La Menace du Lac Kivu

Des milliards de mètres cubes de CO2 : c'est ce que le lac Kivu pourrait libérer dans l'air, semant dès lors la mort aux confins du Rwanda et de la République du Congo. Surtout qu'il regorge aussi de méthane, lequel fait monter la pression... La solution ? Exploiter cette manne que représente justement ce méthane, pour que le lac Kivu ne devienne pas un "lac tueur".

L'ELDORADO ÉNERGÉTIQUE QUI FAIT PEUR

Nuit du 21 août 1986, Cameroun. Dans un rayon de 30 km autour du lac Nyos, dans le nord-ouest du pays, c'est la désolation : près de 1800 personnes et des dizaines de milliers de têtes de bétail sont retrouvées mortes. Sans que l'on sache pourquoi. Deux ans auparavant, une hécatombe tout aussi énigmatique avait déjà frappé le Cameroun, lorsqu'une quarantaine de décès avaient endeuillé les parages du lac Monoun. Les lacs camerounais seraient-ils maudits ? Une longue enquête, mobilisant nombre de scientifiques, finira par percer le mystère : c'est la libération dans l'atmosphère d'une quantité massive de gaz carbonique initialement piégée au fond des lacs qui, sans bruit, a asphyxié les habitants pendant leur sommeil. La légende des "lacs tueurs" était née...

MILLE FOIS PLUS DE CO2 QUE DANS LE LAC NYOS

Rives du lac Kivu, à 2000 km de là, entre le Rwanda et la République Démocratique du Congo (RDC). Alors que le soleil se couche sur cet immense lac d'altitude de 2400 km², impossible de soupçonner que les eaux dissimulent près de 300 milliards/m³ de gaz carbonique. Soit mille fois plus que n'en contenait le lac Nyos lorsque le gaz mortel s'est échappé dans l'atmosphère ! Mais il y a plus : depuis les années 1940, on sait que les eaux du lac Kivu regorgent aussi de dizaines de milliards/m³ de méthane. Autrement dit, du gaz naturel. Une caractéristique unique au monde, qui constitue une inestimable ressource énergétique - jusqu'à présent inexploitée - pour les deux pays frontaliers. Mais qui fait aussi peser une menace directe pour les deux millions de personnes qui vivent sur les rives du lac.

Car l'existence même de ce méthane rend redoutable la gigantesque réserve de gaz carbonique piégée dans les eaux du lac. "Sans la présénce du méthane, le risque d'explosion gazeuse serait tout simplement négligeable", affirme Michel Halbwachs, professeur de physique à l'université de Savoie et spécialiste des lacs africains, qui a mis en place des missions de terrain financées par la Communatité européenne. Pour comprendre, il faut savoir qu'une eau ne peut pas contenir une quantité illimitée de gaz dissous : lorsque la pression de l'ensemble des gaz accumulés dans l'eau à une certaine profondeur dépasse la pression exercée par la colonne d'eau au-dessus, le phénomène dit "d'ex-solution" s'enclenche. En clair, la tension est telle que les deux partenaires finissent par se séparer : des bulles de gaz se forment dans les profondeurs du lac et remontent brusquement à la sufface, entraînant avec elles les eaux chargées en gaz dissous, qui jaillissent en gerbe et libèrent leur gaz dans l'atmosphère. Une réaction en chaîne semblable, à moindre échelle, à celle qui se produit lorsqu'on débouche une bouteille de champagne... Or, le méthane est un gaz peu soluble dans l'eau. Et bien que cinq fois moins abondant que le C02 dans le lac Kivu, il est à lui seul responsable de 85 % de la pression en gaz dissous. La saturation en gaz des eaux est donc particulièrement sensible à la concentration en méthane et à ses variations. "Le méthane constitue le détonateur de la bombe à retardement représentée par l'énorme volume de gaz carbonique dissous , resume Michel Halbwachs. Et ce détonateur pourrait se déclencher bien plus tôt qu'on ne l'imaginait jusqu'alors. Car, si le lac Kivu est connu pour contenir des quantités impressionnantes de gaz dissous, il a longtemps été considéré comme stable. En effet, gaz carbonique et méthane sont principalement concentrés en dessous de 250 mètres de fond, et les eaux du lac sont fortement stratifiées, ce qui empêche les mouvements verticaux des différentes masses d'eau.

