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Dégazage de la Toundra

L'Énigme des Cratères Sibériens

Que cachent les étranges cratères apparus subitement en Sibérie ? Yves Sciama a enquêté : il pourrait s'agir d'éruptions de méthane, libéré par la fonte du permafrost. Une inquiétante nouvelle pour le climat.

Le rôle du permafrost (sol glacé des hautes latitudes) est primordial dans la machinerie climatique. Il stocke en effet 1700 Gt de carbone, sachant que la quantité que l'humanité peut émettre sans dépasser le seuil de 2°C de réchauffement est de 1000 Gt. On estime que si rien n'est fait, 150 Gt seront relâchées dans l'atmosphère au cours du siècle à venir par le sous-sol arctique.

C'est une sorte de triangle des Bermudes arctique, dont proviennent des informations rares, alarmantes et pas toujours vérifiables. La péninsule de Yamal, toundra désertique du nord de la Sibérie, a commencé à défrayer la chronique l'été dernier avec la découverte fortuite d'un mystérieux cratère aux dimensions impressionnantes : 80 m de diamètre pour 100 m de profondeur !
Chute de météorite ? Essai d'armes secrètes ? Les premières photos ont alimenté les hypothèses les plus folles. Mais aujourd'hui, l'énigme résonne surtout avec une menace souvent évoquée par les spécialistes du climat : la "bombe méthane". Car le permafrost, le sol glacé de la Sibérie, piège de façon très abondante ce redoutable gaz à effet de serre beaucoup plus réchauffant que le CO2 - et très explosif. Il le stocke sous la forme d'une étrange glace inflammable, les clathrates, que le réchauffement climatique menace de faire fondre, au risque de provoquer une réaction en chaîne incontrôlée : plus de réchauffement, donc plus d'émissions de méthane, donc encore plus de réchauffement. D'où l'inquiétude des experts : ce trou serait-il le premier impact observé de la "bombe méthane" ? Ou une anecdotique curiosité géologique locale, comme il en existe beaucoup sous ces latitudes extrêmes ? Conséquence de la pauvreté actuelle de la science russe, ce cratère n'a fait l'objet que de 2 expéditions scientifiques. Dont seule la seconde, en novembre 2014, a permis de descendre dans le cratère pour y réaliser un premier échantillonnage et quelques mesures géophysiques. "Nous avions prévu trois visites en 2015 : en avril, à la fonte des neiges ; cet été, et en septembre. Mais les deux premières ont déjà été annulées", déplore Marina Leibman, à l'Institut de la cryosphère terrestre, de l'Académie des sciences russe. Difficile donc, avec si peu d'informations, d'estimer l'ampleur exacte du phénomène. Surtout qu'en étudiant des milliers d'images satellites de la région, Vasin Bogoyavlensky, de l'Institut de recherche sur le pétrole et le gaz, explique avoir découvert une vingtaine d'autres cratères plus petits. Pour Marina Leibman, l'une des rares spécialistes à s'être rendue deux fois sur place, la seule certitude, au vu du degré d'érosion très rapide du trou, est que le phénomène date de "2 ou 3 ans tout au plus". Et d'avertir : "Dans cette région nuageuse et plongée dans l'obscurité la moitié de l'année à cause de la nuit polaire, les images satellites sont rarement exploitables". Or, ces trous évoluent rapidement en lacs : "Ils se remplissent de neige, puis d'eau et de sédiments, les bords s'effritent et, en très peu de temps, on ne voit plus rien", explique la chercheuse.
Le risque d'être passé à côté d'autres cas n'est donc pas négligeable, car la région est mouchetée de petits lacs. Mais revenons à notre cratère. Que s'est-il passé ? Vasin Bogoyavlensky, Marina Leibman et la grande majorité des spécialistes s'accordent pour dire que l'origine du phénomène est bien liée au réchauffement, les étés 2012 et 2013 ayant connu des températures exceptionnelles (5°C au-dessus de la moyenne). Et il est bien lié au méthane. À partir de là, les avis divergent. Si, en l'absence de trace de combustion, Vasin Bogoyavlensky parie tout de même sur une explosion, dont les signes auraient pu s'effacer, Marina Leibman estime que les trous seraient dus à des dégazages brûtaux, des sortes d'éruptions projetant des fragments de sol à des dizaines de mètres. "Les hydrates de méthane du permafrost ont été déstabilisés par le réchauffement, d'environ 1°C en profondeur ; et ont commencé à fondre. Leur volume a alors été multiplié par 16 ! Le méthane sous pression s'est donc accumulé sous la surface glacée, jusqu'à faire sauter le couvercle", explique la chercheuse. Au-delà de cette querelle, de nombreuses questions subsistent sur ce processus d'accumulation de méthane : aurait-il rempli des cavités préexistantes, générées par la faute du permafrost ? Et pourquoi ici plutôt que là ? Et surtout : jusqu'où les choses peuvent-elles s'accélérer et dégénérer ? Pour la plupart des chercheurs russes qui ont observé les cratères, il est évident que le réchauffement va accentuer le phénomène, et qu'il faut mettre en place un suivi. "Il nous faudrait des drones, moins chers que les hélicoptères, indique Marina Leibman. Mais nous ne disposons pas des moyens financiers nécessaires.

