui-même l'absence d'une théorie de l'hérédité solide capable d'expliquer les variations observées et leur transmission. Mais d'autres types d'explications lui étaient accessibles... Et il en découvrit certaines, mais sans toujours en prendre la pleine mesure. Observateur, il nota ainsi la parfois bien étrange distribution des espèces, notamment avec ses "fameux" pinsons (qui n'apparaissent pas dans la première édition de L'Origine des espèces) : sur chaque île des Galapagos, il constate la présence de pinsons aux becs différents, chacun étant clairement adapté à la nourriture disponible dans son milieu.
Fondamental pour Darwin, ce constat passera à la postérité scientifique. Il sera repris par ses successeurs avoués ou non, mis en rapport avec d'autres cas, théorisé au XXè siècle, complété et expliqué. Les pinsons du naturaliste anglais restent aujourd'hui l'exemple par excellence d'un processus complexe appelé "spéciation géographique", qui lie la formation des espèces à leur isolement physique : prenez une population, séparez-la en deux et placez les sous-groupes dans deux milieux distincts... En l'absence de mélange, chacun accumule les différences de son côté et diverge peu à peu. Chaque jour ou presque, ce mécanisme admis depuis longtemps est observé : en janvier 2009, c'est le rôle de la cordillère des Andes pour la diversification des espèces locales qui était démontré (L'isolement géographique est une source de spéciation, comme le montre la diversité des espèces de la cordillère des Andes ->.). D'autres types d'isolement, culturel, sexuel ou génétique, ont un effet comparable.
Gènes de spéciation capables de séparer une espèce en deux à une vitesse inédite ou accumulation progressive de "variations" différenciant des individus qui partagent un ancêtre commun, ces explications sur la divergence des espèces ne sont pas contradictoires - elles se complètent, plutôt. Mais elles ne permettent toujours pas de répondre à la question laissée en suspens par Darwin : qu'est-ce qu'une espèce ? Au XVIIIè siècle, le naturaliste suédois Carl von Linné avait classé le vivant dans un nombre de boîtes gigantesque mais fini : les espèces ayant été créées telles quelles, et, comme elles étaient éternelles, c'est leur morphologie qui permettait de les différencier. Pour Darwin, les espèces étant changeantes et liées les unes aux autres, l'observation, fût-elle fine, ne résolvait pas tout.
Mais à partir de quand les différences qui s'accumulent séparent-elles concrètement deux espèces ? En théorie, selon le biologiste Ernst Mayr (artisan de la théorie synthétique de l'évolution dans les années 1940), c'est le critère de l'interfécondité qui prime pour dresser une barrière : lorsque deux individus ne peuvent plus avoir ensemble une descendance vivante ou fertile.
Si une souris verte reste une souris, les chats ne font pas des chiens, pourrait-on dire. Mais quand âne et cheval se croisent, il peut en résulter une mule ou un mulet, voire un bardot... Inclassables, ces hybrides issus d'échanges supposés impossibles sont une épine dans le pied des scientifiques... En clair : quand peut-on dire que deviennent (vraiment) impossibles les croisements ? Le problème, c'est que plus la science plonge au cour de nos cellules pour cerner les frontières entre "espèces", plus celles-ci apparaissent floues !

DES FRONTIÈRES FLOUES

Si Darwin avait déjà conscience du caractère arbitraire des limites posées, il avait quand même dressé un arbre généalogique où chacune trouvait plus ou moins sa place. Arbre copieusement repris et enrichi... et dont la génétique a depuis bouleversé complètement l'allure ! Notamment en changeant le nombre "réel" d'espèces, comme en Australie où des chercheurs ont découvert, en mars 2009, qu'ils ne travaillaient pas sur 13, mais sur 29 espèces de geckos en apparence identiques mais que distinguent pourtant quelques subtiles particularités génétiques (Diplodactylus tessellatus, un gecko australien ->) ! Mais surtout en mettant en évidence des liens entre des espèces totalement différentes. Un problème bien connu chez les bactéries, qui ont la fâcheuse manie d'échanger des morceaux d'ADN avec leurs voisines, que celles-ci soient de leur espèce ou pas, leur transmettant par exemple des gènes de résistance aux antibiotiques. En 2007, de l'ADN de vipère était ainsi découvert dans un virus de rongeur ! Il existe donc des ponts, des liens insoupçonnés, et les virus s'avèrent être de redoutables contrebandiers en matériel génétique... L'arbre de la vie des bactéries est déjà remis en question, celui des organismes complexes est en train de prendre le même chemin. Loin du fier chêne, il tient désormais plus du réseau, de l'arbuste foisonnant, irrégulier, et dont les nombreuses branches sont reliées par presque autant de lianes.

