Océan Austral : Le Nouveau Maître des Courants Marins

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M.W.C. - NATIONAL GEOGRAPHIC N°265 > Octobre > 2021

Océan Austral : Le Nouveau Maître des Courants Marins

Ses eaux en partie glacées, battues par les vents les plus violents, ont longtemps rendu l'océan Austral inaccessible aux campagnes scientifiques. Mais, à partir des années 1990, des mesures ont été menées, qui commencent à livrer leurs résultats : les océanographes doivent aujourd'hui revoir leur modèle des courants marins car cette immensité méconnue a en réalité un rôle moteur dans la circulation océanique mondiale...

C'est l'océan le plus redouté des marins. Les vents y sont parmi les plus puissants du monde. En son centre : le continent antarctique, hostile et glacial, entouré du courant marin, le bien nommé courant circumpolaire, qui charrie 150 millions de mètres cubes par seconde. Soit 150 fois le débit de tous les fleuves du monde. Trop loin des côtes, trop violent, trop vaste, l'océan Austral s'est peu prêté aux expéditions scientifiques. Jusqu'aux années 1990, quand climatologues et océanographes, souhaitant compléter leur connaissance des liens entre atmosphère et océan et profitant du développement d'importantes flottes de capteurs, ont engagé plusieurs campagnes de mesures globales (tableau ci-dessous).

UN OCEAN SOUS SURVEILLANCE
Depuis les années 1990, quatre campagnes majeures ont permis de découvrir l'océan Austral.

WOCE : (World Ocean Circulation Experiment), programme international. Date : 1990-1997.
Instruments : un millier de flotteurs dans les océans du monde, 3 satellites (SeaSat, Topex, Jason).
Types de mesures : salinité et température, altimétrie (hauteur de l'océan).
Résultats : a permis de mieux quantifier les échanges entre les bassins océaniques et d'avoir une vision tridimensionnelle de la circulation mondiale.

ARGO : international. Date : depuis 2000.
Instruments : plus de 3000 flotteurs dans les océans du monde.
Types de mesures : tous les 10 jours, salinité et température, jusqu'à 2000 m de profondeur ; vitesse des courants de surface.
Résultats : permettra de mieux comprendre les variations de salinité et de température des eaux australes.

SURVOSTRAL : (surveillance de l'océan Austral), australien, français et américain. Date : depuis 1992.
Instruments : sondes thermiques.
Types de mesures : salinité de surface et température, jusqu'à 700 m de profondeur, entre Hobart (Australie) et la base Dumont d'Urville.
Résultats : a permis de mieux connaître le courant circumpolaire, les changements de température en cours et la baisse de salinité depuis 15 ans.

BONUS-GOODHOPE : international. Date : depuis 2004.
Instruments : sondes thermiques, flotteurs.
Types de mesures : température, taux d'oxygène, salinité, du Cap (Afrique du Sud) à la limite des glaces, jusqu'au fond.
Résultats : a montré la très forte évolution de l'océan, notamment la quantité de chaleur anthropique absorbée, le taux de carbone anthropique et les niveaux d'acidité des eaux.

Des millions de données - relevés de température, de salinité, de courants - sont ainsi venues, peu à peu, documenter le peu que l'on savait des eaux du pôle Sud. Près de deux décennies plus tard, l'analyse de cette masse de données livre ses résultats, actuellement en cours de consolidation. Et, surprise, c'est un visage totalement inattendu de l'océan Austral qu'ont dessiné, peu à peu, ces résultats : lui qui était hier méconnu et négligé joue en réalité un rôle clé dans la circulation océanique mondiale. Et même un rôle moteur, qui oblige désormais les scientifiques à revoir leur modèle des courants marins !
Pour les océanographes, c'est en effet l'Atlantique Nord qui, jusqu'à présent, dirigeait le grand ballet des courants mondiaux. Non que les chercheurs ignoraient tout de l'océan Austral, mais ils n'y voyaient rien d'autre qu'un rouage parmi d'autres. De fait, leur modèle était celui du "tapis roulant", selon l'expression fameuse popularisée dans les années 1980 par l'Américain Wallace Broecker, à l'université Columbia de New York. Que décrit ce modèle ? Que la formation d'eaux profondes dans l'Atlantique Nord entraîne derrière elle une très grande boucle (le "tapis roulant") qui draine les océans du globe (voir encadré ci-contre). En clair, les eaux circulent d'un océan à l'autre selon un circuit global initié par l'Atlantique Nord. Sauf que ce modèle doit être révisé. Car ce qu'ont découvert les océanographes, c'est que si les océans sont bel et bien reliés par ce qui s'apparente à une gigantesque boucle, l'Atlantique Nord n'est pas la seule "poulie" à l'entraîner. L'océan Austral en forme une seconde, toute aussi déterminante !

