Monde ANIMAL - Eucaryotes - Invertébrés : Radiata, Cnidaria (10.000)
Medusozoa (5 classes, 6000 espèces), Hydrozoa (7 ordres, env 3600 espèces)

Les Méduses Immortelles
Oceaniidae (7 genres), genre Turritopsis (9 espèces)

La Méduse qui Rajeunissait (Turritopsis dohrnii)

H.L.G. - POUR LA SCIENCE N°542 > Décembre > 2022

Increvables Méduses (Turritopsis nutricula)

L'immortalité existerait bel et bien ! Elle serait promise à certains hydrozoaires, des animaux aquatiques qui ont trouvé une astuce pour contourner la mort : remonter le temps.

Ainsi, parvenue à l'âge adulte, la méduse Turritopsis nutricula retourne à sa forme juvénile de polype. Et elle peut accomplir ce tour de force plus d'une fois ! Cette méduse emploie une astuce ("transdifférenciation") en métamorphosant ses cellules en d'autres types de cellules. "Ce phénomène est bien connu chez le triton, explique Brigitte Galliot (université de Genève). Si vous lui ôtez le cristallin, les cellules épithéliales de sa rétine en reforment un. Mais à l'échelle d'un organisme entier, c'est exceptionnel".
À ce jour, seuls deux autres organismes partagent cette caractéristique, Turritopsis dohrnii et une autre espèce de méduse, Laodicea undulata, ainsi qu'une cousine éloignée, l'hydre, selon un processus différent. Mais l'immortalité n'est jamais un dû éternel ! Il suffit d'augmenter la température de l'eau par exemple pour que le polype se mette à vieillir brutalement pour mourir en 3 mois... Certains arbres, datés au carbone 14, remonteraient aussi à plusieurs milliers d'années et auraient l'immortalité en champ de mire. En fait, ils finissent par mourir uniquement en raison de la pression physique exercée par la part d'organisme mort sur la part d'organisme vivant. Littéralement écrasée par le poids des ans...

H.R. - SCIENCES ET AVENIR N°777 > Novembre > 2011

L'Étonnante Invasion de la Méduse Immortelle (Turritopsis dohrnii)

Les espèces invasives sont considérées comme la deuxième cause d'érosion de la biodiversité. Bien souvent, leur pullulation ne passe pas inaperçue : ainsi de Nemopilema nomurai, une méduse géante atteignant 2 mètres, repêchée de plus en plus souvent en mer du Japon. Mais combien d'autres sont invisibles ? C'est la question posée par l'incroyable expansion de la méduse Turritopsis dohrnii (petite photo ->).

A priori, Turritopsis dohrnii n'a pas un profil d'envahisseur. Cette méduse translucide est si minuscule qu'on peine à la distinguer dans les eaux où elle nage, du Pacifique à l'Atlantique. Même à l'âge adulte, elle ne dépasse guère la taille d'un ongle ! Du haut de ses quelques millimètres, elle n'en est pas moins bardée de cellules urticantes, puisque les méduses appartiennent à l'embranchement des cnidaires - qui vient du grec cnide signifiant "qui pique". Il ne faut cependant pas compter sur les piqûres poursignaler sa présence : trop petites, ses cellules urticantes sont inoffensives pour l'homme. Comme si cela ne suffisait pas pour tromper l'observateur, T. dohrnii arbore 8 tentacules dans les eaux tropicales, tandis qu'elle en cumule 24 ou plus dans les régions tempérées. Bref, déjà fort discrète, elle s'amuse à changer de morphologie en fonction de l'endroit où elle se trouve. Difficile dès lors de remarquer qu'elle est en train d'envahir tous les océans du globe.
Or, T. dohrnii, recensée pour la première fois en 1883 dans la Méditerranée, n'est pas tout à fait une méduse comme une autre. Les scientifiques le savent depuis les années 1990 : cet être gélatineux aux allures primitives a l'incroyable capacité de... redevenir jeune ! Cas unique dans le règne animal, elle sait se métamorphoser pour remonter le temps, puis reprendre le cours d'une vie normale et vieillir à nouveau. Un peu comme si un papillon, afin d'éviter la mort, redevenait soudain une chrysalide pour s'offrir une seconde existence... T. dohrnii étant en mesure de renouveler ce miracle autant de fois qu'elle le souhaite, elle est donc jugée potentiellement immortelle - il lui arrive néanmoins de mourir, sinon nous serions noyés dans une soupe de méduses. Et c'est précisément grâce à cette fabuleuse faculté, dont le mécanisme exact demeure encore mystérieux, qu'elle conquiert la planète sans faire de bruit. Presque en catimini.
Maria Pia Miglietta s'est d'ailleurs rendue compte par hasard de son expansion planétaire. Biologiste à l'université d'Etat de Pennsylvanie, cette spécialiste des hydrozoaires (classe de cnidaires à laquelle appartient notre méduse) s'intéressait à la phylogénie des Turritopsis : elle étudiait leur génome afin de retracer l'évolution des différentes espèces en vue d'établir leur parenté.