E.R. - SIENCE & VIE > Juin > 2009

Rythme de l'Évolution

"La nature ne fait pas de sauts" (L'Origine des espèces, chap. VI).

Cette affirmation de Darwin résume sa vision de l'évolution, qui résulte, selon lui, de changements imperceptibles se produisant à un rythme constant sur plusieurs milliers d'années. Ce "gradualisme" est un des fondements de la théorie de l'évolution... mais il est peut-être aussi sa plus grande faille. Dès le XIXe siècle, il est d'ailleurs remis en question par certains amis de Darwin, dont Thomas Huxley. Et pour cause : dans les séries fossiles, on ne retrouve quasiment pas de formes intermédiaires témoignant de la transformation progressive d'une espèce en une autre. Au contraire, les formations géologiques révèlent l'apparition brutale d'espèces qui restent inchangées pendant des millions d'années, puis disparaissent sans réelle transition...
Pour expliquer ces incohérences, Darwin soutient que les fameuses formes intermédiaires n'ont tout simplement pas été découvertes. Mais cent cinquante ans plus tard, ces chaînons manquants restent pour la plupart introuvables. Darwin se serait-il trompé ? Oui, en partie, répondent aujourd'hui la plupart des évolutionnistes. La vitesse de l'évolution n'est pas toujours constante, elle n'est pas toujours "enregistrable" en continu dans les sédiments. Et aujourd'hui, un petit lézard méditerranéen, Podarcis sicula, vient en apporter une frappante démonstration.

DES GÈNES ARCHITECTES

Isolés du reste de leurs congénères, cinq couples de ces lézards déposés en 1970 sur une île de l'Adriatique ont évolué de façon fulgurante. En trente-six ans et en une trentaine de générations, ces reptiles ont vu leur intestin se modifier radicalement pour passer d'un régime insectivore à une alimentation herbivore s'accordant avec l'environnement de l'île. Une transformation qui aurait été trop fugace pour apparaître fossilisée dans quelques millions d'années, et soutient la théorie proposée en 1972 par Stephen Jay Gould et Nils Eldredge dite "des équilibres ponctués", qui s'appuie sur la découverte de la faune de Burgess. Son principe ? L'évolution procéderait de manière saccadée, avec de longues phases de stagnation entrecoupées par des périodes de transformation rapide (moins de 100.000 ans). Ces accélérations menant à la spéciation, ou formation de nouvelles espèces.
Pour autant, cette théorie n'exclut pas l'évolution continue de Darwin : les chercheurs pensent aujourd'hui que des espèces ont suivi l'un ou l'autre schéma, voire combiné les deux. En 2006, le généticien Mark Pagel a même estimé que 20 % des divergences génétiques entre les espèces sont apparues au cours de périodes d'évolution rapide, le reste étant attribuable à la lente évolution darwinienne.
Cependant, pour certains évolutionnistes, un troisième mode d'évolution est nécessaire pour expliquer l'absence de fossiles intermédiaires : l'évolution par sauts.
Déjà défendue sans grand succès par le généticien autrichien Richard Goldschmidt dans les années 1940, cette théorie dite "saltationniste" soutient que des transformations quasi instantanées peuvent être la source de caractères radicalement nouveaux, voire d'espèces nouvelles émergeant en l'espace de quelques générations. Comment ? Grâce à des mutations entraînant des changements morphologiques spectaculaires, comme l'apparition soudaine de membres surnuméraires. Pour la plupart, ces mutations sont délétères, donnant naissance à des "monstres" peu adaptés. Mais, exceptionnellement, elles peuvent entraîner la naissance d'un "monstre prometteur", favorisé par l'environnement et devenant ainsi le premier maillon d'une nouvelle espèce. "Les sauts impliquant des monstres prometteurs ont le potentiel d'établir des nouveautés majeures : ils sont donc importants, même s'ils ne surviennent qu'une fois par million d'années", estime Günter Theissen, généticien à l'université d'Iéna, en Allemagne.
À l'époque de Goldschmidt, le saltationnisme est tourné en dérision par les "gradualistes". Les généticiens sont alors persuadés que chaque gène joue un rôle infime. Les mutations ayant un effet minime, seule leur accumulation sur le long terme pourrait aboutir à des changements morphologiques importants. Mais cette approche sous-entend que les structures aussi complexes que l'oil résultent d'une addition de changements graduels et aléatoires... Ce que Darwin lui-même avait du mal à admettre. Difficile également d'expliquer les "innovations évolutives", ces structures sans précurseur connu qui apparaissent brutalement dans les séries fossiles, à l'instar de la carapace de la tortue.
Aujourd'hui, le saltationnisme s'appuie pourtant sur une découverte majeure, celle des gènes du développement, qui date des années 1980. Considérés comme les "architectes" de l'organisme, ces gènes supervisent la formation de l'embryon, déterminant par exemple la forme des pattes et leur nombre. Une mutation touchant l'un de ces gènes peut donc avoir un effet majeur. D'ailleurs, l'apparition soudaine, il y a un demi-milliard d'années, de la plupart des grands groupes d'animaux modernes, connue sous le nom d'explosion cambrienne, semble coïncider avec la diversification et la multiplication des gènes architectes.
Mais si les sauts évolutifs sont possibles, ils restent anecdotiques. Les gènes architectes peuvent aussi amener des changements moins brutaux, offrant tout de même une rapidité d'adaptation étonnante. "La clé des changements anatomiques réside dans la façon dont les gènes s'expriment : à quel stade du développement, à quel endroit de l'organisme et en quelle proportion", explique Scott Gilbert, embryologue au Swarthmore College en Pennsylvanie. Ainsi, pour obtenir les 500 côtes d'un serpent, il suffit que l'expression du gène commandant la fabrication des côtes dure plus longtemps que celle du poulet pendant le développement embryonnaire... Chez le poulet et le serpent, le même gène donne une morphologie différente (ici la colonne vertébrale ->).

