Cerveau : le Doper à l'Électricité devient Tentant

Placer des électrodes sur son crâne et, quelques décharges électriques plus tard, voir ses capacités cérébrales améliorées. Validée par nombre de travaux scientifiques, cette méthode rudimentaire de stimulation ouvre une nouvelle voie : celle du "lifting de la cognition" à la portée de tous.

Au Brmlab de Prague, Petr Navraril, jeune neurobricoleur de 26 ans, a réalisé sur lui-même une quarantaine d'expériences pour doper ses capacités cognitives !
Petr Navratil a 26 ans. Et des idées plein la tête. De drôles d'idées... Car cet étudiant en chimie reconverti dans les neurosciences a pris son cerveau comme cobaye pour des expériences menées de sa propre initiative ! Cela se passait au Brmlab de Prague, un lieu d'accueil et d'expérimentation pour passionnés de sciences et techniques, que le jeune homme a rejoint l'an dernier. À l'instar des autres hackerspaces ayant essaimé ces dernières années en Europe et aux Etats-Unis, le Brmlab se veut un espace de recherche scientifique amateur. Les règles d'usage, l'accès au matériel, le choix des projets de recherche y sont fixés collectivement, sans lien avec le monde académique. Ainsi, en quelques mois, Petr Navratil a réalisé sur lui-même une quarantaine d'essais d'une technique de modification du fonctionnement cérébral : la stimulation transcrânienne par courant continu - ou tDCS.

UNE SIMPLE PILE DE 9 VOLTS

Derrière ce nom compliqué se cache un équipement en réalité simplissime : une source de courant continu de faible voltage (typiquement, une pile 9 V), un petit montage électronique de régulation du courant, deux électrodes (en pratique, du tissu imprégné d'eau salée) et un bandeau élastique pour plaquer les électrodes sur le crâne. Notre apprenti sorcier en neurosciences affirme que lors de ses essais, en fonction de l'emplacement des électrodes, l'acuité de sa vue, l'intensité de sa réflexion et sa facilité de lecture se sont améliorées.
Fort de ces résultats, il n'a pas hésité à "équiper" le crâne de certains membres de sa famille souffrant de maux de tête, apposant sur leur scalp les deux électrodes "faites main" reliées au boîtier électronique de son cru. "La douleur disparaît ! Ça marche mieux que les médicaments", s'enthousiasme le neurobricoleur.

Agilité, logique, vision : 3 expériences clés (->).

Trop beau pour être vrai ? Après presque deux siècles d'essais peu fructueux, l'idée de stimuler le cerveau avec du courant a fini par passer davantage pour du charlatanisme que de la science. Sauf que les résultats obtenus ces dernières années avec la tDCS, et publiés dans des revues reconnues, rendent les observations du jeune amateur plausibles.
Il prétend avoir amélioré l'intensité de sa réflexion ? Richard Chi et Allan Snyder, de l'université de Sydney, ont aussi réussi à doper les performances mathématiques de volontaires engagés dans le cadre d'une expérience aux résultats statistiquement indiscutables, publiée au mois de février. Le hacker praguois assure que les courants qu'il s'applique affinent sa vision ? C'est, cette fois, l'équipe de Vincent Clark, de l'université du Nouveau-Mexique, appuyé par le département de recherche de l'année américaine, qui lui donne raison. Quant au contrôle du mouvement, il est aussi concerné comme l'ont montré, il y a trois ans, Leonardo Cohen et ses collègues de l'Institut national de la santé à Bethesda, aux États-Unis.
Reste la stimulation électrique contre les maux de tête : eh bien, elle fait écho aux résultats obtenus en 2006 par l'équipe de Felipe Fregni, chercheur au Centre de stimulation cérébrale non invasive à Boston, auprès de patients souffrant de douleurs musculaires chroniques.

AMÉLIORER L'APPRENTISSAGE

Cette simplissime technique de stimulation du cortex serait-elle donc capable de jouer sur tous les tableaux de la vie cérébrale ? On est tenté de le croire à la lecture de publications scientifiques qui rapportent également des effets d'amélioration de la lecture, de la mémoire de travail ou encore de la qualité du sommeil (tableau -> : Une stimulation affinée qui cible les capacités. La stimulation du cerveau par des courants électriques de quelques milliampères peut améliorer les capacités cérébrales aussi variées que la mémoire, la prise de décision, la précision des gestes... Les expériences menées ces dernières années montrent que l'emplacement des électrodes, positive (anode) est négative (cathode), détermine le type d'effet obtenu.).
Mais comment expliquer qu'on puisse améliorer ses capacités mentales simplement en branchant des électrodes au bon endroit - à l'aplomb du cortex visuel pour la vision, du cortex moteur pour le mouvement, du cortex frontal pour les fonctions cognitives telles la lecture, la mémoire, la logique ? En réalité, ce que l'on sait des mécanismes physiologiques induits dans le cerveau par de faibles courants continus semble accréditer l'idée d'une technique de dopage tout terrain.

