Antarctique

Ils ne sont pas aussi emblématiques que les manchots Adélie ou les phoques crabiers. Pourtant, depuis une cinquantaine d'années, l'Antarctique héberge une espèce d'individus qui lui est entièrement dédiée : les scientifiques.
Répartis sur la soixantaine de bases construites par tous les états désireux de se positionner stratégiquement dans la région, ils sont 5000 en été, et 1000 à hiverner chaque année. Leur sujet d'étude favori ? L'Antarctique, bien sûr. Son rôle dans le climat global, sa faune, son passé, son océan... Mais le continent est aussi un laboratoire plus universel.
Véritable bibliothèque d'archives, ses glaces renferment - intactes - la mémoire de la planète depuis plus d'un million d'années. Son ciel d'une pureté inégalée en fait un observatoire astronomique presque parfait. Et sa surface immaculée est un réceptacle idéal pour les poussières de micrométéorites qui s'y déposent. Enfin, ce sont jusqu'aux incroyables conditions de vie des scientifiques elles-mêmes qui sont un sujet d'études...

Le Doux Frisson de la Recherche

T.C. - SCIENCE & VIE JUNIOR N°344 > Mai > 2018

À l'Assaut des Archives de la Planète

Au fil des millénaires la glace qui s'est accumulée en Antarctique a conservé les traces de tous les événements, notamment climatiques, ayant façonné l'histoire de notre planète. Un patrimoine colossal, qu'il s'agit toutefois de remonter des profondeurs glaciaires. Et de reconstituer. Vertigineux.
Dans ces bulles prisonnières de la calotte glaciaire, de l'air et des gaz, témoins directs d'époques révolues (->).

Pour y accéder il faut d'abord longer, dans une chambre froide industrielle, d'interminables rayonnages mêlant gigots, myrtilles, haricots surgelés. Puis gravir un petit escalier en fer. La température ? -25°C. Autant dire que l'on marche d'un bon pas, serrant contre soi son épaisse veste siglée "institut polaire". Et soudain les voici. Bien alignées sur leurs râteliers, soigneusement étiquetées, 205 palettes portant des milliers de carottes de glace, arrachées une à une des entrailles du continent blanc et acheminées ici, à Grenoble. Un trésor scientifique inestimable pour qui veut reconstituer l'histoire de notre planète. Le fruit de quatre décennies d'efforts acharnés et souvent épiques fournis à l'autre bout du monde par des chercheurs de toute l'Europe.
Une carotte de glace ? Il s'agit d'un cylindre d'environ 2 mètres de longueur et de 10 centimètres de diamètre obtenu en forant verticalement dans la calotte polaire. Ce cylindre est extrait par un carottier, soit un outil lui-même cylindrique qui découpe son chemin dans le puits de forage, où il est descendu par un câble. Lorsqu'il a découpé une nouvelle carotte, il est remonté et vidé.
La carotte extraite est étiquetée et rangée, puis l'outil est redescendu pour découper la suivante. Et ainsi de suite, jusqu'au socle rocheux, parfois à plusieurs milliers de mètres plus bas.

Au final, des carottes de plusieurs kilomètres peuvent être reconstituées à partir de centaines de cylindres mis bout à bout (la plus longue mesure 3,2 km).