LE LAC NE RETIENDRA PAS SON GAZ ÉTERNELLEMENT

Mais voilà. En comparant des mesures obtenues lors de missions effectuées entre 2002 et 2004 avec celles effectuées dans les années 1970, Michel Halbwachs s'est aperçu que la quantité de méthane dans les eaux du fond avait dangereusement crû ces trente demières années : d'environ 15%. De quoi faire monter la pression... et se rapprocher un peu plus du point de saturation à partir duquel le lac ne pourra plus retenir son gaz. D'ailleurs, Martin Schmid, géochimiste de l'institut de Recherche de l'Eau du domaine des EPF (Suisse), a simulé par ordinateur l'évolution de la pression en gaz dissous associée à cette accumulation du méthane. Et le résultat est inquiétant. La production de méthane au fond du lac est telle que le point de rupture pourrait être atteint à l'échelle du siècle", conclut-il. Les estimations précédentes tablaient plutôt sur un délai de l'ordre du millier d'années. Comment expliquer cette soudaine augmentation ? Plusieurs hypothèses sont actuellement débattues par les scientifiques. "La première met en cause la croissance de la population sur les rives du lac et l'intensification de l'agriculture, détaille Martin Schmid. Avec pour conséquences le rejet de nombreux déchets organiques et des nutriments dans le lac, ce qui a favorisé le développement des organismes aquatiques." Or, lorsque ceux-ci meurent, ils sont décomposés dans les eaux profondes du lac dépourvues d'oxygène, par des bactéries qui transforment la matière organique en méthane. L'accroissement du flux de matières organiques vers le fond du lac aurait donc accéléré la production du gaz naturel.
Mais les pratiques agricoles et l'urbanisation pourraient ne pas être les seuls responsables de la prolifération d'organismes dans le lac. Une explication alternative, bien plus polémique, met en scène Limnothrissa miodon, une sardine originaire du lac Tanganyika, introduite volontairement à la fin des années 1950 pour remédier à l'absence de production piscicole du lac Kivu. Son développement fulgurant - de 2000 à 4000 tonnes sont maintenant péchées chaque année - aurait bouleversé l'équilibre de l'écosystème du lac. "Avant l'introduction de cette sardine, il n'y avait pas de poissons se nourrissant du zoo plancton dans le lac Kivu, explique François Darchambean, du Laboratoire d'écologie des eaux douces de l'université de Namur (Belgique). Avec l'arrivée de Limnothrissa, nous estimons que la biomasse de zoo plancton a été divisée par dix en cinquante ans ! "Quand on sait que le zooplancton se nourrit du phytoplancton... En l'absence de prédateur, le phytoplancton a donc proliféré, et sédimente désormais au fond du lac sans entrer dans la chaîne trophique. Il y a donc plus de matière organique disponible pour la production de méthane. Reste que, selon François Darchambeau, "ce phénomène ne peut expliquer à lui seul l'importante augmentation du méthane mesurée dans le lac. Car cela impliquerait que la production primaire ait été multipliée par deux, ce qui nous semble loin d'être le cas, même si nous manquons de données historiques suffisamment précises pour l'affirmer définitivement".

ET SI LE CO2 SE TRANSFORMAIT EN MÉTHANE ?

Du coup, une dernière hypothèse est évoquée : une partie de ce gaz pourrait trouver son origine dans la transformation du C02 en méthane, là encore sous l'action de bactéries. Sauf que cette réaclion nécessite la présence d'hydrogène, lequel ne pourrait provenir que d'une éruption volcanique sublacustre. Or, aucune éruption n'a été enregistrée au fond du lac. Aucune de ces trois explications ne fait donc l'unanimité. Et il se pourraitque la clé du soudain accroissement en gaz naturel dans le lac Kivu réside dans la combinaison de ces diverses hypothèses. "Mais, comme la contribution de chacun de ces processus n'est pas encore clairement établie, il est difficile de prédire comment la concentration en méthane va évoluer, précise François Darchambeau. Si l'origine est biologique, et que le méthane s'accumule de façon linéaire, il est possible que cela sature d'ici à la fin du siècle. Mais si cette accumulation a une origine géologique ponctuelle, le prochain événement est imprévisible." Quoi qu'il en soit, l'évaluation du risque repose sur la combinaison entre la probabilité qu'un événement survienne et l'impact de cet événement. Dans le cas du lac Kivu, l'impact d'une explosion gazeuse sur les populations serait considérable. "Dans l'hypothèse d'une explosion gazeuse cataclysmale, le mélange de gaz, plus dense que l'air, va couler suivant un parcours dépendant du relief de la force et de la direction du vent, détaille Michel Halbwachs. Si le vent est nul ou faible ce jour-là, le gaz s'étalera à la surface du lac et le recouvrira au maximum sur 200 mètres d'épaisseur, entraînant l'asphyxie des personnes nouées dans la nappe de gaz." Les villes de Goma et Gisenyi seraient les premières concernées, puis Bukavu et Cyangugu. Le C02 pourrait même couler dans la vallée de la Ruzizi jusqu'à parvenir à Bujumbura, sur les rives du lac Tanganyika, situé 700 mètres en contrebas du lac Kivu", juge Michel Halbwachs. Soit, au total, quelque deux millions de personnes touchées. Pourtant, le lac Kivu n'est pas forcément condamné à devenir un lac tueur. Car une initiative politique permettrait d'inverser la tendance, et même de faire d'une pierre deux coups...

