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Grands Nombres : L'infini Puissance 10

QUI EST-IL ?

Le nombre 3.000.000.000 (trois milliards ou 3 x 109) n'a l'air de rien. Pourtant, vous n'arriverez jamais à compter jusque-là au cours de votre vie : trois milliards de secondes correspondent à un peu moins de cent ans. Ce qu'on appelle un grand nombre dépend ainsi de la perception que l'on peut en avoir : il n'y a pas de définition mathématique. Pour un physicien, 1080 (un 1 suivi de 80 zéros), l'estimation du nombre de particules dans l'Univers connu, est déjà un "grand" nombre. Mais le mathématicien va beaucoup plus loin en imaginant et en manipulant des nombres qu'il est difficile, voire impossible de concevoir. Des nombres si grands qu'ils nécessitent des notations particulières.

OÙ SONT-ILS NÉS ?

La tradition hindoue est riche en appellations pour les grands nombres. Ainsi, dès les premiers Védas (entre 1200 et 500 avant notre ère), la plupart des puissances de 10 sont baptisées : ainsi crore, pour 107, ou asankheya, pour 10140. Inventeurs du terme "myriade" pour désigner le nombre 10.000, les Grecs utilisèrent aussi une notation représentant une myriade au carré (108). Archimède, dans l'Arénaire, s'interroge sur la limite supérieure du nombre de grains de sable qu'il faudrait pour remplir le volume du monde. Ses réflexions l'amènent à introduire des notations spécifiques pour qualifier des grands nombres jusqu'à 10 puissance 8 à la puissance 10 puissance 8). Il conclut que la "sphère du monde", dont il estime le diamètre à deux années-lumière, ne contient pas plus de 1063 grains de sable.
À la Renaissance, le mathématicien Nicolas Chuquet regroupe les 0 par groupes de 6 et invente les termes million (106), billion (109, qui devint milliard) et trillion (1012). On peut ainsi nommer toutes les puissances de 10, mais comme leur développement décimal devient long à écrire à partir d'un certain rang, on lui préfère vite la notation scientifique, qui a l'avantage de la compacité : soit a x 10n, où a est un nombre réel compris entre 1 et 10 et n un entier. Autre avantage de cette écriture universellement utilisée aujourd'hui : elle permet la comparaison de deux grands nombres au premier coup d'oil. Par exemple, on voit immédiatement que 1036 est plus grand que 1034, alors que si ces nombres étaient écrits avec leur développement décimal, la comparaison serait moins rapide.
Au cours du XXè siècle, certaines puissances de 10 très particulières sont identifiées pour leur caractère marquant. Ainsi, en 1938, le mathématicien Edward Kasner demande à son neveu un nom pour le nombre 10100. L'enfant lui propose "gogol", googol en anglais, un terme auquel le succès du célèbre moteur de recherche a fait beaucoup de publicité. Bien que ce nombre n'ait pas de signification particulière (il correspond approximativement à 70 ! = 70x69x68x ... x3x2), il est l'archétype du grand nombre : il frappe les esprits, car rien de physique ne semble pouvoir le dépasser. Par exemple, il y a considérablement moins de 10100 particules dans l'Univers. Une échelle temporelle permet de mieux appréhender la taille de ce monstre : si l'on retirait chaque année un atome à l'Univers, on le viderait en 1086 secondes, un nombre encore bien inférieur au gogol.

OÙ LES TROUVE-T-ON ?

Le problème est qu'à partir d'un certain rang, ces nombres sont tellement grands que l'on a du mal à imaginer où l'on peut les repérer. Nous l'avons vu, il n'y a pas grand-chose de physique qui se compare à 10100. Mais Kasner a fait encore plus fort avec le gogolplex, qui s'écrit 1010100. Soit 10 puissance 10 puissance 100 ou 10 puissance gogol, ou encore, en notation développée, un 1 suivi d'un gogol de zéros. Où peut-on le trouver ? Dans la complexité du jeu d'échecs ? Tentons d'estimer une limite supérieure au nombre de parties possibles. Une partie légale ne peut dépasser 6.000 coups. À chaque coup, il n'y a que cent mouvements possibles sur l'échiquier (en comptant large). Il ne peut donc y avoir que 1006000 = 1012.000 scénarios de partie possibles, soit environ 10 puissance 10 puissance 4. C'est certes un nombre énorme par rapport au gogol, mais insignifiant face au gogolplex. Et même avec des jeux plus complexes, tel le go, on ne peut guère franchir ces limites.
Le mathématicien Émile Borel et l'astrophysicien Arthur Eddington sont allés encore plus loin avec la métaphore du singe savant, qu'ils ont élaborée pour faire comprendre ce qu'est un phénomène peu probable. Imaginons un singe tapant sur une machine à écrire au hasard. Combien de temps mettrait-il à produire, sans erreur, les ouvres complètes de Shakespeare qui représentent cinq millions de caractères ? Considérant qu'il y a environ 60 lettres possibles (minuscules et majuscules), il y a 605.000.000 possibilités de textes, dont une seule bonne. Autrement dit, la probabilité de taper toute l'ouvre de Shakespeare au hasard est de 1/605.000.000. En supposant que le singe mette six mois à faire une version, il a de bonnes chances d'arriver à exécuter l'ouvre complète de Shakespeare en 10107 années. On est encore loin du gogolplex...

LEURS PETITES HISTOIRES

Si le physicien est resté sur le bord du chemin, le mathématicien peut continuer à jouer avec des nombres plus grands encore. Assez vite pourtant, il est confronté à un problème d'écriture. Par exemple, s'il est possible d'écrire n'importe quel nombre inférieur à 10 puissance 10 puissance 6 - des nombres n'ayant qu'un million de chiffres -, écrire un gogolplex avec tous ses zéros est physiquement impossible : cela demanderait un temps plus grand que l'âge de l'Univers, et l'on aurait besoin de plus de matière qu'il n'y en a dans le Cosmos...
L'écriture des puissances bute également lorsqu'on veut écrire des nombres de plus en plus grands. Pour être en mesure de les figurer, les mathématiciens ont donc inventé d'autres notations. Ainsi, en 1976, Donald Knuth a proposé la notation des puissances itérées (symbole ↑↑) qui généralise la notion de puissance...
Bien qu'on puisse nommer ces nombres, et des nombres encore plus grands, nous ne pourrons jamais les concevoir précisément. D'ailleurs, qu'est-ce qui distingue ces nombres inaccessibles de l'infini ? C'est ce type de réflexion qui, à partir des années 1950, a mis les mathématiciens sur la voie de l'analyse non standard, conçue justement afin de traiter les notions d'infiniment petit et d'infiniment grand de manière rigoureuse. Elle introduit par exemple le concept de nombres non limités (ou inaccessibles), supérieurs à tout nombre standard... Comme dans la théorie des transfinis de Cantor, les nombres qui sont utilisés s'apparentent plus à l'infini qu'à des nombres concrets...

P.P. - SCIENCES ET AVENIR H.S. > Octobre-Novembre > 2009
 

   
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