Universalité de la Musique

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Musique : Elle provoque des Émotions Universelles

Associer une émotion à un air semble aller de soi. Pourtant, les ethnomusicologues assuraient jusqu'ici que musique et émotion sont inséparables de la tradition musicale de chaque peuple. Une position battue en brèche par les dernières découvertes en sciences cognitives, qui montrent que certaines compositions recèlent des caractères émotionnels universels, reconnaissables par tous, indépendamment de toute culture.

Elle fait monter la tension dans les films à suspense, les larmes dans les drames, le rire dans les comédies. Pour les réalisateurs de cinéma, c'est un fait : la musique est un puissant vecteur d'émotions. C'est un fait également pour certains philosophes, à la suite d'Emmanuel Kant, qui écrivait au XVIIIè siècle que la musique est "la langue des émotions". Ce qui est vrai dans les salles obscures aujourd'hui, comme cela l'était hier pour un philosophe contemporain de Beethoven, l'est-il pour tous les humains peuplant la Terre ? Oui, répond Thomas Fritz, chercheur en neurosciences de l'Institut Max-Planck, en Allemagne. Ses recherches en apportent la preuve. Tout homme, quelle que soit sa culture, est capable de reconnaître au moins trois émotions de base dans la musique : la joie, la tristesse et la peur. Evident ? Pour des oreilles occidentales, imprégnées de musique occidentale, abondamment diffusée, peut-être. Mais ces émotions sont-elles perçues lorsqu'on prête l'oreille à une musique radicalement différente de ce à quoi l'on est habitué ?
C'est à cette question que Thomas Fritz a réussi à répondre - par l'affirmative. Avec un impératif en tête : ne se fier qu'à des auditeurs vierges de toute information qui leur permettrait d'associer une émotion à la musique. Son idée ? Puisque, sous l'effet de la mondialisation, les populations des pays industrialisés ont aujourd'hui accès à quasiment toutes les musiques du monde, pourquoi ne pas rechercher une population préservée de toute influence occidentale, au point de n'avoir jamais entendu une seule note de pop, de jazz ou de musique classique ? Il "suffirait" alors de faire écouter à ces individus de la musique occidentale et de voir s'ils seraient capables à leur tour d'y déceler les émotions de base que sont la joie, la tristesse ou la peur.

"AU DÉPART, AUCUN MAFA NE VOULAIT TRAVAILLER AVEC MOI !"

Le scientifique se met rapidement en quête d'une telle population. "J'ai recueilli des informations sur plusieurs ethnies dans différentes parties du monde", explique-t-il. L'une attire plus particulièrement son attention, les Mafas. Établis à l'extrême nord de la chaîne des monts Mandara, ils représentent l'un des deux cent cinquante groupes ethniques du Cameroun. La population n'est pas homogène : certains individus vivent en ville, vont au marché, à l'église, ont accès à l'électricité ; d'autres en revanche - et ce sont ceux-là qui intéressent le scientifique - vivent en montagne, dans des villages complètement isolés. "Je souhaitais travailler avec des fermiers menant un mode de vie vraiment traditionnel", raconte Thomas Fritz. C'est auprès de ces Mafas des montagnes, coupés du monde occidental, que le scientifique décide de mener son étude. Fin 2005, il part à leur rencontre. Non sans difficultés : "Quand je suis arrivé dans un de ces villages isolés, absolument aucun Mafa ne voulait travailler avec moi !"
Il lui faut plusieurs semaines pour gagner leur confiance. Là, il procède au recrutement de ses auditeurs. Les critères sont très stricts. "Les participants doivent être animistes, et n'être jamais allés à l'église, où ils auraient pu être exposés à des chansons chrétiennes occidentales. Ils ne doivent pas non plus vivre à proximité d'une église, avoir un jour écouté la radio ou avoir un voisin possédant une radio. Enfin, ils ne doivent pas aller au marché, où ils auraient également pu entendre la radio." Aucun doute n'est permis : les Mafas inclus dans l'étude n'ont absolument jamais été en contact avec de la musique occidentale.
Il invite un par un ces auditeurs triés sur le volet - 33 participent finalement à l'étude - à écouter des extraits de musique occidentale assez courts, de 9 à 15 secondes, et à reconnaître l'émotion qu'ils expriment. Qu'appelle-t-on au juste musique occidentale ? Il peut s'agir de tout type de musique jouée en Europe et en Amérique : la musique classique bien sûr, mais aussi populaire, le jazz, le rock, la country, etc. Elle présente des règles d'organisation propre, bien différentes de celles de la musique africaine. Ses gammes sont ainsi basées sur sept notes, soit sept hauteurs différentes (do, ré, mi, fa, sol, la, si) quand, dans la musique mafa pentatonique, les gammes sont construites sur seulement cinq notes ->. Les instruments utilisés ne sont pas non plus les mêmes : les Mafas jouent essentiellement sur de petites flûtes traditionnelles faites de fer, d'argile et de cire.
Pour son expérience, Thomas Fritz fait entendre aux Mafas des airs de piano synthétique générés par ordinateur plutôt que de la musique naturelle, afin d'associer à chaque extrait une seule émotion. Chaque mélodie est créée de toutes pièces, de façon à caricaturer l'émotion qu'elle exprime.
Ecouteurs sur les oreilles, chaque Mafa doit ainsi entendre une quarantaine d'extraits, et décider quelle émotion associer à chacun. Il lui suffit pour cela de pointer du doigt l'une des trois photographies qu'il a sous les yeux et qui représentent chacune un visage exprimant une émotion : la joie, la tristesse ou la peur. Les mêmes photographies que celles que le psychologue américain Paul Ekman avait utilisées dans une étude fondatrice des années 1960, montrant que les émotions trahies par l'expression d'un visage sont universellement perçues (encadré).