UN SYSTÈME D'EXPLOITATION DU MÉTHANE

En avril dernier, le Rwanda et la RDC se sont ainsi mis d'accord pour relancer un projet d'exploitation du méthane piégé dans le lac Kivu à des fins de production d'électricité. L'entreprise aurait aussi le mérite d'éloigner le système de la saturation, réduisant le risque pour les populations. Ce projet habite Michel Halbwachs depuis de nombreuses années. Le chercheur ayant déjà à son actif la "mise au pas" des lacs tueurs camerounais. "L'extraction de ce méthane reviendrait à désamorcer le détonateur et à sécuriser le lac", assure-t-il. Ce qui l'a amené à mettre au point une technique d'exploitation du gisement de gaz naturel à partir de plates-formes off-shore.
Concrètement, son système se compose d'une colonne d'extraction pompant l'eau à 350 mètres de profondeur - où la teneur en méthane est très élevée - pour la remonter à 30 mètres de profondeur. Du coup, celle différence de pression entraîne le dégazage de l'eau. Laquelle passe alors dans une colonne de lavage qui permet de concentrer le méthane pour obtenir un mélange final constitué de 80% de gaz naturel, convoyé ensuite vers le rivage. Sur les 65 milliards de mètres cubes de méthane comptabilisés, 40 sont jugés exploitables. De quoi satisfaire la consommation du Rwanda pendant des dizaines d'années et réduire la pression sur les ressources en bois de la région, soumise à une intense déforestation. Quant à la durée d'exploitation du gisement, tout dépend de la vitesse à laquelle le stock de méthane se reconstitue au fond dui lac. Une donnée clé que, pour le moment, personne n'est capable d'avancer avec certitude. "Actuellement, les estimations tablent sur une recharge naturelle de 125 à 250 millions de mètres cubes de méthane par an, mais c'est un peu un chiffre en l'air", reconnaît Michel Halbwachs. Or, 250 millions de mètres cubes, c'est juste ce qu'il faut de gaz pour produire annuellement les 100 MW d'électricité espérés par les autorités rwandaises et congolaises. "Si ce chiffre est correct, cela signifie qu'on n'épuiserait jamais le gisement, tout en palliant le risque", constate Michel Halbwachs. D'autant que l'extraction du gaz pourrait avoir un effet secondaire intéressant. L'eau prélevée au fond du lac, chargée en C02, mais aussi en azote et en phosphore, sera rejetée vers 100 m de profondeur, sous la stratification permanente du lac. Les nutriments remonteront alors lentement par diffusion et fertiliseront les eaux de surface, favorisant la croissance du phytoplancton. De sorte que les quantités de matières organiques tombant au fond du lac augmenteront et, en retour, alimenteront la production de méthane. Le lac Kivu pourrait ainsi devenir le premier gisement de gaz naturel auto-entretenu. Avec les accords passés entre les deux riverains du lac, l'exploitation et la sécurisation du lac Kivu sont enfin entrées dans une phase active. "Ce protocole d'accord était inimaginable il y a simplement dix ans, note Michel Halbwachs. Et au jourd'hui, il y a déjà trois sociétés qui ont déposé des projets d'extraction. "Les populations locales ne peuvent que s'en réjouir...

UNE ÉRUPTION VOLCANIQUE SUBLACUSTRE EST POSSIBLE
Le 17 janvier 2002, le volcan Nyiragongo, à une vingtaine de kilomètres du lac Kivu entre en éruption des coulées de laves dévastent les rues de Goma et atteignent le lac, faisant craindre un instant une déstabilisation des eaux et la libération du gaz mortel dans l'atmosphère. Une auscultation de la stratification du lac montre qu'heureusement le système n'a pas été perturbé de manière significative. Cependant, le danger n'est pas écarté. En fait, bien plus qu'une nouvelle éruption du Nyiragongo, les scientifiques craignent la survenue d'une éruption directement dans les profondeurs du lac. Car une campagne d'imagerie du fond a révélé la présence de structures géométriques assimilées à d'anciens volcans et localisés à 300-400 mètres de profondeur. Soit précisément dans la zone où le méthane est concentré. "Une éruption sublacustre est susceptible d'intervenir à tout moment, s'inquiète Michel Halbwachs. L'énergie thermique et mécanique liberée à cette occasion provoquerait immanquablement le mécanisme de remontée des eaux profondes chargées en gaz dissous. Mais, une analyse sérieuse de ce risque n'a jamais été effectuée." Et comme partout ailleurs sur la planète, la prévision des éruptions volcaniques est encore balbutiante.

Boris Bellanger - SCIENCE & VIE > Novembre > 2007
 

   
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