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Le Monde des Odeurs

Le Parfum de l'Encens Expliqué
Deux Molécules Inconnues

S.B. - POUR LA SCIENCE N°470 > Décembre > 2016
M.G. - SCIENCE & VIE N°1191 > Décembre > 2016

10 Odeurs Primaires suffisent à tout Sentir

Alors que la perception des odeurs est éminemment subjective, des chercheurs ont voulu relever le défi : trouver la grammaire fondamentale de l'odorat, comme il existe une gamme des couleurs ou des sons ! Surprise : via une méthode mathématique, ils ont réussi à définir 10 odeurs de base...

Fragrance, boisé, fruité, écourant, chimique, mentholé, pop-corn, doux, citron... tels sont les noms des odeurs primaires à la base de l'infinie variété de nos sensations olfactives.

JARGON : Une odeur désigne une perception olfactive : c'est l'effet que produit l'acte de sentir une substance. Les mots utilisés pour rendre compte de cette perception désignent, eux aussi, des substances : boisé, citronné, mentholé... Les spécialistes de l'odorat préférent donc le terme "odorant", pour désiqner la substance que l'on sent, réservant "odeur" pour désigner ce qui est perçu.

L'odorat est une jungle, un océan sans repère. Il suffit de penser à une discussion entre amis sur le "nez" d'un vin pour s'en persuader. Banane, fraise, agrumes... très souvent, le consensus est tout simplement impossible. Et si nous autres profanes naviguons à vue dans l'espace infini des odeurs, c'est également le cas des scientifiques, presque incapables d'y déceler la moindre cohérence, la moindre règle. Or, dans ce chaos, un groupe de chercheurs vient peut-être enfin de placer quelques balises. Montrant à grand renfort de mathématiques que les milliers d'odeurs que nous sommes capables de discerner ne sont peut-être finalement que des variations autour de 10 odeurs fondamentales. L'univers olfactif possèderait alors sa gamme.
Après tout, il y a bien une échelle des couleurs ou des sons. Que nous sommes non seulement capables de percevoir, mais qui renvoie à une réalité objective : ce que nous reconnaissons comme du rouge possède également un sens physique en termes de longueurs d'onde de la lumière. De même, les spécialistes s'accordent à dire qu'il n'y aurait que 5 goûts fondamentaux : salé, acide, sucré, amer et umami (le goût du glutamate).
Le cas de l'olfaction est autrement plus délicat. La preuve ? Nous sommes à peine capables de nommer les odeurs. Sous-bois, floral, truffé ? Sauf que ces mots se rapportent aux "choses" qui portent ces odeurs, mais pas directement à ces dernières. Comme si pour dire rouge nous n'avions que sang, coccinelle ou couchant. Ou seulement flûte pour aigu et contrebasse pour grave...

LES ODEURS N'EXISTENT PAS : En cause notamment, la complexité fondamentale associée à la physiologie de l'odorat. Qu'on en juge : notre nez est cunfronté à des milliers de molécules dont les propriétés olfactives, aussi subtiles que diverses, résultent d'une myriade de groupements chimiques hétéruogènes. Lesquelles molécules étant prises en charge par environ 350 récepteurs logés sur une muqueuse de la cavité nasale, dont chaque individu n'est pas également pourvu (encadré ci-dessous), tandis que leurs mécanismes d'activation ou d'inhibition en présense d'une molécule odorante sont quasi impénétrables. Et encore ne s'agit-il là que de la première étape de la chaine allant de la détection d'une molécule à la perception de ce que nous appelons in fine une odeur. Chaîne qui implique plusieurs étages cérébraux, dont les aires émotionnelles et cognitives. Au point, comme le résume Gilles Sicard, au laboratoire Neurobiologie des interactions cellulaires et neurephysiopathelegie, à Marseille, que "s'il existe bien des molécules odorantes, en revanche, les odeurs, qui sont des constructions cérébrales, n'existent pas".
Dans ces conditions, difficile d'imaginer ne serait-ce qu'explurer méthodiquement l'espace des odeurs, encore moins en dresser une carte qui ait un sens au-delà de la subjectivité de tel ou tel. Or c'est exactement ce à quoi se sont attelés récemment Jason Castro, au département de psychologie du Bates College, à Lewiston, aux États-Unis, et ses collègues, s'en remettant pour ce faire tout entier à... la froide rigueur des mathématiques. "Nous ne sommes pas les premiers à spéculer sur l'existence de catégories fondamentales d'odeur, admet le scientifique américain. Mais la nouveauté de notre approche réside dans le fait que nous avons cherché à extraire ces catégories d'une façon quantitative et systématique, sans formuler la moindre hypothèse subjective".

AUTANT DE NEZ QUE D'INDIVIDUS
Les 10 odeurs primaires qui construisent l'ensemble de notre palette olfactive viennent tout juste d'être mises en évidence, signe que l'odorat de chacun présente une organisation commune. La découverte est d'autant plus étonnante qu'une équipe de chercheurs américains vient, à l'inverse, de montrer que 30 % des gènes liés aux récepteurs olfactifs nichés dans les parois nasales présentent des différences importantes d'un individu à l'autre. Un écart qui explique que les odeurs soient perçues de manière éminemment subjective... Même si toutes peuvent, théoriquement, se résumer par la combinaison de dix odeurs primaires. E.A.