CAROTTES CONTRE SÉDIMENTS : AVANTAGE À LA GLACE
Désormais les carottes de glace se sont imposées comme un instrument majeur de l'étude du dernier demi-million d'années, détrônant presque l'outil classique des géologues que sont les sédiments.
C'est que les glaces ont plusieurs avantages sur ces demiers, même si en contrepartie elles vont beaucoup moins loin dans le temps. Comme l'explique Ed Brook, coordinateur du partenariat IPICS, qui rassemble pratiquement toutes les équipes du monde travaillant sur les forages polaires, "leur principal atout est qu'elles piègent directement, dans les bulles qu'elles contiennent, l'air du passé. Or en géologie, il est très rare d'avoir directement du matériau de l'époque étudiée - nous n'avons généralement que des indices plus ou moins indirects des processus à l'ouvre". Et ce n'est pas là le seul avantage des carottes de glace, poursuit le professeur de l'université d'Etat de l'Oregon. "Leur vitesse de formation est bien supérieure à celle des sédiments, ce qui nous permet d'avoir beaucoup plus de détails. Et elles forment, lorsque les conditions sont bonnes, de très longues séries continues, alors que les sédiments sont bouleversés par l'érosion, les mouvements du sol, etc". Enfin, élément capital, le froid intense et permanent a pour effet non seulement d'interrompre l'activité biologique, mais aussi celui d'arrêter quasiment la chimie. Les composés piégés dans les glaces, à quelques exceptions près, ne se décomposent ni ne se recombinent plus, permettant de magnifiques reconstitutions.

UN JALON DÉCISIF EN CLIMATOLOGIE

L'intérêt ? Si le site a été bien choisi, c'est-à-dire que la glace y est profonde et régulière, chaque mètre supplémentaire permet de creuser plus loin dans le passé, vers une glace qui s'est déposée en des temps plus anciens. Et de découvrir dans cette glace les composés chimiques et les particules présents dans l'atmosphère de l'époque, composés qui ont été entraînés par les chutes de neige successives. "En Antarctique, c'est la nature elle-même qui enregistre l'information environnementale", résume Christophe Genthon, du Laboratoire de glaciologie et de géophysique de l'environnement (LGGE). Et d'énoncer dans un sourire ce qui pourrait être la feuille de route de la glaciologie : "Après, il faut aller la chercher... et la comprendre".
"L'ensemble du contenu de la carothèque s'élève à 15 kilomètres de glace, issus d'une dizaine de forages", annonce Jean-Robert Petit, coresponsable des lieux, l'un des pionniers de cette jeune discipline consistant à faire parler les glaces. Le chercheur fut premier signataire d'un des articles les plus cités en sciences de la Terre, paru en 1999 en une de Nature. Un article rassemblant chercheurs français, russes et américains qui révélait au monde deux faits majeurs. Primo, que le contenu atmosphérique en dioxyde de carbone et en méthane, les deux principaux gaz à effet de serre, était plus élevé en cette fin du XXe siècle qu'il ne l'avait jamais été depuis 420 millénaires ! Et secundo, que pendant ce quasi-demi-million d'années, températures et taux de gaz à effet de serre étaient montés et descendus avec une extraordinaire synchronisation, démontrant que ces gaz jouent un rôle climatique majeur. Un jalon décisif dans l'histoire de la climatologie.
"Tenez, poursuit Jean-Robert Petit, cette carotte, par exemple, vient de Vostok, en Antarctique. Elle est âgée de plus de 200.000 ans". Vertigineux : le cylindre de glace que montre le chercheur du Laboratoire de glaciologie et géophysique de l'environnement (LGGE), à peine protégé par un fin film plastique, fut formé à une époque où notre espèce n'existait pas encore ! "Elle contient encore aujourd'hui, sourit le chercheur, quelques milligrammes de l'air que respiraient nos lointains ancêtres"...
Au pôle Sud, l'extraction de ces carottes mesurant plusieurs kilomètres, dans des sites où la température ne dépasse guère -20°C, est un incontestable exploit. C'est que la ruée vers cet or scientifique blanc que sont les glaces porte son lot de catastrophes. Carottiers qui se bloquent très loin de la surface, accidents de manipulations, approvisionnements incertains, pannes résultant des conditions extrêmes... Il a fallu dix ans au projet européen Epica, détenteur actuel du record de la carotte la plus ancienne avec près de 800.000 ans, pour sortir ses 3200 mètres de glace. Mais cette épopée technique et logistique pâlit devant les prouesses accomplies par les chercheurs chargés de faire parler les échantillons. "Aller chercher l'information", pour reprendre les mots de Christophe Genthon, serait désormais presque de la routine... "la comprendre" reste le plus grand défi. Et de fait, la quantité de données qu'il est possible d'extraire de ces cylindres à l'apparence si uniforme ne cesse d'augmenter et de se diversifier, surfant sur le progrès des connaissances et des appareils de mesure.
La chance des chercheurs, c'est que tout le contenu de l'atmosphère, dans son extraordinaire diversité moléculaire, a laissé son empreinte dans le continent blanc. Fût-ce à l'état de trace infinitésimale. La neige, lorsqu'elle tombe, emmène avec elle tout ce qui est en suspension dans l'air. Du coup, "dans un centimètre cube de glace, on a tout le tableau périodique de Mendeleïev", s'émerveille Joël Savarino, spécialiste de chimie de la glace au LGGE. Entre les poussières issues des continents, les particules de suie, les embruns, les molécules organiques et inorganiques, les gaz, les métaux, un champ d'investigation quasi illimité se déploie devant les scientifiques. Les tamis du chercheur d'or blanc s'appellent ici spectromètre de masse, chromatographe, cavité d'absorption laser ou accélérateur de particules : désormais, en fondant 110 grammes de glace, soit environ 1 mm de carotte, il est possible de mesurer en routine les concentrations de 80 espèces chimiques.

