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Le Mystère de la Chaleur Manquante

D'après les mesures, la Terre absorberait toujours plus d'énergie solaire... mais les océans de moins en moins. Une énorme quantité de chaleur se cacherait donc quelque part. Où ? Le débat est lancé.

Kevin Trenberth a beau faire et refaire ses calculs, décidément, quelque chose ne colle pas. Pourtant, il le sait, s'il est une loi de la physique qui n'a jamais été prise en défaut, c'est bien celle de la conservation de l'énergie. Elle stipule que l'énergie ne peut être ni créée, ni détruite : elle peut juste changer de forme. Et il ne s'agit pas là d'une loi anodine, mais du premier principe de la thermodynamique. Or, la Terre, isolée par le vide de l'espace et chauffée par le Soleil, est la candidate idéale pour valider ce sacro-saint principe. A savoir qu'à l'équilibre, l'énergie que notre planète reçoit de son étoile doit être égale à l'énergie qu'elle réémet vers l'espace.

DE L'ÉNERGIE RESTE PIÉGÉE

À ceci près que d'équilibre, il n'est aujourd'hui plus question : à cause des émissions anthropiques de CO2 et autres gaz à effet de serre, une partie de la chaleur qui devrait retourner vers l'espace reste piégée sur Terre. Un déséquilibre dans le bilan énergétique de notre planète qui explique le réchauffement climatique. Sa détermination est donc cruciale. Or, il suffit pour ce faire d'une simple soustraction : le surplus d'énergie dans le système terrestre est égal à la différence entre ce que la Terre perçoit et ce qu'elle rend. Simple. Seulement voilà : lorsqu'avec John Fasullo, son collègue du National Center for Atmospheric Research (Colorado), Kevin Trenberth tente de faire cette soustraction, le compte n'y est pas !
A priori, tous deux disposent pourtant de toutes les informations nécessaires, provenant de deux sources indépendantes. D'un côté, des satellites en orbite autour de la Terre mesurent le flux d'énergie solaire reçu par notre planète, ainsi que le flux de chaleur émis en retour vers l'espace, sous forme de rayonnement infrarouge. De quoi quantifier, au sommet de l'atmosphère, l'énergie qui ne ressort pas du système Terre. De l'autre, une armée de plus de 3000 sondes autonomes sillonne les mers, enregistrant l'évolution de la température des océans du globe : c'est là que sont stockés, sous forme de chaleur, 90 % de l'énergie en excès dans le système depuis que l'homme l'a perturbé (le reste ayant réchauffé l'atmosphère et les sols, et fait fondre des calottes de glace). Reste à comparer ces deux valeurs pour s'assurer que la machine thermique terrestre fonctionne bien comme on l'imagine.

REPÈRES
342 W/m² : c'est le flux d'énergie solaire que reçoit la Terre.
102 W/m² sont réfléchis directement vers l'espace, tandis que 239 W/m² actionnent les rouages de la machine thermique terrestre (circulation océanique et atmosphérique), avant d'être réémis sous forme d'infrarouge. Reste 1 W/m² : c'est ce déséquilibre qui est responsable du réchauffement global.