UNE ZONE HORS DE CONTRÔLE : Cela pourrait-il déclencher la bombe climatique que certains redoutent ? David Archer, spécialiste de la cryosphère, s'est efforcé d'évaluer combien de méthane il y avait dans le plus grand de ces trous, en partant de l'hypothèse qu'il faut environ 10 atmosphères de pression pour faire sauter une épaisseur de 30 m de sol gelé. Résultat ? Environ 3 t. Il faudrait donc selon lui 20 millions de trous pour amorcer la bombe. "L'avenir du climat durant ce siècle dépend donc encore beaucoup plus des combustibles fossiles que du méthane arctique", conclut-il. Ce que confirme une vaste revue de la littérature mondiale parue dans Nature en avril. Pour Ted Schuur, qui l'a coordonnée, "la majorité des études récentes montrent, au cours des prochaines décennies, plutôt une accélération lente et continue de la libération de méthane qu'un emballement". De quoi pousser un ouf de soulagement. Reste qu'il n'est guère rassurant que cette immensité soit sans surveillance scientifique, alors que c'est une des régions du globe qui se réchauffent le plus rapidement.

Le méthane des mers arctiques s'échappe aussi
C'est l'équivalent océanique des cratères sibériens : d'énigmatiques colonnes de bulles de méthane s'élèvent depuis le fond du Pacifique Nord. Repéré par hasard par des pêcheurs puis analysé par une équipe d'océanographes américains en décembre dernier, ce gaz provient d'hydrates de méthane océaniques profonds (environ 500 m), qui se désagrègent sous l'effet du réchauffement de l'océan. Un risque climatique leur est aussi associé puisque, selon le spécialiste David Archer, à peu près autant de méthane est piégé dans les fonds marins aux hautes latitudes que dans le permafrost. Autre point commun : on ignore l'étendue du phénomène et depuis quand il se manifeste. Autant dire que les spécialistes ne manqueront pas de sujets de recherche dans les années à venir.

Y.S. - SCIENCE & VIE N°1173 > Juin > 2015

La Toundra Dégaze aussi du Protoxyde d'Azote

Les forêts tropicales et les régions agricoles tempérées ne sont pas les seuls endroits au monde à émettre naturellement du protoxyde d'azote (N20), l'un des plus puissants gaz à effet de serre.

Une équipe russo-finlandaise dirigée par Maija Repo (université de Kuopio, Finlande) a observé que, lors de la période estivale (de juin à octobre), les tourbières de la toundra arctique libéraient des quantités de protoxyde d'azote semblables, voire supérieures, à celles enregistrées en forêts tropicales !

Étant donné l'étendue des tourbières dans l'Arctique, les dégagements sont estimés à 100.000 tonnes par an. Soit l'équivalent de 4 % du potentiel de réchauffement global des émissions de méthane dans cette région du globe.

O.D. - SCIENCE & VIE > Avril > 2009
 

   
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