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Le Boson de Higgs à Portée de Main

Introduction

Quarante ans que les physiciens rêvent de mettre la main sur lui ! Non seulement le boson de Higgs est une nécessité théorique, mais de lui dépend la masse de toutes les autres particules. Mieux, sa découverte doit ouvrir la voie à une nouvelle vision de la physique... Or, la prochaine mise en service du LHC, promet déjà de faire surgir la "particule de dieu" des plus ultime recoins de la planète. À moins qu'un outsider ne lui grille la politesse...

La matière n'a pas livré tous ses secrets. et il en est un qui résiste à toutes les investigations et se joue des équations les plus sophiqtiquées. Ce secret, c'est le mécanisme par lequel les moindres particules de matière, ces plus infimes constituants des atomes, sont dotés d'une masse. Car à ce jour, la consistance même de la matière reste inconnue ! Toute la communauté de la physique des particules partage le sentiment d'une révélation imminente : celle de mettre enfin la main sur la particule ultime censée donner sa masse à toutes les autres. Ultime, le mot n'est pas trop fort. Car selon la théorie, cette particule n'est rien moins que la pièce manquante permettant de reconstituer le puzzle de la matière. C'est dire combien sa découverte alimente les rêves des chercheurs depuis plus de 40 ans qu'elle leur échappe. D'ailleurs, le prix Nobel de physique Leon Lederman l'a tout simplement baptisée la "particule de Dieu". Cette particule est même si cruciale qu'il n'est pas besoin d'être physicien pour que son nom sonne familièrement aux oreilles : le boson de Higgs. Mais attention : ce fameux boson n'est encore qu'une pure création née de l'imagination des physiciens, une fiction destinée à rendre la matière intelligible. De fait, c'est pour faire tenir le modèle standard de la physique des particules, cette construction théorique qui décrit la matière telle qu'on la comprend aujourd'hui, que le Higgs a été inventé. Qu'il s'effondre, et tout serait alors à revoir... De là, aussi, sa telle importance.
Pour faire jaillir le Higgs du cour de la matière, pas question de lésiner sur les moyens. Il fallait un accélérateur de particules capable de délivrer assez d'énergie pour faire jaillir de la collision de particules des particules toujours plus massives (en vertu de la célèbre formule de la relativité restreinte E = mc², c'est-à-dire que l'Energie est égale à la Masse multipliée par la vitesse de la lumière au carré). Or, c'est bientôt chose faite, puisqu'après dix années de travaux d'un budget de quatre milliards d'euros, le LHC (Large Hadron Collider) devrait entrer en service à l'automne prochain au Cern (Conseil européen pour la recherche nucléaire), près de Genève. Plus puissant accélérateur jamais conçu, avec son anneau de 27 km, ce prodigieux outil fera entrer en collision frontale des particules accélérées jusqu'à l'énergie de 7 TeV, engendrant des chocs libérant l'énergie jamais atteinte de 14 TeV.
Oui, mais le LHC n'est pas le seul en lice et un autre accélérateur menace de lui griller la politesse : le Tevatron, entré en service en 1983 au Fermilab, près de Chicago. Des deux côtés de l'Atlantique, on assiste ainsi à une sorte de poker menteur pour savoir qui verra le Graal le premier. Pourtant, le Tevatron ne saurait rivaliser avec le futur LHC : n'est-il pas 14 fois moins puissant ? Alors, simple coup de bluff ? En fait, tout dépend... de la masse du boson de Higgs. S'il se révèle assez léger, cela implique moins d'énergie pour le faire sortir de sa tanière. Or, d'après les dernières observations opérées par les physiciens, ce pourrait bien être le cas. Un crève-cour pour le Cern, dont l'accélérateur géant a précisément pour première mission la chasse au Higgs.
Première mission, mais pas la dernière. Car au-delà de la découverte du Higgs, c'est bien d'autres questions que les scientifiques espèrent résoudre dans la foulée. Car si le Higgs est la clé de voûte du modèle standard, il est aussi la particule par laquelle celui-ci achoppe. En particulier, au-delà d'une certaine énergie, le modèle standard lui attribue une masse proprement aberrante, preuve que cette théorie se cogne à des limites qui lui sont propres ! Ainsi, des propriétés, voire de l'existence du Higgs découlera une toute nouvelle physique non encore prédite par le modèle standard et que le LHC explorera bientôt à des échelles d'énergie jamais atteintes. Autant dire que, quelle qu'elle soit, la "particule de Dieu" promet déjà de propulser la physique au-delà de la conception qu'on en a aujourd'hui, ouvrant la porte sur une nouvelle vision de l'intimité de la matière et de la nature physique du monde.

