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Ruée vers l'Or des Océans

Ruée vers l'Or des Profondeurs

C.I. - GEO N°446 > Avril > 2016

La Ruée vers l'Or des Abysses

Aussi dans les grands fonds marins gisent des millions de tonnes de minerais : or, cuivre, argent... Une véritable aubaine pour les industriels, qui relèvent aujourd'hui le défi de forer au-delà des 1500 m de profondeur. Reste à contrôler l'impact sur l'environnement marin.

Drôle d'Eldorado. L'obscurité y est absolue, le froid glacial et les pressions si colossales qu'elles peuvent broyer dix fois un homme. Et pourtant. C'est là, dans les profondeurs marines, que se prépare une nouvelle ruée vers l'or, mais surtout vers le cuivre, le zinc, le fer, le manganèse, et bien d'autres métaux encore. Certes, les grands fonds océaniques - qui occupent les deux tiers de notre planète - sont cartographiés avec bien moins de précision que la Lune. Certes, on ne compte à ce jour pas plus d'une dizaine de véhicules habités capables d'évoluer dans les abysses. Et pourtant, le monde du silence devrait bientôt résonner du bruit d'énormes excavatrices, broyant les roches par plus de 1000 mètres de profondeur pour en extraire de précieux minerais. Une révolution technologique qui n'est toutefois pas sans risque : mal encadrée, elle pourrait se traduire par des dommages irréversibles...

BIENTÔT DES EXPLOITATIONS JUSQU'À 4000 MÈTRES

Ce sont les pétroliers qui, dans les années 1970, ont ouvert le bal de l'exploitation des grands fonds avec, en guise de laboratoire, la mer du Nord. Encouragées par des prix du baril élevés, les grandes compagnies (BP, Shell, Exxon, Total, etc.) ont commencé par exploiter des gisements d'hydrocarbures situés à quelques centaines de mètres de la surface, puis se sont aventurées vers des profondeurs croissantes. Aujourd'hui, les gisements exploités au large de l'Angola, du Brésil ou dans le golfe du Mexique sont couramment situés à plus de 2000 m, et des explorations ont lieu 'jusqu'à 4000' m. Autant dire que gratter, forer, percer et trancher très loin de la surface, avec des outils télécommandés, est presque devenu la routine. Et les pétroliers ne sont plus seuls. De Beers, le principal producteur mondial de diamants, tire désormais la moitié de sa production annuelle de gisements offshore, qui puisent à 200 m de fond, au large des côtes. Mais pour les exploitants miniers, il reste une frontière à franchir : pouvoir remonter des matériaux solides - et pas seulement des fluides comme le pétrole et le gaz - depuis des profondeurs supérieures à 1500 m. Un saut qui leur ouvrirait l'accès aux grands fonds, et plus seulement aux marges continentales. Un exploit encore jamais accompli à l'échelle commerciale.
Quels matériaux ? Les industriels visent principalement les sulfures océaniques, d'étranges minerais résultant de la combinaison de soufre et de dizaines de métaux, depuis le banal fer jusqu'au très rare sélénium. Des minerais qu'il faut aller chercher là où ils se forment, sous l'eau, dans les sources hydrothermales. Ces sources, situées à l'aplomb ou en bordure des dorsales océaniques (carte ->) sont souvent des ensembles de plusieurs dizaines de cheminées minérales crachant en continu un panache d'une sorte d'encre sombre, d'où leur nom de "fumeurs noirs". "Ces cheminées expulsent un fluide très acide (pH 2 ou 3) et très chaud (environ 350°C), contenant de nombreux métaux, issu de la circulation de l'eau de mer à travers les roches volcaniques, les sédiments et les fractures du manteau rocheux océanique, explique Yves Fouquet, responsable du Laboratoire de géochimie et métallogénie de l'Ifremer à Brest. Lorsque ce liquide arrive dans l'eau de mer, il est brutalement refroidi et cela provoque le dépôt des minéraux riches en métaux sur les parois de la cheminée et, plus loin, sur les fonds marins."
Les cheminées (jusqu'à 40 m de hauteur) finissent par s'écrouler sur elles-mêmes sous l'effet de leur propre poids, tandis que, grâce à la proximité du magma, de nouvelles viennent rapidement se former sur les décombres des précédentes.
S'érigent ainsi, les millénaires passant, de véritables monts, généralement de quelques centaines de mètres de diamètre et de quelques dizaines de mètres de hauteur, faits de minerai massif dont des études révèlent la richesse parfois impressionnante : plus de 10 % de cuivre, par exemple, alors que les grandes mines chiliennes, qui assurent l'essentiel de la production mondiale, exploitent du minerai à 0,5 % ! Certaines sources contiennent plus de 20 % de zinc, 25 % de fer, de l'or à raison de plus de 15 g par tonne (sur terre, 1 g/t justifie largement l'exploitation), ainsi que de l'argent à 400 g par tonne ! Une manne fantastique. D'autant que, par extrapolation des données dont ils disposent, les chercheurs établissent qu'il gît, au fond des océans, des milliers de champs hydrothermaux (pour l'instant, seulement 250 ont été localisés lors de campagnes d'exploration sous-marine) et que les plus grands atteindraient des dizaines de millions de tonnes de minerai - un potentiel colossal à l'heure où, sur les continents, les ressources se raréfient.