QUEL IMPACT ÉCOLOGIQUE ?

Maria Pia Miglietta s'est ainsi concentrée sur un gène unique, couramment utilisé pour identifier ce type de méduse, le gène mitochondrial 16S. Et elle l'a comparé sur plusieurs échantillons prélevés un peu partout dans le monde. Le résultat est des plus inattendus : que le spécimen provienne du sud ou du nord du Japon, d'Italie, de Nouvelle-Zélande, de Tasmanie, d'Espagne, de l'est des États-Unis, des côtes atlantiques ou pacifiques du Panama, le gène est à chaque fois rigoureusement identique. Autrement dit, toutes les méduses collectées ne forment qu'une seule espèce, en dépit de leur aspect changeant et de leur éloignement géographique. "Ce fut une totale surprise. Je ne m'attendais pas à ce qu'une même espèce couvre une si vaste étendue", raconte Maria Pia Miglietta. Pour alerter la communauté scientifique sur cette étonnante "invasion silencieuse", la biologiste vient de cosigner un article avec Harilaos Lessios du Smithsonian Tropical Research Institute au Panama.
Mais comment T. dohrnii a-t-elle conquis le monde ? Les méduses font partie du plancton marin ; elles se laissent porter par les courants, contre lesquels elles ne savent pas lutter. Elles sont juste aptes à de courtes migrations verticales quotidiennes pour suivre les déplacements du zooplancton microscopique dont elles sont friandes : elles remontent la nuit vers la surface, puis redescendent en profondeur dans la journée. T. dohrnii ne fait, pour une fois, pas exception : elle a beau être dotée de l'enviable faculté de rajeunir, elle n'a pas celle de nager sur de longues distances. D'autant moins qu'elle aurait dû le faire en des temps record ! "Cette invasion est probablement récente, souligne en effet Maria Pia Miglietta. Comme le gène étudié était parfaitement identique d'un endroit à l'autre, cela signifie qu'il n'a pas eu le temps, en accord avec le principe de l'évolution, de se modifier et de diverger". Pour coloniser aussi rapidement mers et océans, T. dohrnii a donc forcément fait appel à un allié de choix : l'homme. Elle s'est glissée dans le ballast des bateaux qui sillonnent en permanence les mers du globe.
Autrefois, ces réservoirs servant de lest étaient constitués de sable et de pierres. Depuis 1880, on préfère utiliser l'eau, plus économique en main-d'ouvre. Les ballasts sont du coup devenus le principal vecteur de transfert en milieu marin : lorsqu'un cargo part à vide, il se charge d'eau prélevée dans le port de départ, qu'il rejette une fois arrivé à destination... avec les organismes qu'elle contient ! En 2008, une équipe de chercheurs américains, pilotée par Ian C. Davidson de l'université d'Etat de Portland, a publié l'analyse du contenu des eaux de ballast de deux navires, avant et après leur voyage de la Californie au Texas. Parmi les dizaines d'espèces d'invertébrés qui ont proliféré tout au long du périple, ils ont clairement noté la présence de Turritopsis. "En ce moment même, la méduse voyage de par le monde en bateau !", s'exclame Maria Pia Miglietta.
Faut-il pour autant s'en inquiéter ? À ce jour, personne ne sait quels impacts écologiques ou économiques pourraient avoir cette formidable expansion. Maria Pia Miglietta et Harilaos Lessios rappellent néanmoins dans leur article que les invasions d'espèces induites par l'homme ont souvent des conséquences dramatiques. Les exemples ne manquent pas. Venu d'Amérique, le cténophore Mnemiopsis a profité d'un ballast pour atteindre la mer Noire, où il a ravagé la pêche à l'anchois dans les années 1990 (encadré).

LE PRÉCÉDENT INQUIÉTANT DE MNEMIOPSIS LEIDYI
Mnemiopsis leidyi ressemble à une petite méduse translucide inoffensive. C'est en réalié un cténophore - un invertébré marin proche des méduses - dont l'invasion en mer Noire a provoqué une dramatique crise de la pêche à l'anchois dans les années 1990. Originaire des côtes américaines de l'océan Atlantique, Mnemiopsis a vraisemblablement gagné l'Europe via les ballasts d'un navire. Un biologiste remarque pour la première fois sa présence en mer Noire en 1982. Dès lors, l'espèce introduite se met à pulluler - parfois jusqu'à 500 individus par mètre cube !-, dévorant larves et oufs de poissons. Les rendements de la pêche se sont rapidement effondrés, chutant par exemple de 204.000 tonnes d'anchois en 1984 à... 200 tonnes en 1993. Faute de nourriture, la population de Mnemiopsis s'est ensuite régulée d'elle-même.