LE CONCEPT "D'ÉVOLVABILITÉ"

Reste à identifier les facteurs qui "accélèrent" ou facilitent l'évolution. S'il n'y a pas de consensus, on sait que les changements d'environnement jouent un rôle en augmentant la pression de sélection et en contraignant les espèces à s'adapter. Ainsi, un accroissement du stress environnemental augmente la capacité de mutation chez les bactéries, les plantes ou même les mouches. (En cas de stress, les bactéries E. coli peuvent augmenter leur taux de mutation pour survivre en créant des individus plus résistants ->). "Les périodes d'explosion d'espèces sont liées à la conquête de nouvelles niches écologiques", indique quant à lui Mark Pagel. L'isolement géographique de petits effectifs autorisant alors une évolution rapide. Ainsi, la multiplication de nouvelles espèces s'observe après les extinctions massives, comme celle des dinosaures qui a laissé le champ libre à la prolifération des mammifères.
En outre, si le tempo de l'évolution varie au cours du temps, il n'est pas non plus le même d'une espèce à l'autre. Dans le monde animal, les virus ont les taux de mutation les plus rapides, un million de fois plus élevés en moyenne que celui du génome humain.
Mais il y a une limite de vitesse à l'évolution des organismes. En 2007, des chercheurs de Harvard l'ont fixée à six mutations par génome et par génération : quel que soit l'organisme. Au-delà de ce taux, l'instabilité du génome est telle qu'elle peut mener droit à l'extinction. Daniel Jeffares, évolutionniste au Sanger Institute en Angleterre, résume : "Imaginons un génome de 5000 gènes, équivalent à une ville de 5000 habitants. Si la habitants changent de métier, la ville continuera de fonctionner. Mais si 500 personnes modifient leur activité, c'est le chaos."
Ainsi donc, le rythme de l'évolution n'est ni constant ni unique. Les espèces évoluent chacune à des vitesses variables, si bien que les biologistes ont créé le concept "d'évolvabilité", la capacité d'évolution d'une espèce. Certaines n'ont pas bougé depuis des millions d'années, comme le colacanthe, ce fossile vivant des profondeurs, d'autres mutent sans cesse tel le virus du sida. Sous la baguette de la sélection naturelle, le concert de la vie joue une musique polyrythmique.