LA GRANDE BOUCLE OCÉANIQUE
La circulation océanique mondiale s'apparente à un gigantesque tapis roulant. Sous les hautes latitudes de l'hémisphère Nord, l'énergie reçue du Soleil par l'océan est moindre, du fait de l'obliquité de la Terre. Conséquence : les eaux de "Atlantique Nord sont froides, et donc denses. Comme elles sont denses, elles plongent dans les abysses des mers de Norvège, du Groenland et du Labrador. En plongeant, elles libèrent de la place pour de gigantesques volumes qui, par effet de vase communicant, vont "tirer" des eaux situées plus au sud, dans les autres océans de la planète. Ces eaux venues du sud, dans leur périple, se chargent en sel sous les tropiques, où l'évaporation est intense. Le selles alourdit, et elles plongent donc d'autant plus facilement parvenues au nord. Que deviennent les eaux qui ont plongé ? C'est un mouvement sans fin : une fois au fond, elles s'acheminent vers le sud, et remontent peu à peu vers la surface, jusqu'à l'hémisphère Sud. Là, elles seront "tirées" par un autre "moteur" : les plongées d'eau froide de l'océan Austral. Un périple qui dure plusieurs siècles.

Les chercheurs l'ont constaté : ce nouveau moteur océanique fonctionne comme celui de l'Atlantique Nord ! De fait, à l'instar des eaux de ce dernier, les eaux de l'océan Austral sont froides et chargées en sel ; elles sont donc très lourdes et, du coup, plongent dans les abysses. Ce faisant, elles libèrent en continu un titanesque volume que, par vase communicant, d'autres eaux viennent remplir.