UN OUTIL ENCORE IMPRÉCIS

En pratique, la tDCS ne provoque aucun comportement nouveau des neurones : elle ne fait que les rendre plus réactifs aux signaux qu'ils échangent entre eux, en modifiant la polarisation électrique de leurs membranes. En clair, elle facilite leur activité. "La tDCS ne cause rien, explique Jared Horvath, qui donne des cours de tDCS au Centre de stimulation cérébrale non invasive de Boston. Quelle que soit la durée ou l'intensité de la stimulation, la fonction cérébrale visée ne sera améliorée que lors d'exercices portant sur cette capacité précise".
Voilà qui ouvre tout de même des perspectives qui, sans surprise, intéressent les militaires. Andy McKinley, du Laboratoire de recherche de l'armée de l'air américaine, le reconnaît : "La littérature scientifique suggère que la tDCS peut améliorer les capacités telles que l'apprentissage d'une langue, la mémorisation ou la prise de décision, ce qui peut avoir des applications très diverses sur le terrain militaire". Michael Weisend, qui a travaillé avec Vincent Clark sur l'amélioration de la capacité à détecter des objets dans une scène, confirme : "Je crois que la tDCS pourrait être utilisée pour améliorer l'apprentissage, en général, dans de nombreuses situations, aussi bien civiles que militaires".
Reste à savoir comment garantir l'efficacité de la technique pour des tâches aussi variées. Et là... c'est une autre paire de manches. "Nous devons en apprendre davantage sur comment marche la tDCS afin d'en faire un outil plus précis", tempère Vincent Clark. Car malgré les succès récents, la manière dont de faibles courants appliqués sur la tête affectent le fonctionnement cérébral reste obscure. "Les mécanismes physiologiques théoriquement produits sont simples, explique Jean-Pascal Lefaucheur, professeur au service de physiologie de l'hôpital Henri-Mondor. Mais s'il y a vraiment un effet de polarisation, il reste difficile de déterminer dans quel circuit cérébral et au niveau de quelle électrode l'effet se produira". Au moins sait-on qu'une partie des courants délivrés sur le crâne, même faibles (quelques milliampères), circule bien à l'intérieur du cortex. Des mesures l'ont montré, chez l'animal notamment, et des modèles informatiques l'attestent (-> Les courants utilisés sont faibles mais ils traversent le crâne : leur intensité (à g.) et leurs chemins à travers le cerveau (à dr.) se concentrent près des électrodes (carrés rouge et noir de la modélisation au centre) : en rouge, ils sont forts, en vert ils sont plus faibles.). Mais les mesures n'ont encore rien dit de l'effet précis des courants sur les réseaux de neurones, et les modèles restent très rudimentaires. La lumière commence tout juste à être faite grâce à quelques rares études donnant à voir le cerveau en action (comme par tomographie à émission de positons, ce qui permet de visualiser l'activité cérébrale en temps réel) avant et après la stimulation électrique. "Si la tDCS revient aujourd'hui sur le devant de la scène, estime Jored Harvath, c'est parce que nous avons désormais les outils d'imagerie pour étudier précisément ses effets : il était temps de 'retourner vers le passé'."
Un retour qui exige cependant une grande prudence dans l'interprétation des expériences. Ce que Chris Chambers, de l'équipe Neuroscience cognitive au département de psychologie à l'université de Cardiff, résume : "Il faut être conscient que l'amélioration d'une capacité donnée peut être due à la somme d'effets, à la hausse ou à la baisse, sur d'autres capacités. Faisons l'hypothèse que la tDCS puisse améliorer quelque chose d'aussi complexe que le 'raisonnement déductif'. Comment savoir ce qui s'est vraiment passé ? Est-ce le niveau d'attention qui a augmenté ? La capacité de concentration sur un certain type de problème ? Ou autre chose encore ?"
Faire la part des causes de l'influence de la tDCS sur le comportement est une gageure. Pour y faire face, une seule solution : appliquer la plus grande rigueur scientifique. Ce qui explique l'aspect souvent très basique et artificiel des tâches proposées dans les laboratoires, tout comme la définition d'un protocole strict. Ainsi, après quelques années de tâtonnements, les scientifiques s'accordent aujourd'hui sur un ensemble de recommandations sur la gamme des courants appliqués, la nature et le placement des électrodes, ou les durées de la stimulation.