M.Co. - SIENCE & VIE > Juin > 2009

Niveau de sélection

"La sélection naturelle peut agir sur l'ouf, sur la graine ou sur le jeune individu et les modifier tout aussi facilement qu'elle peut modifier l'adulte". (L'origine des espèces, chap. IV).

En pointant la sélection naturelle qui, selon lui, "trie" les individus porteurs de variations les rendant plus aptes que d'autres à survivre, Darwin avait identifié le moteur le plus puissant de l'évolution. Ce processus joue sur l'individu en permanence, de sa conception jusqu'à sa mort. Soutenir une telle affirmation au XIXe siècle n'avait pourtant rien d'évident. L'époque était en effet au fixisme, "théorie" qui pensait les espèces éternelles et immuables... Quant au chevalier de Lamarck, qui avait publié sa propre théorie de l'évolution en 1809, année de la naissance de Darwin, il estimait la sélection dirigée par les "sentiments intérieurs" ou les besoins des organismes. La théorie du naturaliste anglais, qui décrivait d'une part des individus changeants et proposait d'autre part une cause extérieure à leur évolution, souffla donc un air nouveau, et dérangeant.
Un air toujours d'actualité, que les spécialistes ont néanmoins largement enrichi. Oui, la sélection naturelle agit bien au niveau des individus... mais pas seulement ! En réalité, elle s'exerce partout. Le moindre de nos gènes, la plus petite de nos cellules est soumise à la loi du milieu qui l'entoure. L'image de la "course" des spermatozoïdes vers l'ovule pour le féconder en est un exemple particulièrement emblématique : des millions de cellules sexuelles mâles pour un seul "vainqueur".
Pourtant, pendant quelques années, la suprématie de la sélection naturelle se trouva sérieusement questionnée. Plusieurs études montrèrent que l'évolution agissait parfois de façon "non darwinienne" au sein des individus... Dans les années 1960, le généticien japonais Motoo Kimura remarqua ainsi que dans notre patrimoine génétique, certains changements échappent au crible de la sélection naturelle. Analysant la variabilité des gènes dans des populations humaines, animales et bactériennes, il annonçait que la majorité des mutations n'avaient pas d'effet perceptible et que, fixées au hasard par "dérive" dans les populations, elles pouvaient altérer l'organisme sans influer sur son adaptation au milieu. Cette "théorie neutraliste" de l'évolution mit vingt ans à être acceptée... et à trouver sa place au côté de la sélection naturelle, qui ne perdait pas pour autant son pouvoir sur les mutations "visibles" et gènes vitaux pour l'organisme.
L'hypothèse extrême du "gène égoïste" voulut, elle, limiter l'effet de la sélection naturelle aux gènes et décrivit l'évolution comme le résultat de la compétition entre ces seuls petits bouts d'ADN. Développée dans les années 1970 par le biologiste britannique Richard Dawkins, elle mettait de côté l'individu, considéré comme un simple "sac de gènes". Les gènes étaient dits égoïstes car leur seul "but" était de se répliquer et de se maintenir... sans considération pour l'organisme qui les abrite ! En gros, peu importait la perte d'un individu si cela permettait à plusieurs copies du gène de survivre chez d'autres : une façon d'expliquer des comportements illogiques si l'on place la sélection naturelle à l'échelle de l'individu, comme l'altruisme ou la parade des mâles pour la reproduction. Si l'effet de la sélection sur les gènes est désormais reconnu, cette hypothèse reste très discutée.
Mais Darwin avait aussi négligé le groupe (les variations se font au niveau de l'individu, mais aussi du groupe : vivaneaux ->). À cette échelle, on peut expliquer des comportements paradoxaux (inutiles, voire contreproductifs) comme l'altruisme, en se plaçant un niveau au-dessus. Constat imparable : un groupe composé d'individus altruistes, c'est-à-dire prêts à se sacrifier pour la survie de ses pairs (pour quelque raison que ce soit), surclasse toujours un groûpe qui ne serait composé que d'individus égoïstes. Chez les fourmis, combien se sacrifient pour que la reine se reproduise et perpétue le groupe entier ? Encore débattue, cette hypothèse est revenue en force ces dernières années.
Voilà qui élargit le spectre d'action de la sélection naturelle : gène, cellule, individu, groupe, voire populations sont autant de cibles. Et elle peut être assistée d'autres mécanismes comme la dérive génétique, le hasard... L'évolution serait ainsi un processus dynamique où plusieurs mécanismes fonctionnent de concert et à de multiples niveaux... Autant de compléments indispensables au moteur incontournable isolé par Darwin il y 150 ans.