LE VISAGE, RÉFÉRENCE UNIVERSELLE DES ÉMOTIONS
Comme l'a montré Paul Ekman, les émotions de base exprimées par un visage sont identifiées par tous les peuples
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Ce n'est pas la première fois que des scientifiques tentent de faire la preuve de l'universalité des émotions. Et pas seulement dans la musique. Déjà dans les années 1960, un psychologue américain, Paul Ekman, avait parcouru le monde pour savoir si certaines expressions faciales de base - la joie, la peur, la tristesse, le dégoût, la colère, la surprise seraient reconnues par tous les hommes, quelle que soit leur culture. Photographies de visages stéréotypés en mains - un faciès souriant pour exprimer la joie, grimaçant pour mimer le dégoût, etc. -, le psychologue était parti à la rencontre de sociétés occidentalisées ou isolées, en Nouvelle-Guinée, à Bornéo, aux États-Unis, au Brésil, au Japon... Il avait démontré que tout être humain, quelle que soit son appartenance culturelle, est capable de reconnaître ces catégories émotionnelles de base. Une étude encore abondamment citée aujourd'hui par les psychologues en quête d'universaux.

DES RÉSULTATS SANS ÉQUIVOQUE

"Avant l'expérience, j'ai demandé à chaque participant d'énoncer verbalement les expressions émotionnelles affichées sur les photos, afin de vérifier qu'ils les reconnaissaient bien", précise Thomas Fritz. Et les résultats sont sans équivoque : les Mafas catégorisent correctement les extraits joyeux dans plus de 60 % des cas, mais également les morceaux tristes et effrayants dans environ 50 % des cas.
Des pourcentages bien supérieurs à celui que l'on obtiendrait en moyenne en répondant au hasard, qui serait de 33 %. Certes, leurs performances sont moindres que celles des auditeurs allemands, qui catégorisent correctement les extraits dans 80 à 100 % des cas, mais cette différence est aisément compréhensible. "Nous sommes habitués dans nos sociétés occidentales à identifier certains clichés musicaux", explique Thomas Fritz, via les musiques de films, notamment. Ce qui n'est évidemment pas le cas des Mafas. Sans oublier que la tâche qu'on leur demande d'effectuer leur est totalement étrangère. "C'est la première fois de leur vie qu'ils entendent de la musique venant de nulle part [enregistrée], qui n'est pas produite devant leurs yeux par des hommes", observe le chercheur. Comment expliquer que, malgré tout, les Mafas reconnaissent les trois émotions testées ? Après analyse, Thomas Fritz et son équipe constatent qu'ils ont tendance à classer les extraits au tempo rapide comme étant joyeux, et ceux au tempo plus lent comme étant tristes ou effrayants.
Ils se basent aussi sur le mode des compositions, puisqu'ils classent majoritairement les morceaux en majeur comme étant joyeux, ceux en mode indéterminé comme étant tristes, et enfin les mélodies en mineur comme étant effrayantes. Bref, les Mafas détectent des indices acoustiques des émotions, même si la musique écoutée leur est radicalement étrangère. Des résultats qui n'ont rien d'étonnant, quand on sait que ces paramètres acoustiques ne sont pas propres à la musique. Et qu'ils nous serviraient également à déceler les émotions dans la voix de nos interlocuteurs. "L'homme - en faisant notamment varier l'intonation de sa voix - et la musique utilisent les mêmes paramètres acoustiques de base, confirme Mireille Besson, de l'Institut de neurosciences cognitives de la Méditerranée. Lorsque quelqu'un est joyeux, il parle en général sur un rythme assez rapide, avec de grandes variations de fréquences sonores et d'intensité. Si le ton est triste en revanche, la voix est plus monocorde, le rythme est ralenti avec des variations de fréquence et d'intensité plus faibles. Il en va de même avec la musique." Et ce phénomène aurait même une certaine utilité évolutive : "Le fait que des patrons acoustiques particuliers influencent nos états émotionnels n'est pas propre à la musique ni à l'homme. Nous savons depuis Darwin que les vocalisations animales ont été modelées par la sélection naturelle pour transmettre des informations spécifiques sur l'état émotionnel de l'individu", écrivaient ainsi les neuroscientifiques Marc Hauser et Josh Dermotten 2003, dans une revue consacrée à l'évolution des facultés musicales.
Une hypothèse qui ne convainc pas les ethnomusicologues ni même certains neuroscientifiques. "Qu'il existe des caractéristiques universelles dans le son plus que dans la musique, qui puissent être interprétées émotionnellement, pourquoi pas ? En effet, on peut penser qu'un son puissant et soudain va faire peur à tout le monde ! remarque Emmanuel Bigand, directeur du Laboratoire d'étude de l'apprentissage et du développement à Dijon. Mais si la musique n'a d'effet universel qu'à travers sa dimension sonore, alors on parle d'autre chose que de musique." À l'évidence, celle-ci ne saurait se réduire à une simple succession de sons.