LE DESTIN D'UN TRONÇON D'EPICA
Un quart des carottes du projet Epica, prélevées à la station franco-italienne Concordia sur le dôme C, sont stockées sur place dans une cave d'archivage par -50°C. Un vrai "disque dur de sauvegarde".

Lorsqu'elle sort du carottier, la carotte de glace de 10 cm de diamètre et de 2 m de longueur est aussitôt enveloppée dans un film plastique, étiquetée et orientée (haut/bas). Elle est ensuite divisée dans le sens de la longueur. Un quart est stocké sur place, en Antarctique, dans une fosse creusée dans la glace où la température ne dépasse pas les -50°C. Les scientifiques ont considéré que c'était le moyen le plus simple et efficace de constituer une archive - un disque dur de sauvegarde, en quelque sorte qui ne fondra jamais. Le reste est emmené par avion jusqu'à la base côtière italienne Mario-Zucchelli, dans des caisses de polystyrène isothermes. Là, le précieux butin est placé dans un conteneur frigorifique (avec une chaîne de froid sécurisée et redondante) et embarqué sur un navire, direction Ravenne, en Italie. Les carottes y sont mises à bord d'un camion frigorifique qui les amène à Grenoble ou bien à Bremerhaven, en Allemagne, où l'Institut Alfred-Wegener (AWI) possède un centre de stockage analogue à celui de Grenoble. Le "butin" est ensuite analysé et réparti entre les équipes qui en ont préalablement négocié l'accès, tandis qu'une fraction (de l'ordre du quart) est archivée pour des manipulations scientifiques ultérieures éventuelles. Les précieux cylindres sont surveillés comme le lait sur le feu, et pour cause : un calcul grossier, consistant à diviser la longueur du forage d'Epica (plus de 3000 m) par son coût (20 millions d'euros) suggère qu'une carotte d'un mètre vaut près de 7000 euros, ce qui mettrait chacune des 205 palettes grenobloises à environ... 400.000 euros !