E.R. - SIENCE & VIE > Juin > 2009

La Théorie de l'Évolution Évolue aussi...

Loin d'être gravé dans le marbre, le darwinisme s'adapte en permanence aux nouvelles découvertes scientifiques. S'imposant toujours plus comme un cadre fiable... et évolutif.

Durant l'été 2008, un petit comité de seize spécialistes des sciences de la vie s'est rassemblé à Altenberg, en Autriche. Sa mission : examiner l'état de la théorie de l'évolution en ce début de XXIe siècle. L'initiative en revient au biologiste Massimo Pigliucci (université de l'Etat de New York, à Stony Brook) qui estimait - il n'est pas le seul - qu'il était temps de se demander si les découvertes de ces dernières années nécessitaient de revoir la théorie elle-même. Non qu'elle vacille sur ses bases, mais plutôt qu'elle se voie contrainte d'intégrer des données apparemment contradictoires. La théorie de l'évolution semble connaître aujourd'hui une accélération... de sa propre évolution. Au point que certains scientifiques évoquent la nécessité de mettre sur pied une "théorie étendue de l'évolution", selon les termes de Massimo Pigliucci, ou une "super synthèse", selon Armand de Ricqlès, biologiste au Collège de France.
"Concrètement, depuis près d'une trentaine d'années, les découvertes de la biologie soulèvent des questions qui dépassent le cadre de la fameuse théorie synthétique de l'évolution, c'est-à-dire l'association de la pure théorie darwinienne (la descendance avec modification sous l'effet de la sélection naturelle) avec la génétique moléculaire", résume Massimo Pigliucci. Ce n'est pas la première fois que la théorie de Darwin est confrontée à des découvertes qui paraissaient incompatibles. Ce fut le cas avec la découverte de la génétique à la fin du XIXè siècle, qui semblait ne pas pouvoir cohabiter avec la descendance avec modification, puisque l'on pensait alors les gènes immuables. Jusqu'à ce que l'on découvre qu'il existait des mutations pouvant expliquer des modifications, donc la variation des espèces.

LE PROBLÈME DE L'ÉPIGÉNÉTIQUE

Ce fut aussi le cas dans les années 1970 lorsque le paléontologue Stephen Jay Gould mit en évidence des épisodes de brusques diversifications d'espèces, suivies de longues périodes de continuité (équilibres ponctués), alors que Darwin envisageait une évolution parfaitement graduelle et lente. Mais finalement, les contraintes de base de la théorie ont tenu bon : il fallait juste admettre que l'évolution connaît aussi, parfois, de longues stagnations puis de spectaculaires accélérations.
Aujourd'hui, ce sont notamment les recherches sur l'épigénétique qui semblent poser problème : des caractères acquis (comme l'inhibition de certains gènes due à des facteurs extérieurs à l'organisme) semblent se transmettre de génération en génération, comme le voulait la vieille théorie de Lamarck au début du XIX" siècle. Or, la théorie synthétique ne peut l'admettre, elle qui repose justement sur l'hérédité innée que supporte l'ADN.
Loin d'y voir une contradiction, des chercheurs comme la généticienne Eva Jablonka (université de Tel-Aviv), sautent l'obstacle en estimant que l'épigénétique joue un rôle déterminant dans l'évolution. Imaginons que celle-ci soit une symphonie, alors ces scientifiques considèrent l'ADN comme la partition et l'épigénétique comme l'interprétation. Interprétation qui, une fois intégrée à la partition, détermine la façon dont l'ouvre sera jouée par les futures générations de musiciens (les organismes). Mais alors, qu'elle est l'importance de ce phénomène quand il s'agit d'adaptation à l'environnement ? Dans quelle mesure ces caractères épigénétiques s'inscrivent-ils à leur tour dans l'ADN, participant ainsi à la spéciation ? Des réponses à ces questions dépendra l'ampleur de la révision que l'épigénétique pourrait imposer à la théorie synthétique. Mais là encore, ses fondements resteraient solides. Il n'y aurait qu'à y intégrer ce paramètre facilitateur de l'adaptation, lui aussi cible de la sélection naturelle.