DES EAUX EXTRÊMEMENT DENSES

Quelles eaux ? Dans l'Atlantique Nord, les eaux disparues dans les grands fonds "aspirent" pour l'essentiel les eaux chaudes de la "dérive Nord-Atlantique", prolongation du Gulf Stream venu des côtes de la Floride. Dans l'océan Austral, les eaux englouties tapissent peu à peu le fond des océans Atlantique, Pacifique et Indien, ce qui contribue, indirectement, à "drainer" leurs eaux. Avec une particularité : le courant circumpolaire brasse d'ouest en est les eaux des trois océans, à leur arrivée à proximité du continent Antarctique.
Ce moteur austral s'est révélé aux océanographes lorsqu'ils ont identifié des plongées d'eaux très froides, plus froides encore qu'en Atlantique Nord, maislégèrement moins salées, principalement dans les mers de Ross, de Wedell et au large de la Terre-Adélie. Ces plongées ont lieu grâce à la présence de polynies (->), des trous dans la banquise qui peuvent mesurer plusieurs kilomètres de diamètre. Ces trous résultent eux-mêmes de la poussée exercée sur la banquise par les vents catabatiques, des masses d'air froid qui dévalent les pentes de l'Antarctique vers le littoral à des vitesses vertigineuses, de l'ordre de 300km/h. Ils malmènent ainsi la banquise qui bouge et se casse, laissant des trous béants : les polynies. Les eaux océaniques sont alors mises en contact avec l'air froid de l'Antarctique. Elles perdent leur chaleur et la banquise se forme denouveau. Lors de ce processus, l'eau qui se transforme en glace perd son sel, lequel se concentre dans les eaux sous la banquise. Les polynies forment ainsi des eaux particulièrement froides et salées, donc très denses, qui, peu à peu, plongent au fond de l'océan Austral...
Que deviennent les eaux profondes formées par les polynies ? Elles vont se diriger à un rythme très lent (plusieurs siècles) vers le nord et se mêler peu à peu aux eaux des autres océans. Les eaux profondes formées dans l'Atlantique Nord, celles du "premier" moteur de la circulation océanique mondiale (->), font, elles, le trajet opposé : elles se dirigent vers le sud... jusqu'à réapparaître, en partie, dans l'océan Austral. Les deux moteurs océaniques, au nord et au sud, sont donc couplés. La circulation océanique mondiale s'apparente toujours à un "tapis roulant"... sauf que le tapis roulant est équipé de deux moteurs, tournant en sens inverse.
Forts d'avoir découvert que l'océan Austral s'avère un acteur clé du grand ballet océanique planétaire, les chercheurs ont bien l'intention de prolonger les mesures dans cette région hostile, afin de comprendre encore mieux la dynamique des échanges entre le géant polaire et les océans limitrophes... D'autant que cette nouvelle vision des courants marins se double d'un constat troublant : le réchauffement climatique pourrait perturber ce moteur océanique austral, de la même manière qu'il semble influencer le moteur océanique de l'Atlantique Nord. Ce qui complique tout ce que l'on croyait savoir de l'influence que climat et circulation océanique exercent réciproquement l'un sur l'autre.
Les chercheurs ont en effet mis en évidence que les eaux des régions australes où se forment les plongées en Antarctique deviennent légèrement moins salées. "Durant les trente dernières années, elles sont passées de 34,70 à 34,65 g de sel par litre", précise Marie-Noelle Houssais, du laboratoire Locean du CNRS. Une petite différence en apparence. Oui, mais ce qui préoccupe les chercheurs, c'est que cette baisse de salinité induit mécaniquement un ralentissement des plongées océaniques, puisque les eaux moins salées sont moins lourdes, et, surtout, que cette baisse de salinité risque fort de se poursuivre... en raison du réchauffement climatique. À l'ouvre dans la région (voir ci-dessous), celui-ci provoque en effet la fonte de la calotte glaciaire antarctique. Selon l'océanographe australien Steve Rintoul, cette fonte accélérée entraîne une arrivée massive d'eau douce en bordure du continent. Laquelle, en diluant le sel issu des polynies, ralentit la formation des eaux profondes. Les plongées d'eau s'en trouvent donc, mécaniquement, amoindries, ce qui pourrait affecter la circulation océanique mondiale.
Sans compter que les plongées d'eau profonde dans l'Atlantique Nord - l'autre "poulie" de la boucle mondiale - pourraient être aussi perturbées par ce qui se trame dans la région Antarctique.

FONTE DES GLACES : DES EFFETS REDOUTÉS
La fonte des glaces est surveillée de très près (ici, le 8 février ->).

Les stations météo qui émaillent les côtes du continent antarctique livrent leurs relevés depuis plusieurs dizaines d'années. Pourtant, les climatologues peinent à en extraire un message clair. Certaines études concluent à un réchauffement plus important que partout ailleurs. D'autres que seule sa partie Ouest se réchauffe, ou que certaines zones se refroidissent. Derrière ces disparités apparaît l'absence de mesures de température répétées sur plusieurs années. La dernière étude donne toutefois 0,12°C de plus, en moyenne, par décennie, depuis 1957. Une tendance à rapprocher des mesures de l'intensité de la fonte des glaciers antarctiques. En février 2008, une équipe de la Nasa dirigée par Eric Rignot relevait qu'entre 1996 et 2006, la fonte des glaces continentales avait augmenté de 75 %. Avec une conséquence immédiate : un apport massif d'eau douce.