COMME UNE ENQUÊTE POLICIÈRE

Mais comment, avec quelques dizaines de molécules, reconstitue-t-on un climat ? Par une véritable enquête policière. Le rapport entre 180 et 160, deux isotopes de l'oxygène, donne la température de l'air. La concentration en embruns marins de la glace mesure la violence des tempêtes. La quantité de poussières reflète l'érosion éolienne des déserts des continents avoisinants. La concentration en fer de ces poussières fournit un indice de la production de chlorophylle dans l'océan Austral, où le fer est limitant. Et ainsi de suite. Les particules volcaniques, nommées tephras, permettent de synchroniser les carottes entre elles (une grosse éruption laisse une signature dans toutes les carottes de la planète), et depuis peu elles offrent l'espoir de datations très fines, par analyse isotopique. Même l'activité solaire peut être retrouvée : elle est reflétée par la concentration en beryllium 10, qui renseigne également sur l'évolution du champ magnétique terrestre, tandis que l'iridium reflète quant à lui l'intensité du bombardement météoritique. La liste des indices utilisés par les Sherlock Holmes du climat est interminable. La carotte Epica avait à elle seule, l'année dernière, permis la publication de 270 articles scientifiques !
Qu'avons-nous appris, alors, depuis le papier fondateur de 1999 qui a mis les gaz à effet de serre sur le banc des accusés ? La découverte majeure, des armées 1990 a été celle des "instabilités climatiques rapides". Il s'agit de 25 changements de température énormes (jusqu'à 16°C), étalés sur à peine quelques décennies, qui ont ponctué toute la dernière période glaciaire - dont nous sommes sortis il y a 20.000 ans. (A ne pas confondre avec les cycles plus profonds et plus réguliers, tous les 100.000 ans environ, entre périodes glaciaires et interglaciaires.) On sait désormais que le climat terrestre, que l'on imaginait calme, est capable d'impressionnants et ponctuels soubresauts, même si depuis 10.000 ans, ils ne se sont pas manifestés.
Mais surtout, les chercheurs veulent désormais décortiquer les rouages de la machine climatique et produire de véritables scénarios des va-et-vient entre périodes chaudes et périodes froides. Et l'enjeu est de taille : comprendre le passé permet de tester les modèles climatiques développés pour anticiper notre futur. Les millénaires écoulés sont le banc d'essai des modélisateurs. Mieux ils sont connus, meilleures seront les prévisions.
Ainsi, résume Valérie Masson-Delmotte, chercheuse au Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement (LSCE) de Saclay, "on se dirige ç présent vers une véritable reconstitution du film en 4D de ces instabilités rapides, ainsi que des entrées et des sorties de glaciation. On sait par exemple qu'au début d'une déglaciation, sous l'effet de changements dans l'orbite du soleil, on a d'abord un réchauffement de l'Antarctique, tandis que le nord de la planète reste froid, explique la chercheuse. Puis, ç mesure que l'Antarctique se réchauffe, au bout de quelques siècles, se produit une augmentation des teneurs en CO2 dans l'atmosphère, sans doute sous l'effet d'un dégazage de l'océan Austral. Et, enfin, on observe la remise en route de la circulation thermohaline (la plongée en profondeur d'eaux superficielles) et un réchauffement massif de l'hémisphère Nord, accompagné d'une augmentationbrutale de méthane dans l'atmosphère terrestre". On peut imaginer, pour reconstituer une telle séquence, ce qu'il faut de recoupements, d'articles, de colloques et autres réunions, avant d'avoir mis d'accord les différents spécialistes, et rassemblé toutes les informations nécessaires !