LES APPORTS DE L'ÉVO-DÉVO

"La théorie synthétique a fortement évolué par incorporation - et donc dépassement - de points de vue initialement très critiques et par l'émergence de champs nouveaux venant la compléter", constate le biologiste Armand de Ricqlès (revue Palevol, 2009). Ainsi, elle doit aujourd'hui faire face à la découverte que l'histoire évolutive des gènes est parfois dissociée de celle des organismes, ou encore que les gènes peuvent se transférer entre individus de la même génération, et non simplement à travers les générations. "Désormais, la théorie s'enrichit des connaissances qu'apporte une nouvelle discipline, 'l'évo-dévo', autrement dit l'étude du développement, de l'ouf à adulte, au regard de l'évolution ", remarque Thomas Heams, biologiste à Agro ParisTech. Cette nouvelle discipline apparue dans les années 1980 est en pleine effervescence. Les biologistes découvrent que les gènes n'agissent pas seuls, mais en interaction avec d'autres, formant des réseaux complexes dont la dynamique joue un rôle essentiel dans l'évolution. Comprendre les voies qui mènent du génotype (l'information génétique contenue dans l'ADN) au phénotype (l'ensemble des caractères anatomiques, moléculaires, physiologiques et comportementaux) - autrement dit, des gènes à l'organisme - nous en apprendrait beaucoup sur les niveaux d'action de la sélection naturelle. Vaste programme, encore très loin de son terme. C'est sans doute là toute la force de la théorie de l'évolution que d'avoir initié un tel projet, fournissant, sous l'égide de Darwin, un cadre théorique assez contraignant pour faire de la biologie une science à part entière.
Une fois toutes ces nouveautés digérées, la théorie de l'évolution ne pourrait-elle pas devenir enfin prédictive et dessiner l'évolution future des êtres vivants, au même titreque sont prédictives les théories de la physique ? Ceserait lui assigner de faux objectifs. D'abord parce qu'elle est avant tout une théorie historique, c'est-à-dire capable de rendre compte de l'ensemble des phénomènes qui animent le vivant dans ses états passés et actuels. Ensuite, parce qu'elle couvre un ensemble considérable de phénomènes complexes qui rendent toute prévision illusoire. Les animaux du futur présentés par le Futuroscope de Poitiers (illustrations ->), ne sont donc pas des évolutions probables, mais simplement possibles : la théorie de l'évolution "bricole" avec ce dont elle dispose, sans explorer toutes les voies qui se présentent à elle.

UN CADRE OUVERT À COMPLÉTER

Ainsi, pour des organismes identiques vivant dans des conditions identiques, l'évolution peut prendre une multitude de chemins différents. "Si on repassait le film de la vie, le scénario ne serait pas le même", disait en effet Stephen Jay Gould. Il n'empêche, le darwinisme prédit au moins une chose, sans coup férir : le vivant continue d'évoluer, grâce à la descendance avec modification sous l'effet de la sélection naturelle.
Plus qu'un simple fait scientifique, l'évolution est donc "une théorie au sens plein du terme, c'est-à-dire une vaste synthèse intégrant et rendant compte d'une multitude de données observationnelles et expérimentales dans un cadre rationnel et unifié", précise Armand de Ricqlès. Ce n'est donc pas une hypothèse parmi d'autres. Reste que cette théorie n'est pas achevée. C'est un système ouvert qui s'enrichit chaque jour des nouvelles découvertes qu'il suscite.
Et que devient dans tout cela ce jeune primate (moins de 100.000 ans) au gros cerveau dont le succès adaptatif se mesure à l'aune des dégâts qu'il inflige à sa niche écologique ? Lui aussi évolue, certes sous l'effet d'une sélection plus culturelle - médecine, technologie, organisations sociales, etc.) - que naturelle... mais vers quoi ? Certes, l'évolution reste imprévisible, mais nous avons encore la liberté d'agir sur le cours de l'histoire.

P.C. - SIENCE & VIE > Juin > 2009
 

   
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