TRENTE ANS D'ÉTUDES AVANT LA PLONGÉE

Une série de campagnes d'exploration et d'études a donc été menée, depuis la fin des années 1970, par des compagnies privées et des instituts de recherche américains, anglais, allemands, canadiens, russes, japonais, chinois... ou français, comme l'Ifremer. (Des tapis de métaux ->). Evidemment, récupérer ce minerai nécessite d'importants investissements. Car si les technologies en eau profonde existent, toutes ont été développées pour d'autres usages. Il s'agit donc de les adapter et d'élaborer un dispositif de production spécifique. Ce qui suppose de débourser des centaines de millions de dollars... et une prise de risque financier non négligeable. Mais a priori, le jeu en vaut la chandelle. En effet, la construction d'une seule maison nécessite en moyenne 100 kg de cuivre. Et des centaines de millions de Chinois, d'Indiens, de Brésiliens... ont besoin de logement. Les gisements terrestres, pour la plupart de métaux, allant s'appauvrissant, l'incitation à aller vers les profondeurs ne peut donc que croître. Enfin, comme toujours en pareil cas, le premier qui triomphera des grands fonds aura sur les autres un avantage technologique précieux, et cette compétition accélère encore la ruée vers l'or sous-marin.
Cette prime au premier (le first mover advantage, comme l'appellent les Américains) devrait en toute logique revenir à la compagnie canadienne Nautilus Minerals qui, après douze ans de préparation, dispose d'un dossier technique ficelé dans ses moindres détails (infographie ->) et espère débuter les opérations commerciales d'ici à deux ans. À la suite de découvertes scientifiques, Nautilus a demandé un permis d'exploitation au large de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, à un endroit idéal pour la prospection minière sous-marine : à 1700 m de profondeur et 70 km du port de Rabaul, dans les eaux calmes de la mer de Bismarck. Le site, baptisé Solwara 1, aurait une surface de II hectares. Dans ce gisement, qui dépasserait le million de tonnes, le cuivre et l'or dominent, et devraient assurer respectivement 60 % et 40 % des revenus de la compagnie.
L'effondrement récent du cours des métaux n'inquiète pas Nautilus. "Notre projet, estime son directeur adjoint Scott Trebilcock, est économiquement viable pour tout cours du cuivre réaliste. Nous avons dû réduire la voilure fin 2008 suite à l'assèchement du crédit causé par la crise récente. Mais ce problème va se régler très rapidement." De fait, les grandes compagnies minières semblent prêtes, désormais, à appuyer Nautilus : Anglo-American est entrée à 10 % dans son capital, et un magnat du fer russe en possède 20 %. C'est que le projet s'appuie sur le meilleur de la technologie existante en eau profonde. Les deux excavatrices, de 15 mètres de long, hautes comme une maison de trois étages et capables de broyer 6000 tonnes de roche par jour, seront réalisées par le britannique Soil Machine Dynamics. La partie destinée à remonter le minerai (notamment les quatre pompes surpuissantes) a été confiée à Technip, leader français dans les technologies pétrolières. Le bateau de service, qui fait office de base arrière dans ce type d'opération, est en cours d'achat. "L'épuisement d'un certain nombre de champs pétroliers fait qu'il y a sur le marché plusieurs bateaux à des prix raisonnables", se réjouit Scott Trebilcock, qui avertit : "Attention, nous n'avons pas seulement vocation à être des producteurs de cuivre et d'or. Nous sommes une compagnie de ressources sous-marines, et il existe bien d'autres gisements où ce sont d'autres métaux qui dominent."

UN SYSTÈME DE GOUVERNANCE DE L'OCÉAN ?