UN "ATLAS DES ODORANTS" : Point de départ de leur approche : l'atlas des odorants réalisé en 1985 par Andrew Dravnieks, à l'Institut de recherche IIT, à Chicago. Soit une somme consacrée à la description de 144 molécules odorantes (les "odorants") via 146 descripteurs (fruité, citron, rose, lavande, poivre noir, érable, miel, vanille, thé, métallique, essence, vinaigre, ail, sang, café, lait, poulet rôti...) notés de 0 à 5 par un panel d'une centaine de juges professionnels. Certes, au vu de l'immense diversité des odeurs, l'échantillon peut sembler réduit. La "représentativité de l'échantillon d'odorants de Dravnieks n'a rien d'évident", note ainsi Gilles Sicard. Il n'en demeure pas moins une base reconnue, comme le précise Thierry Thomas-Danguin, au Centre des sciences du goût et de l'alimentation, à Dijon : "L'atlas de Dravnieks, quasiment unique en son genre, couvre un large spectre d'odorants et résulte d'une analyse très systématique. Si bien qu'il est considéré comme un point de départ légitime pour l'étude des mécanismes de l'odorat". Et à le regarder de plus près, sa modestie est toute relative : ses données ne construisent rien de moins qu'un espace à 146 dimensions (notre environmement se limite à 3 dimensions spatiales et 1 temporelle), à la structure inconnue. Dès lors déterminer si les 144 odorants qui s'y déploient entretiennent des liens cachés, s'attirent ou se repoussent, formant, qui sait, sous le déluge brut d'informations, un paysage ordonné, signe que l'univers olfactif, sous une apparence chaotique, posséderait finalement une grammaire fondamentale... Voilà un bien sérieux défi !
Pour le relever, Jason Castro et son équipe ont sorti l'artillerie lourde. Soit une méthode de calcul intensif connue sous le nom de factorisation non négative de matrices. En bref, une "méthode analytique particulièrement bien adaptée à l'extraction des constituants fondamentaux d'un ensemble de données", résume le chercheur. D'où il devient possible de réduire l'information initiale contenue dans les données, sans pour autant perdre une miette de leur fraction signifiante. "Si vous appliquez cette méthode à un large échantillon de portraits par exemple, vous obtiendrez en sortie ce que nous reconnaissons comme étant les éléments de base d'un visage : yeux, nez, oreilles, bouche, etc.", poursuit le scientifique. Appliquée à l'atlas de Dravnieks, elle pourrait donc révéler le spectre fondamental des odeurs.
Verdict, publié en septembre dernier : il existe bien une grammaire fondamentale des odeurs ! Dans l'espace multidimensionnel de départ, les chercheurs ont pu établir que les 144 odorants formaient en réalité 10 îlots denses ou directions privilégiées, définissant 10 odeurs de base parmi l'infinité a priori possible. Chacune étant dominée par un jeu réduit de descripteurs dont les dominantes sont, pour chaque odeur : fragrance, boisé, fruité, écourant tendance putride, chimique, mentholé, écourant tendance ail et oignon, doux, pop-corn et citron. Comme l'indique immédiatement Jason Castro, 10 n'a rien d'un nombre magique et des analyses supplémentaires à partir de données plus larges seront nécessaires avant de pouvoir affirmer combien de dimensions organisent exactement l'olfaction".

PREMIERS POINTS DE REPÈRE : Ce que confirme Nicolas Fourcaud-Trocmé, du Centre de recherche en neurosciences de Lyon, mais en pointant l'apport spectaculaire de ce résultat : "La méthode utilisée par Castro n'est pas unique et on ne peut pas exclure qu'une autre n'aboutirait pas à un résultat différent. Pour autant, c'est la première à proposer une classification dont la complexité n'est pas trop grande, sans se résumer à scinder les odeurs en deux groupes 'j'aime' ou 'j'aime pas'. Du coup, ça donne envi d'aller plus loin". Par exemple, la prochaine étape consistera à déterminer quel étage de la chaine du traitement cérébral des odeurs préside à cette catégorisation en 10 composantes fondamentales. "Est-ce dès la muqueuse, au niveau des récepteurs, dans le bulbe olfactif, le cortex piriforme, ou bien dans des aires très cognitives ?", s'interroge Nicolas Fourcaud-Trocmé. De fait, souligne Thierry Thomas-Danguin, "cette classification n'est qu'une pierre de l'édlfice. On a les 144 odorants en entrée et un groupe de 10 odeurs en sortie. Et entre ces deux blocs, une grande boîte noire dans laquelle se mèlent de la chimie, de la biologie, des neurosciences, des sciences cognitives ou encore de la psychologie". Il n'empêche, si Gilles Sicard met en garde contre la difficulté de décrire la topologie d'un espace aussi abstrait que celui des odeurs, il ajoute : "Une telle analyse revient à baliser un territoire inconnu, à y placer des points de repère - des amers, comme disent les marins. Par nature incomplète, elle est néanmoins parfaitement légitime". De quoi rendre enfin possible la navigation dans l'océan des odeurs ! Et, qui sait, inspirer les recherches des bases neurales de l'olfaction, ou orienter le développement de nouvelles fragrances dans l'industrie cosmétique et la parfumerie.

M.G. - SCIENCE & VIE N°1157 > Février > 2014
 

   
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