Passager clandestin d'un avion militaire à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le serpent brun arboricole Boiga irregularis a débarqué sur l'île de Guam, dans l'océan Pacifique, provoquant l'extinction de multiples espèces d'oiseaux endémiques. La moule zébrée Dreissena polymorpha, originaire de la mer Noire et de la mer Caspienne, a gagné les grands lacs d'Amérique du Nord en bateau ; là, elle s'est fixée sur les équipements sous-marins, causant chaque année des millions de dollars de dommages...
Pourtant, sans préjuger des éventuels problèmes à venir, les deux scientifiques s'inquiètent bien davantage qu'une telle invasion soit jusque-là passée inaperçue. Aurait-il pu en être autrement ? La méduse est un organisme gélatineux excessivement vulnérable. L'animal est dépourvu d'os, de cartilage ou de squelette ; il ne possède ni carapace ni coquille pour se protéger. Il nage nu et sans défenses. Preuve de safragilité : une simple bulle d'air suffit à le réduire en lambeaux. Alors comment imaginer T. dohrnii franchissant des milliers de kilomètres dans la carcasse agitée d'un navire sans finir en bouillie ? C'était oublier ce qui la rend unique, sa capacité à rajeunir. La méduse enclenche ce mécanisme au moindre stress, quand elle est affamée ou lorsqu'elle pressent que sa fin est proche. Typiquement le genre de conditions qu'elle rencontre dans le ballast d'un navire.
Pour mieux comprendre la réaction de T. dohrnii, il faut brièvement retracer son cycle de vie. En temps normal, la minuscule méduse se reproduit et meurt de façon très banale. Mâle et femelle lâchent spermatozoïdes et ovules dans l'eau ; un ouf se forme après fécondation et évolue en quelques heures en une petite larve qui va chercher à se fixer sur un support. Car une bonne part des méduses ont la particularité d'avoir deux phases dans leur existence : une phase libre, la méduse, précédée d'une phase fixée, le polype. Une fois arrimée, la larve de T. dohrnii s'allonge, une couronne de petits tentacules se forme à son sommet, c'est le polype. Sur la tige, sous les tentacules, des bourgeons apparaissent, puis se détachent à une période bien précise de l'année. Ces mini-méduses vont grandir, se reproduire à leur tour et mourir. La boucle est bouclée.

ELLE SE MULTIPLIE À BORD

À bord d'un navire, toutefois, les choses prennent une autre tournure. Ballottée dans les eaux d'un ballast, T. dohrnii n'est pas rassurée : elle risque fort d'être blessée, de manquer de nourriture ou de souffrir des brusques changements de son environnement (variation de la température, de la salinité...). Elle décide alors de remonter le temps et de retrouver la phase fixe de son enfance. Ses tentacules se contractent, sa taille se réduit, son corps se résorbe jusqu'à redevenir une petite tige attachée au sol : le polype. "T. dohrnii inverse son cycle de vie, raconte Stefano Piraino, biologiste à l'université de Lecce, en Italie, qui fut l'un des premiers scientifiques à décrire ce phénomène. Et c'est, à ce jour, le seul organisme pluricellulaire connu capable de revenir à un stade juvénile après avoir atteint sa maturité sexuelle."
Ce revirement met en jeu un processus cellulaire très particulier, la transdifférenciation. Au cours du développement d'un organisme, de sa conception à sa forme mature, les cellules qui le composent se spécialisent. Elles deviennent des cellules de nerfs, de muscles, etc. La transdifférenciation correspond au mouvement inverse : des cellules spécialisées retrouvent leur état originel, indifférencié. Selon quels mécanismes précisément ? "Nous avons identifié quelques gènes qui sont activés lorsque ce processus est enclenché", précise Stefano Piraino. Mais globalement, ce phénomène garde encore ses mystères.
Seule certitude, il permet à T. dohrnii d'être un efficace "auto-stoppeur" pour les ballasts, note Maria Pia Miglietta. À bord du navire, le polype se clone et forme des colonies, susceptible de lâcher des centaines de méduses en terrain propice ! Sans que l'on connaisse son point de départ, la minuscule méduse a conquis de la sorte toutes les régions du monde, tranquillement et au nez de la communauté scientifique, puisqu'elle change d'aspect selon son port d'attache.

Rafaele Brillaud - SCIENCE & VIE > Septembre > 2009
 

   
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