Une des plus grandes vertus des carottes est qu'elles peuvent fournir, selon les gisements, soit un "zoom", soit un "grand-angle". Autrement dit, soit une narration très détaillée d'une période courte, soit une reconstitution moins précise d'une histoire longue. Tout dépend en fait de l'accumulation de neige : sur les tempétueuses côtes antarctiques ou bien au Groenland, les précipitations peuvent être vingt fois plus abondantes que dans l'Antarctique central. Ce dernier, à des centaines de kilomètres de l'océan, est en réalité un désert, où les précipitations ne dépassent pas 3 cm d'eau (10 cm de neige) par an. Dans le premier cas, une année peut occuper plus d'un centimètre sur une carotte profonde, dans le second, moins d'un millimètre - autant dire que la précision de la narration n'est pas la même !
Exemple de "zoom", les résultats d'une carotte très haute résolution, dont l'extraction s'est achevée cette année en Antarctique de l'Ouest, sont attendus avec beaucoup d'impatience. Baptisée WAIS (pour West Antarctic Ice Sheet), cette carotte mesure 3331 m et remonterait à quelque 55.000 ans. (À titre de comparaison, la carotte Epica, à peu près de même longueur, balayait quant à elle 780.000 ans : WAIS revient donc à utiliser un zoom grossissant 15 fois.) Cette précision devrait permettre de répondre à une question qui intrigue particulièrement les climatologues. Ceux-ci savent désormais qu'un réchauffement climatique, lorsqu'il est naturel, commence par une élévation des températures sans modification notable du taux de dioxyde de carbone ou de méthane ; ce n'est qu'au bout de plusieurs siècles de réchauffement que, peu à peu, ces deux gaz à effet de serre deviennent plus abondants dans l'air, accélérant en retour le réchauffement qui avait provoqué leur libération. "Or, la durée de ce retard est encore très incertaine, explique Jérôme Chappellaz, responsable de l'équipe climat au LGGE : nous l'estimons à 800 ans plus ou moins 600 ans". La raison de cette incertitude est que, dans une couche donnée, les bulles d'air (où l'on mesure les gaz à effet de serre) et la glace (qui révèle la température) ne sont pas exactement contemporaines. L'air circule en effet profondément (de 50 à 150 m) dans les couches de neige avant que celles-ci, sous l'effet de leur poids, ne se transforment en glace étanche. Ce qui génère un décalage, particulièrement gênant dans les glaces à faible accumulation. "Savoir si le CO2 suit de très près les températures ou bien au contraire s'il met longtemps à réagir va nous donner des informations sur les mécanismes en jeu. Est-ce que ce CO2 est libéré par l'océan Austral ? Est-ce une question d'extension de la banquise, de régime des vents, d'activité du plancton ? Nous avons besoin des réponses à ces questions aussi pour comprendre comment évoluera le climat demain".