Ces ambitions clairement affichées, se pose la question de l'impact environnemental de cette nouvelle stratégie minière. Impact qui suscite déjà des oppositions. "Alors que l'on pense aujourd'hui que les sources hydrothermales pourraient avoir été le berceau de la vie sur Terre, les communautés biologiques uniques qui leur sont associées ont été découvertes il y a à peine 30 ans, avertit par exemple Jochen Halfar, chimiste à l'université de Toronto. Ces communautés sont les principaux écosystèmes chimiosynthétiques [qui synthétisent leur matière organique à partir de l'énergie chimique issue des fumeurs noirs] du monde, et sont hautement productives, des sortes d'oasis des profondeurs à la biomasse très élevée. La plupart des animaux qu'on y trouve, des vers géants aux mollusques et aux crabes, n'existent pas ailleurs et sont très mal connus de la science. Et il existe des êtres vivants que nous n'avons pas encore identifiés." Le chercheur souhaite donc que la communauté intemationale mette en place "un système de gouvernance de l'océan" qui établirait des règles d'exploitation visant à protéger l'environnement. Jochen Halfar, qui aimerait voir les sources hydrotherrnales classées en Aires marines protégées (AMP), fait d'ailleurs observer qu'il faut agir maintenant : une fois que l'activité minière sera lancée, il sera plus difficile de lutter contre les pratiques les plus destructrices. D'autres voix, notamment celles d'ONG comme le WWF s'inquiètent, elles, de la difficulté (bien illustrée par la pêche) à faire appliquer des règles au large et en profondeur, et soulignent le manque actuel de connaissances sur les dommages écologiques de ces activités.
Face à ces craintes, Nautilus Minerals déploie un argumentaire bien rodé : "Nous avons conduit des études d'impact écologique très poussées et mis au point toutes sortes de procédures pour protéger l'environnement, plaide Scott Trebilcock. Toute l'eau que nous remontons des grands fonds y sera réinjectée, afin d'éviter de perturber la structure de la colonne d'eau. En outre, sur ce site, il y a deux monts sous-marins jumeaux distants de 2 km ; nous en laisserons un totalement intact afin que la faune puisse recoloniser la zone prospectée quand nous aurons fini d'y travailler". Yves Fouquet reconnaît que le dossier de Nautilus ne manque pas d'arguments : "L'activité minière sur les continents a souvent un impact écologique considérable. En partie parce que le minerai y est pauvre, ce qui génère un très gros volume de déchets et une consommation énergétique énonne. Ici, on prélève du minerai très concentré, massif, posé sur le fond océanique : il suffit de le fragmenter puis de l'aspirer. Les déchets inutilisables sont réduits au minimum". Autre aspect à prendre en compte, l'activité minière terrestre suppose la construction d'infrastructures lourdes : bâtiments, routes, lignes électriques, etc. Alors que dans la mer, une fois le site épuisé, tout le matériel d'exploitation est remonté. Enfin, les meilleurs sites au plan minier sont distants de quelques kilomètres des précieuses sources hydrotherrnales. Car au niveau des sources mêmes, les dépôts sont encore en phase de formation. "Sans compter que personne n'a envie d'aller gratter des zones où circulent à haut débit des liquides très chauds et particulièrement corrosifs", sourit Yves Fouquet. Les excavatrices agiront donc dans des zones à la biodiversité réduite.
Reste que, selon le scientifique de l'Ifremer, il faudrait davantage d'études avant d'entreprendre l'exploitation organisée des grands fonds. "Il faut faire avancer les connaissances, établir des bilans de départ de la biodiversité dans ces zones, identifier les endroits intéressants pour agir de façon optimale. Car s'il est bien réalisé, le travail de recherche des ressources minières pourrait faire avancer nos connaissances sur la biodiversité, en particulier en aidant à définir des zones de référence et des espaces essentiels à protéger". Un des enjeux étant d'éviter une destructrice foire d'empoigne minière dans l'un des derniers environnements à peu près vierges de toute activité humaine.

CE QUE DIT LA LOI

Les règles du jeu minier diffèrent selon que l'on est dans la Zone économique exclusive (ZEE) d'un Etat ou dans les eaux internationales. Dans les ZEE, qui vont jusqu'à 200 milles marins des côtes, l'Etat est souverain. Dans les eaux internationales, les autorisations sont délivrées par l'Autorité internationale des fonds marins qui s'efforce d'attribuer équitablement les zones d'activité. Après avoir surtout légiféré sur les gisements de nodules, elle se penche aujourd'hui sur les sulfures et les encroûtements de manganèse. Jusqu'à présent, l'exploration de ces gisements s'était concentrée dans les ZEE, où les règles sont plus claires.

Y.S. - SCIENCE & VIE > Novembre > 2009
 

   
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