Mathieu Grousson - SCIENCE & VIE > Mai > 2008

 1/ C'est la Particule Ultime

Inventé pour faire tenir la théorie, le boson de Higgs a révélé un formidable pouvoir : il serait celui qui donne leur masse aux autres particules... D'où son nom de "particule de Dieu".

UNE TRIPLE PATERNITÉ - le boson de Higgs a été inventé une première fois par F. Englert et R. Brout, qui ont publié leur trouvaille le 31/08/1964 dans Physical Reviews Letters. Puis une seconde fois par le physicien britannique Peter Higgs prédit l'existence d'une particule qui fait "tenir" les équations du modèle standard de la physique : le boson de Higgs, dont l'article figure dans l'édition du 19/10, même revue.

Boson de Higgs. Derrière ce drôle de petit mot qui fait songer à un personnage de cartoons, c'est en fait la clé de voûte de la physique des particules qui se cache. Au point que jamais particule n'a été à ce point attendue au fond d'un accélérateur : que les chercheurs mettent la main dessus, ils auront alors franchi une nouvelle et capitale étape dans l'effort que poursuit patiemment la science pour mettre au jour les lois fondamentales qui régissent la nature. C'est-à-dire les lois qui se manifestent à travers d'innombrables phénomènes et permettent de les expliquer tous, de leur donner une cohérence, de faire en sorte que les effets aient une cause et que ces causes ne se contredisent pas. Sachant que, au final, cette quête poursuit un Graal : découvrir une interaction unique qui, à elle seule, rendrait compte de toutes les relations qu'entretiennent entre elles les particules élémentaires constituant la matière.

VERS LA GRANDE UNIFICATION

Certes, la physique n'en est pas encore là. Mais elle est déjà parvenue à réduire à quatre seulement le nombre des forces qui régissent la matière. Deux étant à courte portée - la force nucléaire forte, qui assure la cohésion des noyaux atomiques, et la nucléaire faible, qui se manifeste dans la radioactivité -, et deux étant à longue portée : la gravitation, qui fait tomber les pommes et s'attirer les planètes, et l'électromagnétisme, qui assujettit les électrons au noyau des atomes. Concrètement, ces forces s'expriment via des particules dites médiatrices (les bosons vecteurs), que s'échangent les particules de matières (les fermions) sitôt qu'elles interagissent entre elles. Voici en tout cas la représentation de la matière telle que l'établit le "modèle standard", comme ont baptisé les physiciens la théorie résumant l'état actuel de leurs connaissances en physique des particules (infographie ->).