DES ENREGISTREMENTS DE LA POLLUTION HUMAINE
Si les archives antarctiques sont avant tout sollicitées pour répondre aux interrogations climatiques, elles détiennent aussi d'autres données, dans tous les domaines de l'environnement.

Dans un article récent paru dans Science, Jérôme Chappellaz et des collègues américains ont par exemple montré que les feux de forêts n'avaient jamais été aussi rares dans l'hémisphère Sud depuis 650 ans. Un résultat issu des mesures isotopiques du monoxyde de carbone, complexe à interpréter mais qui intéresse beaucoup les écologues. Par ailleurs, la plupart des pollutions humaines ont laissé leur empreinte dans les glaces. Des métaux comme le plomb (mais c'est aussi le cas du cuivre) ont été suivis et montrent clairement la signature de la civilisation romaine, puis de son déclin, avant de repartir à la hausse avec le Moyen Age et encore plus après la révolution industrielle. L'abandon progressif des essences plombées a fait retomber ces concentrations à partir des années 1970. Enfin, toute l'histoire des essais thermonucléaires, qui ont contaminé la Terre entière en envoyant des produits radioactifs dans la stratosphère, d'où ils ont été très lentement lessivés, est enregistrée dans les glaces de l'Antarctique.

EN JEU, LA SENSIBILITÉ DU CLIMAT AU CO2

Mais s'il leur faut des détails, les glaciologues veulent aussi du "grand-angle", afin de remonter le temps aussi loin que possible. C'est pourquoi le nouveau Graal des foreurs, énoncé il y a cinq ans par le partenariat international pour les forages dans la glace IPICS, est le forage "à 1,5 million d'années". Ce qui doublerait le record actuel établi à proximité de la base franco-italienne Concordia. Pourquoi précisément ce chiffre ? Parce que, indique Valérie Masson-Delmotte, "les sédiments marins révèlent qu'une réorganisation majeure du système climatique s'est opérée quelque part dans le passé au-delà d'un million d'années. On est passé de cycles glaciation/déglaciation peu prononcés et fréquents (tous les 40.000 ans), à des glaciations plus fortes, plus profondes, d'une périodicité de 100.000 ans". Or, aucun changement notable dans l'orbite terrestre ne s'est produit à cette époque, ce qui laisse inexpliqué le phénomène. Et les limitations des sédiments marins font que ni la date de ce changement, ni l'évolution des gaz à effet de serre qui l'a accompagné n'ont pu être enregistrée de façon satisfaisante.
Du coup, de nombreuses hypothèses contradictoires circulent pour tenter de rendre compte de cette réorganisation climatique. Certains évoquent l'idée que des changements topographiques, par exemple l'aplatissement de certains reliefs par l'érosion, auraient pu permettre à des calottes plus grandes de se former poussant plus loin le refroidissement. Pour d'autres, l'explication serait à rechercher du côté du CO2, qui, sur les temps longs géologiques, tend à décroître progressivement. Le passage du CO2 sous un certain seuil, estiment-ils, modélisations à l'appui, aurait modifié la façon dont le système réagit aux changements orbitaux. "Derrière ces discussions, résume Jérôme Chappellaz, est en jeu la sensibilité du climat aux changements de CO2. Selon ce qu'une carotte à 1,5 million d'années livrerait comme résultats, on en saurait beaucoup plus sur les effets d'un doublement de la concentration atmosphérique en CO2, doublement auquel il faut s'attendre avant la fin du siècle".

À LA RECHERCHE DE LA GLACE "LISIBLE"

Autant dire qu'en dépit de l'esprit coopératif qui est la règle en Antarctique, une sérieuse émillation - pour ne pas dire rivalité - électrise les chercheurs d'or blanc. Nul ne peut, à vrai dire, être certain qu'il existe de la glace aussi vieille, et surtout qu'elle sera véritablement "lisible", c'est-à-dire constituée de strates bien ordonnées et parallèles, et non perturbées par des mouvements chaotiques du fond glaciaire. La plupart des derniers grands forages sont remontés moins loin dans le temps qu'ils ne l'espéraient, par suite de ces perturbations. Une équipe chinoise s'est tout récemment installée au point le plus haut de la calotte, sur le dôme A, et elle est bien décidée à forer jusqu'au socle pour tenter d'atteindre ce fameux million et demi. Les Chinois, en fonçant, prennent néanmoins un risque, car de nombreux experts ont souligné que le site choisi se caractérise par une topographie du rocher "qui rappelle les Alpes", selon Valérie Masson-Delmotte, et risque donc de livrer une glace difficile à analyser, avec des couches anciennes se mélangeant à d'autres plus récentes...
Jérôme Chappellaz, quant à lui, préconise un véritable plan de bataille sur plusieurs années. Première étape, déjà bien avancée, suivre à l'aide de survols par des avions radar l'évolution de couches connues dans la glace (par exemple celles laissées par des éruptions volcaniques).

LES ÉRUPTIONS SE LISENT AUSSI
Les bulles de gaz piégées dans les cristaux de glace, ici bien visibles, sont analysées, pour déterminer notamment la concentration en gaz à effet de serre. Ces mesures serviront à affiner les prévisions climatiques.