TOUS NEUROBRICOLEURS ?

Tout est donc là, à disposition des chercheurs souhaitant tester un nouvel effet ou en confirmer un autre établi au préalable... et à disposition des bricoleurs. Si Petr Navratil, à Prague, a pu s'essayer à la tDCS, c'est tout simplement en piochant dans la littérature scientifique. De même pour Dave Asprey, "serial entrepreneur" de la Silicon Valley qui donne régulièrement des conférences sur l'optimisation individuelle... des électrodes collées aux tempes : "Je me réjouis du jour où les gens fabriqueront leur propre dispositif de tDCS à la maison. Les gens au 'soi quantifié' comme moi [Dave Asprey prétend mesurer et ajuster en permanence son temps de sommeil et de nutrition, son rythme cardiaque...] prennent déjà le contrôle de leur santé. Une technique accessible telle que la tDCS fait partie de notre évolution".
Un discours tonitruant qui ne doit pas occulter une grande diversité d'états d'esprit chez les amateurs inspirés par les mystères du cerveau. Henry Meier, membre d'un espace du même genre que le Brmlab de Prague, en Arizona, nourrit ainsi une ambition autrement plus... raisonnable. "Nous souhaitons réaliser une recherche crédible, éventuellement à plus grande échelle que dans une université. La simplicité de la tDCS le permet, mais elle peut aussi en inciter certains à prendre des succès anecdotiques pour des faits établis, voire à vendre des appareils à des malades désespérés. Quelles que soient les potentialités de la tDCS, nous tenons à ce qu'elles reposent sur des preuves rigoureuses".
Une fois les effets de tDCS bien établis, peut-on envisager sereinement un usage amateur ? "La stimulption cérébrale pourrait aider à vivre mieux dans le monde actuel ceux qui ont du mal à apprendre à lire, à se concentrer en classe ou à résoudre des problèmes logiques"..., fait valoir Vincent Clark. Sauf qu'il y a des dangers. Au Centre pour le futur de l'humanité de l'université d'Oxford, Anders Sandberg estime que "si la tDCS semble améliorer la cognition sans risque, on peut aussi craindre qu'elle la mette sens dessus dessous". Ne peut-on redouter un phénomène d'accoutumance, des changements durables du métabolisme du cerveau, des migraines chroniques et autres effets encore insoupçonnés par manque de recul ? Au-delà du risque de perturber la cognition elle-même, il ne faudrait pas que "des 'ingénieurs-maison' augmentent l'intensité du courant dans l'idée d'augmenter les effets", redoute Jared Horvath. Ce qui serait non seulement inutile - les effets ne sont prouvés que pour des courants faibles -, mais surtout dangereux.
Si la tDCS n'a que peu d'effets secondaires connus (maux de tête, irritation, rougeur de la peau, démangeaison, ceux-ci étant loin d'être systématiques), ce n'est qu'à condition d'être employée en respectant les protocoles établis par les établissements de recherche qui y ont recours.

GARE À LA MÉDICALISATION

L'éventuel succès de la tDCS auprès du grand public soulève une autre inquiétude, pointée par le spécialiste de la plasticité cérébrale et de la stimulation non invasive Roy Hamilton, à l'université de Pennsylvanie, aux Etats-Unis. Il appelle ses confrères à réfléchir sérieusement au risque de "médicalisation" des capacités cognitives, conduisant la tDCS à suivre le même chemin que des techniques chirurgicales, passées de la médecine réparatrice à celle du confort et de l'esthétique. La crainte serait alors que le "lifting de la cognition" vienne s'ajouter à celui des peaux vieillissantes. Ou pis : que la possibilité de "doper" facilement des traits de l'esprit humain aussi importants que la mémoire, la prise de décision ou l'humeur modifie en profondeur l'appréciation collective de ce que sont les dons, talents et accomplissements dont les hommes sont capables. Si la course à la performance file aujourd'hui bon train, c'est à grands renforts de substances chimiques, stimulants licites, comme l'alcool, la caféine et les antidépresseurs, ou illicites, comme la cocaïne et les amphétamines. Que la quête éperdue d'individus "surhumains" accélère demain sur un mode électrique, peu cher et facile d'accès, n'est pas forcément une perspective électrisante.

F.L. - SCIENCE & VIE > Décembre > 2011
 

   
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