UNE POSITION "ÉTHNOCENTRÉE"

Elle est une structure composée, un langage organisé qui génère chez l'auditeur des attentes. "L'émotion, dans les théories physiologiques, est une attente contrariée", rappelle le scientifique. C'est cette attente qui vous fait entrer "en vibration" avec la musique, "mais uniquement si vous appartenez à la culture en question. Si vous êtes d'une autre culture, vous n'entrez pas dans ce processus", affirrne-t-il.
Une position que la plupart des ethnomusicologues partagent, pour qui les émotions musicales relèvent avant tout du contexte culturel dans lequel elles s'expriment. Pourquoi partir du principe que la musique occidentale serait ressentie émotionnellement par tous les hommes ? Voilà une position on ne peut plus ethnocentrée, pensent-ils. "Quand au cours de mes recherches j'ai fait entendre de la musique européenne - du Mozart, du jazz, du Jean-Sebastien Bach, de la country, etc. - aux Pygmées akas avec lesquels j'ai travaillé pendant 35 ans, raconte l'ethnomusicologue Simha Arom, ils m'ont simplement dit : "Toi tu as ta musique, et nous nous avons la nôtre !" Ce qui résume absolument tout. En somme, "nous respectons ta culture mais nous n'y comprenons rien".
On ne peut cependant nier les résultats objectifs obtenus avec les Mafas : ces derniers ont été capables de catégoriser correctement les extraits occidentaux que Thomas Fritz leur a fait entendre. Peut-être n'ont-ils pas ressenti à proprement parler des émotions de joie, de tristesse ou de peur, mais ils ont su au moins les reconnaître. "Cette expérience met en évidence l'existence d'invariants sur lesquels des peuplades très différentes doivent se baser pour catégoriser des émotions prototypiques, observe Didier Grandjean, du Centre interfacultaire en sciences affectives (Genève). Mais de prochaines études montreront sans doute qu'au-delà de ces mécanismes de base essentiellement liés au rythme, il existe des différences culturelles très importantes sur d'autres dimensions émotionnelles plus subtiles."
Et en se cantonnant aux trois émotions de base - la joie, la tristesse, la peur -, peut-on envisager de nouvelles études pour confirmer ou contredire celle de Thomas Fritz ? Rien n'est moins sûr. Radios et téléphones portables atteignent des contrées toujours plus lointaines. Les habitants d'un village isolé en Afrique ou en Amazonie peuvent, encore, n'avoir jamais reçu de visite autre que celles des habitants des villages voisins. Mais de là à ce qu'ils n'aient jamais entendu le grésillement d'une lointaine radio... La probabilité se fait toujours plus infime. Un motif de joie ? De peur ? De tristesse ?

LE PLAISIR MUSICAL AUSSI SERAIT UNIVERSEL

Les émotions musicales ne se résument pas à la joie, la tristesse et la peur. Elles incluent également le plaisir ou le déplaisir ressenti à l'écoute d'un morceau. Pour ce dernier point, Thomas Fritz a fait entendre aux Mafas et à des auditeurs allemands deux catégories d'extraits musicaux : des compositions consonantes d'une part, dissonantes d'autre part. Dans le premier cas, le scientifique a utilisé des extraits occidentaux et Mafas enregistrés tels quels. Dans le second, il a repris les mêmes extraits mais les a modifiés pour les rendre dissonants. À chaque écoute, les auditeurs ont dit s'ils trouvaient l'extrait proposé agréable ou non. Sans surprise, auditeurs allemands et Mafas ont préféré les versions consonantes dans les musiques de leur culture. Mais, plus surprenant, les Mafas ont aussi préféré les versions consonantes dans les morceaux occidentaux, alors même qu'ils n'ont jamais entendu ce type de musique. La dissonance serait donc universellement interprétée comme désagréable par l'oreille humaine. "Avant même que nous ne portions un jugement esthétique, notre système auditif aurait du mal à gérer deux fréquences sonores trop proches l'une de l'autre", propose Nathalie Gosselin, coauteure de l'étude.

M.-C.M. - SCIENCE & VIE > Septembre > 2009
 

   
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