Comme mille autres phénomènes, les éruptions volcaniques sont toutes scrupuleusement consignées dans les glaces de l'Antarctique, et sont même facilement repérées par les scientifiques. Mais déterminer l'impact qu'une éruption particulière a eu sur le climat est une tâche plus délicate : "Lorsqu'un volcan entre en éruption, il rejette dans l'atmosphère d'énormes quantités de dioxyde de soufre, explique Joël Savarino, chimiste au LGGE. Celui-ci se transforme très vite en gouttelettes d'acide sulfurique, qui ont un très fort pouvoir réfléchissant". Ces gouttes, si elles sont issues d'une éruption de faible puissance, restent dans les basses couches de l'atmosphère, et sont rapidement éliminées par les précipitations. Elles n'ont alors aucun effet sur le climat. "À l'inverse, poursuit le chercheur, si l'éruption est suffisamment forte, elles gagnent la stratosphère, à une dizaine de kilomètres du sol. Là - du fait de l'absence de pluie à cette altitude - elles resteront en moyenne trois ans, provoquant un refroidissement climatique planétaire transitoire, mais important". Joël Savarino et ses collègues se sont aperçus que, lors de ce passage dans la stratosphère, où le rayonnement ultraviolet est beaucoup plus important, la proportion des quatre isotopes du soufre (à savoir 30S, 33S, 34S et 36S) se modifiait. Ils ont ainsi publié dans Science une méthode permettant de distinguer, dans une carotte, les éruptions majeures ayant eu un impact climatique des éruptions de faible ampleur. Une information très importante pour tous les chercheurs qui s'efforcent de tester sur le passé les modèles de climat.
1 KG DE GLACE POUR UNE SEULE ANALYSE
Joël Savarino tente désormais de quantifier finement, à l'aide de cette signature isotopique, la taille de l'éruption. Son idée ? Lorsque le nuage stratosphérique de soufre est particulièrement épais, il se produit un phénomène de self shielding, autrement dit d'autofiltration, qui fait que les particules à la base du nuage sont en quelque sorte protégées des UV par les couches les plus hautes, modifiant finement la signature isotopique. Malheureusement, la quantité de glace nécessaire à ses analyses, dans l'état actuel des appareils, est trop élevée pour qu'il puisse tester son hypothèse sur les forages profonds. Il lui faut en effet 1 kg de glace pour une seule analyse, ce qui représente le contenu de 5 carottes. Il poursuit donc ses travaux en utilisant des carottes courtes (100 m), qu'il extrait lui-même, et qui lui permettent tout de même d'étudier la soixantaine d'éruptions importantes des deux derniers millénaires. Pour commencer...

Les radars ne "voient" pas les couches les plus profondes, car le signal se perd, mais ils peuvent indiquer les endroits où les strates visibles les plus anciennes se rapprochent de la surface. "C'est forcément là que la probabilité de trouver de la glace très vieille est la plus élevée", raisonne le chercheur grenoblois. Une fois ces zones identifiées, place aux modélisateurs : ceux-ci doivent simuler l'écoulement du glacier, pour tenter d'estimer la qualité du fond. Au moins deux sites potentiels ont déjà franchi cette double épreuve. La seconde étape consiste à trouver des conditions de très faibles accumulations de neige en surface, gage d'un âge très ancien en profondeur. Ce serait le cas à 100 km au sud de Vostok, où se rend une équipe du LGGE cet hiver. La troisième étape essentielle consisterait en un forage dit destructif. Son objectu ne serait pas, en effet, de remonter la glace intacte à la surface, mais simplement de s'assurer en une seule campagne que le fond de la calotte présente les qualités nécessaires. Il faut donc concevoir une sonde spéciale, qui emmènera des capteurs optiques laser capables de dire si la glace est vieille et en bon ordre stratigraphique. Le Conseil européen de la recherche (ERC), l'Agence nationale de la recherche et la fondation BNP Paribas soutiennent ce projet technologique très ambitieux porté par le LGGE.
Ce n'est qu'ensuite que sera donné l'assaut final : après la mise sur pied d'un consortium international permettant de lever les fonds nécessaires, un forage dans les règles, qui mettra sans doute plusieurs années pour arriver au fond. Les chercheurs parviendront-ils à enlever la pépite de leurs rêves ? Nul ne peut encore le dire. Ce qui est sûr, c'est que, succès ou échec, la quête continuera en Antarctique - et que d'autres filons livreront leur lot de trésors scientifiques. En zoom ou en grand-angle, le film décrivant le passé de la Terre est là, dans la glace. Et au vu des quantités de dioxyde de carbone et de méthane que nous nous apprêtons à libérer dans l'atmosphère, il est urgent d'en comprendre chaque séquence.

Y.S. - SCIENCE & VIE Hors Série > Décembre > 2011
 

   
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