DES RÉSULTATS INATTENDUS

"Jusqu'en 2003, nous étions assez satisfaits : les mesures obtenues au sommet de l'atmosphère via les satellites étaient compatibles avec les données enregistrées dans les océans", explique Kevin Trenberth. Sans surprise, ces mesures révèlent que l'énergie globale augmente bien : la Terre absorbe environ un watt par mètre carré de plus qu'elle n'en émet vers l'espace. "Le problème, poursuit le chercheur, c'est qu'à partir de 2003, les mesures satellite indiquent que de plus en plus d'énergie est restée dans le système Terre... alors que dans le même temps, les océans ont emmagasiné de moins en moins de chaleur !" Ces dernières années, le déséquilibre thermodynamique serait monté jusqu'à 1,5 W/m² vu de l'espace, mais descendu à seulement 0,5 vu de l'océan (voir la courbe). Autrement dit, une énorme quantité de chaleur manquerait à l'appel !
Comme un écho terrestre à la "matière noire" galactique qui échappe toujours aux astrophysiciens, Kevin Trenberth et John Fasullo l'ont baptisée "énergie manquante". Et soumettent déjà leur hypothèse sur l'endroit où elle se cache... "Nous pensons qu'elle est enterrée à grande profondeur dans les océans, dans des zones qui ne sont pas étudiées de manière adéquate aujourd'hui", indique Kevin Trenberth. D'après le climatologue, seuls les 700 premiers mètres des océans du globe sont correctement sondés, alors que leur profondeur moyenne avoisine les 4000 mètres. La chaleur manquante pourrait donc demeurer cachée dans ces abysses. "Il n'y a pas d'autre réservoir d'énergie, dans le système terrestre, qui puisse séquestrer une telle quantité de chaleur à cette échelle de temps", complète John Fasullo. Et les enjeux dépassent de loin le cadre d'un simple bilan comptable. "Cette chaleur ne sera pas enterrée éternellement, prévient Kevin Trenberth. Elle refera surface un jour ou l'autre, peut-être de manière abrupte". Car on sait que les océans relâchent lentement leur chaleur dans l'atmosphère : si, comme le suggèrent les deux climatologues, il y a plus de chaleur dans les océans qu'on ne le pense, il faut s'attendre, dès lors, à ce que le réchauffement climatique soit bien plus sévère qu'envisagé jusqu'à présent !
Présentées il y a quelques mois, ces conclusions n'ont pas manqué de susciter la polémique. Sur la confiance à accorder aux données des satellites, tout d'abord. "Effectuer le bilan radiatif de la Terre au sommet de l'atmosphère est en principe possible, convient Robert Kandel, spécialiste des missions spatiales à l'Ecole polytechnique. Mais il y a encore beaucoup trop d'incertitudes et de biais d'observation pour qu'on puisse avoir un niveau de précision suffisant". Pour cet astrophysicien, la mesure satellite ne permet donc pas de garantir l'existence de cette énergie manquante. D'autre part, placer cette hypothétique chaleur manquante au fond des océans soulève aussi des interrogations. "S'il y avait une telle accumulation de chaleur dans les profondeurs des océans, cela devrait se répercuter sur le niveau des mers", argumente Anny Cazenave, du laboratoire d'études en géophysique et océanographie spatiales, à Toulouse. En effet, les océans se dilatent lorsque la température des eaux augmente. Or, le niveau des mers a continué de s'élever, depuis 2004, à la même vitesse que lors de la décennie précédente, et ce malgré la pause dans le réchauffement des eaux de surface. Un indice en faveur de la théorie de la chaleur manquante ? "Non, cette hausse peut être expliquée par un apport croissant d'eau issue de la fonte des glaces polaires et continentales", répond la chercheuse.
Les partisans de la chaleur manquante objectent que les processus physiques à l'ouvre dans l'océan profond restent largement inconnus (voir l'encadré). Et que, s'il existe des incertitudes sur les observations des satellites et des capteurs océaniques en valeur absolue, divergence entre ces deux mesures, depuis quelques armées, est, elle, indéniable. Dans un article consacré au bilan énergétique de la Terre, paru en mai dernier, le climatologue James Hansen, de la Nasa, considère que ce débat ne sera tranché que par une amélioration des mesures, tant océaniques que satellitaires : "La confiance dans les résultats de ces deux approches ne sera satisfaisante que lorsqu'elles seront en accord, ou qu'au moins les raisons de leur divergence seront comprises".
Alors ? La chaleur manquante tient-elle du mystère... ou du mythe ? La question a au moins le mérite de mettre en lumière la grande difficulté à comprendre où va l'énergie du réchauffement. Une donnée pourtant cruciale, si l'on veut pouvoir prédire l'évolution du climat de notre planète.

DANS LES PROFONDEURS DE L'OCÉAN
C'est le royaume de la nuit, du froid, des pressions extrêmes. Un royaume dont on dit qu'il est un moins bien cartographié que la lune ! De fait, les océans profonds restent très mal connus. Et si les sondes autonomes déployées depuis une dizaine d'années ont considérablement amélioré la vision des océanographes jusqu'à 2000 m de profondeur, elles demeurent impuissantes à dresser le portrait des abysses. Seules quelques observations ponctuelles réalisées lors de croisières scientifiques jettent un peu de lumière sur ces régions, qui jouent pourtant un rôle crucial dans le climat. La dynamique de l'océan profond constituerait ainsi l'une des principales sources d'incertitude dans les projections climatiques. En cause : le manque de connaissances sur la vitesse à laquelle la chaleur accumulée dans les eaux superficielles est transférée vers les océans profonds.

B.B. - SCIENCE & VIE > Juillet > 2011
 

   
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