Mais voilà : quatre forces, c'est encore trop si une seule régit la nature ! Comment pousser plus loin l'unification ? Ici, les physiciens ont eu l'idée que l'interaction électromagnétique (dont la particule médiatrice est le photon) et l'interaction nucléaire faible (que véhiculent les bosons W et Z) pourraient se fondre en une seule force, dite électrofaible. Et dans les années 1960, les physiciens américains Glashow, Salam et Weinberg sont parvenus à mettre en équations cette nouvelle force. Oui, mais cette théorie se heurte à un obstacle majeur : alors qu'elle associe forcément des photons avec des bosons W et Z, les premiers sont des bosons sans masse, tandis que les seconds sont, eux, les bosons les plus massifs que l'on connaisse ! Une véritable incompatibilité qui, sur le papier, se traduit par des équations aberrantes, prédisant par exemple des phénomènes ayant une probabilité de se produire supérieure à cent pour cent. Autrement dit, des phénomènes plus probables que s'ils surviennent réellement ! Absurde.
Comment sortir de cette impasse ? En inventant un mécanisme susceptible de rétablir l'équilibre, vont répondre les physiciens. Et c'est ici qu'intervient le fameux boson de Higgs. Imaginé en 1964 par Peter Higgs, Robert Brout et François Englert, ce nouveau boson joue les pompiers théoriques en interagissant avec les bosons W et Z, ce qui permet de faire disparaître les prédictions farfelues de la théorie. Dès lors, la route vers la grande unification se retrouve dégagée. Oui, mais avec une contrepartie : de l'existence de ce boson nouveau dépend désormais la cohérence du modèle standard, ce qui le rend encore plus précieux... Reste qu'en inventant le boson de Higgs, les physiciens ont mis la main sur une mine d'or théorique. Car en étudiant leur créature sous tous ses aspects, surprise: ils découvrent que son interaction avec les bosons vecteurs revient à les affubler d'une masse. Non seulement le mécanisme de Higgs résout les incohérences découlant du fait que le W et le Z ont une masse, mais il est aussi ce par quoi ils ont une masse. Et ce n'est pas tout. Car bientôt, les chercheurs réalisent que le Higgs explique de la même manière la masse des autres particules de matière, les quarks et les leptons. Pour se représenter ce phénomène, on peut imaginer les bosons de Higgs comme une foule que traverseraient des personnes plus ou moins célèbres (les particules de matières). Selon l'intensité avec laquelle ces dernières interagissent avec la foule, elles progressent avec plus ou moins de difficulté. Eh bien, cette résistance que leur oppose la foule des bosons, c'est leur masse. Quant aux personnes qui n'interagissent pas avec la foule, la traversent sans attirer la moindre attention, c'est simple : elles n'ont pas de masse. Autrement dit, c'est l'interaction avec le Higgs qui donne leur consistance aux autres particules.

UNE PURE FICTION ?

C'est pour toutes ces raisons que le fameux boson est devenu la particule la plus recherchée de la physique. Au point que les physiciens ont, en 2000, décidé de construire l'outil propre à le faire enfin jaillir des recoins de l'espace-temps : le Large Hadron Collider (LHC), qui, avec ses 27 km de circonférence, est l'accélérateur de particules le plus puissant jamais imaginé à ce jour. De quoi enfin mettre un terme à près de quarante ans de supputations. Pour autant, les physiciens se doutent que la traque du Higgs leur réservera des surprises. Après tout, la particule de Dieu n'est toujours qu'une vue de l'esprit, une pure fiction inventée dans le seul but de faire tenir ensemble les interactions électromagnétique et faible. Sera-t-il exactement ce qu'en dit le modèle standard ? Ce serait déjà bien... Mais comme le fait remarquer Georges Azuelos, à l'université de Montréal, "la seule chose dont on soit certain, c'est que le respect de l'unitarité (l'impossibilité de probabilités supérieures à 100 %) implique une découverte au LHC aux environs de 1 TeV (téraélectronvolt)". Un boson de Higgs type modèle standard est donc possible. Mais qu'il ne le soit pas ne l'est pas moins...
De fait, le modèle standard ne décrit qu'un état de la physique telle qu'elle se révèle aux niveaux d'énergie fournis par les accélérateurs dont on dispose aujourd'hui. Il cadre donc avec les interactions connues, et les particules qui veulent bien se laisser détecter présentent des caractéristiques qui ne peuvent le remettre en cause. Mais tous les physiciens savent bien que ce modèle standard n'aura qu'un temps, qu'il n'est qu'étape intermédiaire dans la compréhension de la matière. La preuve ? Au-delà des énergies accessibles aujourd'hui (environ 1 TeV), les équations du modèle standard décrivent un boson de Higgs au comportement étrange, c'est-à-dire dont la masse n'est plus fixe. Plus précisément, celle-ci enfle, devient incontrôlable, et finit par "diverger" (atteindre des valeurs sans limite). À moins d'ajuster le modèle standard de façon si fine que cela semble purement artificiel à la plupart des physiciens. Or, le LHC mènera la battue au-delà de 1 TeV. À quoi ressemblera alors son tableau de chasse ? Mystère. Même si les physiciens ont déjà quelques idées sur ce qui pourrait advenir au-delà du modèle standard. Mais comme le résume John Ellis, à la Division de physique théorique du CERN, "dès que l'on dévie du modèle standard, tout devient possible !" Ainsi, tandis que les théoriciens peaufinent leurs équations, les expérimentateurs sont entrés dans une phase de compétition acharnée.