UNE MÉCANIQUE TRÈS LENTE

Les campagnes de mesures menées ces dernières années ont montré que les eaux de l'océan Austral qui se mêlent à l'océan Indien à la pointe du continent africain voyaient, elles aussi, leur salinité diminuer. Essentiellement en raison des précipitations d'eau douce accrues dans les hautes latitudes, que les chercheurs attribuent au réchauffement. Or, ces eaux contribuent à la salinité des eaux qui plongent dans l'Atlantique Nord, au terme d'un très long voyage partant de la pointe de l'Afrique du Sud. "Nos modèles ont montré qu'en supprimant complètement l'apport de sel des eaux antarctiques, les plongées en Atlantique Nord diminuent de moitié", relève Sabrina Speich, du Laboratoire de physique des océans à Brest. Ainsi, les eaux de l'océan Austral pourraient faire ralentir de deux manières le moteur océanique mondial : "à la source", via ses plongées d'eau froide, et "en aval", en influençant l'Atlantique Nord.
Avec quelles conséquences ? Difficile à dire. "Les modèles ne représentent pas correctement la formation des eaux de fond, fait notamment observer Bernard Barnier, du laboratoire Modélisation des écoulements océaniques à moyenne et grande échelle (MEOM) à Grenoble. C'est un de leurs points faibles."
Et la circulation mondiale est une mécanique extraordinairement puissante... mais tout aussi extraordinairement lente. Difficile de dire dans combien de temps les baisses de salinité enregistrées aujourd'hui auront un impact, et quelle sera l'intensité de celui-ci. Le scénario redouté ? Un ralentissement, voire un arrêt de la circulation océanique, provoqué par l'affaiblissement des plongées d'eau froide, au Nord comme au Sud.
L'hypothèse d'un tel ralentissement a d'ailleurs déjà fait parler d'elle. Depuis plusieurs années, des campagnes de mesures dans l'Atlantique semblaient annoncer une baisse de l'intensité du Gulf Stream. En 2001, le rapport du Groupe intergouvernemental d'experts sur le climat (GIEC) indiquait ainsi un probable ralentissement de 25 % de ce courant d'ici à la fin du siècle, selon les prévisions de ses modèles.

DES FLUCTUATIONS NATURELLES

Conséquences attendues : non pas le retour des calottes glaciaires sur l'Europe - comme le film catastrophe Le Jour d'après se plut à le mettre en scène de manière hollywoodienne en 2004 - mais un réchauffement bien moins important en Europe de l'Ouest qu'au niveau mondial. Les spécialistes du climat et de la circulation océanique pensaient en effet que le réchauffement climatique global, en faisant fondre la banquise arctique et les glaciers du Groenland, allait induire un sévère coup de frein aux plongées d'eau froide en Atlantique Nord et, par là, affaiblir la "dérive Nord-Atlantique", ce courant qui prolonge le Gulf Stream et favorise des températures clémentes en Europe de l'Ouest.
Sauf que plusieurs mesures récentes indiquent que les plongées océaniques en Atlantique Nord, après une baisse de régime transitoire, ont repris du poil de la bête. "L'intensité des plongées profondes semble en fait fluctuer naturellement selon des cycles de plusieurs dizaines d'années", souligne Virginie Thierry, de l'Ifremer, auteur d'une étude publiée en janvier.
Un constat qui ne remet pas forcément en cause les prévisions des spécialistes sur le long terme, mais incite à la prudence : l'influence des fluctuations de salinité de l'océan Austral sur la circulation océanique mondiale reste très difficile à prévoir... Une incertitude qui rend d'autant plus nécessaires les campagnes de mesures en cours et à venir, pour analyser dans le détailles rouages océaniques enfouis autour de l'Antarctique.

P.L. - SCIENCE & VIE > Avril > 2009

Le CO2 Vainc la Mer Froide

L'océan Austral, qui entoure l'Antarctique, joue de moins en moins son rôle de puits de carbone.

Corinne Le Quéré, chercheuse au Max Planck Institute (Allemagne) a constaté que la capacité de cet océan à absorber le CO2 est arrivée à un niveau de saturation, voire diminue depuis une vingtaine d'années.

En cause, le réchauffement climatique. Celui-ci provoque une intensification des vents dans la région, qui renforce le brassage des eaux. Résultat ? La libération de CO2 par les eaux contrebalance son absorption. Un phénomène inquiétant, car l'océan Austral "pompe" environ 15 % du CO2 émis par les activités humaines.

E.H. - SCIENCE & VIE > Juillet > 2007
 

   
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