Mathieu Grousson - SCIENCE & VIE > Mai > 2008

 2/ Le Higgs plus que jamais à Portée de Main

Débusquer la "particule de Dieu" : on espère que le LHC réalisera l'exploit. À moins que le Tevatron américain... Car c'est au finish que se termine la chasse au Higgs !

Plus que quelques mois ! À l'automne prochain, en effet, le plus puissant accélérateur de particules jamais conçu, le Large Hadron Collider (LHC), entrera en service au fond du tunnel circulaire de 27 km de circonférence du Conseil européen pour la recherche nucléaire (Cern), installé entre la Suisse et la France. Capable de faire entrer en collision des particules avec une force inouïe, il ne devrait pas tarder à débusquer la plus convoitée d'entre elles : le boson de Higgs. Si tout se passe comme prévu, la "particule de Dieu" devrait se manifester d'ici le début de la prochaine décennie, révélant au milieu de fantastiques gerbes quantiques la dernière pièce encore manquante au modèle standard de la physique.

AU CERN... OU AU FERMILAB ?

Qui sera l'heureux vainqueur de cette chasse au boson ? Pour évaluer les chances de chacun, il faut avoir en tête comment s'y prennent les expérimentateurs pour observer les infimes constituants de la matièr. Le principe consiste à faire s'entrechoquer des particules de matière (des protons ou des antiprotons par exemple) afin d'observer les nouvelles particules qui naissent de ces collisions. Ces particules sont propulsées magnétiquement dans un tube - le fameux anneau de l'accélérateur -, les unes tournant dans un sens, les autres à l'opposé. Lorsqu'elles ont emmagasiné la quantité d'énergie ad hoc, on les dévie de leur trajectoire afin qu'elles entrent en collision frontale au sein d'un détecteur. Avec ses dizaines de millions de capteurs (140 millions pour le plus gros détecteur du LHC), celui-ci enregistre, dans toutes les directions et dans un rayon de plusieurs mètres, le passage des milliers de particules issues de chaque collision. La suite appartient à des systèmes informatiques qui trient les informations enregistrées pour reconstituer les événements qui se sont déroulés dans le détecteur. Dans l'espoir que certains signalent l'existence du boson. On l'a compris, c'est la violence du choc qui fait en partie la différence. Sachant que la masse des particules est directement exprimée en énergie (électronvolt, ou eV), en vertu de l'équivalence entre masse et énergie qu'établit la relativité restreinte (E=mc²). Or, comment le Tevatron, qui plafonne à 2 TeV (téraélectronvolt) d'énergie, peut-il prétendre à la découverte du Higgs quand le LHC promet d'explorer la matière bien plus intimement, puisqu'il atteindra les 14 TeV ? Surtout que la particule de Dieu est probablement l'une des plus lourdes du bestiaire du modèle standard, donc celle qui nécessite le plus d'énergie. A priori, peu de chance.
Sauf qu'une inconnue demeure : si le modèle standard prévoit l'existence du Higgs, il ne permet pas de calculer sa masse. Pas plus que pour les autres particules d'ailleurs, dont la masse n'est connue qu'après observation. Et c'est ici que le Tevatron retrouve espoir. Car les équations établissent une relation entre la masse du Higgs et celle d'autres particules dont la masse est connue avec plus ou moins de précision. Ce qui permet de déduire une masse pour le Higgs. Ainsi, d'après les mesures les plus récentes, il y aurait 95 chances sur 100 que la masse de la particule de Dieu soit inférieure à 0,144 TeV.
Ajoutons que les expériences réalisées dans les années 1990 au LEP, l'accélérateur de première génération du Cern auquel le LHC doit justement succéder, ont définitivement exclu un Higgs dont la masse serait inférieure à 0,114 TeV. "Nous avons donc une plage très étroite dans laquelle la masse du Higgs doit se trouver, commente Abdelhak Djouadi, au Laboratoire de physique théorique, à Orsay. En sachant toutefois que la limite supérieure de 0,144 TeV n'est qu'à 95% de niveau de confiance. Pour atteindre 99 %, cette limite peut être bien plus élevée."

TOUT DÉPEND DE SA MASSE...

Quoi qu'il en soit, plus le Higgs est léger, moins l'énergie nécessaire à sa production est importante. Et plus les chances du Tevatron de l'observer en premier augmentent ! Mais il n'y a pas que la masse : l'instabilité du fameux boson pourrait aussi faire la différence. De fait, ce genre de particule a la fâcheuse propriété, sitôt créée, de se désintégrer en un clin d'oil en une série d'autres particules. Si vite qu'on ne connaîtra la particule de Dieu qu'à travers les produits de cette désintégration.

LA PORTE D'UN NOUVEAU MONDE

En effet, dans cette gamme de masse, le boson manquant se désintègre préférentiellement en deux bosons W, soit le canal le plus facilement observable aussi bien au Tevatron qu'au LHC. Sauf que dans cette gamme de masse, l'accélérateur du Cern, compte tenu de sa puissance, n'a aucun souci à se faire. Il découvrira le Higgs en quelques mois, y compris si, sa masse est bien plus élevée que prévu. Alors qu'un Higgs supérieur à 0,180 TeV serait au-delà des possibilités du Tevatron. Au final, quelles sont les chances réelles de l'accélérateur américain ? Pour Patrice Verdier, "si le Higgs ne se situe pas entre 0,114 et 0,180 TeV, le Tevatron pourra tout au plus le confirmer à 95 %. Et s'il s'y trouve, nous pourrons en donner ce que nous appelons, en termes statistiques, une évidence, ce qui n'est pas une découverte irréfutable". Jean-François Grivaz, lui, est optimiste : "Si la masse du Higgs est autour de 0,115 TeV, la probabilité que cette évidence se transforme en découverte n'est pas nulle." Une chose est sûre : quel que soit le vainqueur, la grande gagnante sera la physique. Par ailleurs, même s'il a été conçu prioritairement pour découvrir le Higgs, le LHC gardera sa raison d'être car sa puissance extraordinaire le destine surtout à explorer une nouvelle physique, au-delà des prédictions du modèle standard. Une porte vers un nouveau monde.

 3/ À l'aube d'une Nouvelle Physique

Comment la matière a-t-elle jailli de l'énergie ? Pour le comprendre, le modèle standard doit être dépassé. Avec le Higgs, les physiciens ont une ambition : percer les secrets de la matière à des niveaux d'énergie qui, en l'état de la théorie, font vaciller leurs équations. Preuve qu'il existe une autre physique... que des pistes "exotiques" envisagent déjà.

Si la traque au boson de Higgs mobilise toutes les énergies, ce n'est pas seulement parce que la particule de Dieu doit livrer le secret de la masse de toutes les particules : les scientifiques le convoitent aussi pour découvrir la physique qui se cache derrière. De fait, tout ce que l'on sait aujourd'hui des lois et des particules qui régissent la matière - le fameux modèle standard - fonctionne, mais jusqu'à un certain niveau d'énergie seulement : si l'on pousse un peu plus loin, les équations divergent, révélant des incohérences. Ainsi, sur le papier, au-delà de 1 TeV, la particule de Dieu enfle, sa masse gonfle. Or, la masse d'une particule est une constante ; elle ne dépend pas des circonstances. Si les équations du modèle standard la font varier, c'est donc qu'il y a un problème : cette théorie n'est pas capable de prédire ce qui se passe au-delà de 1 TeV. Autrement dit, le gonflement de la masse du Higgs à haute énergie dans le modèle standard est le signe qu'au-delà de 1 TeV, une porte s'ouvre sur une physique inconnue, une vision de la matière insoupçonnée. Or, avec ses 14 TeV de pure énergie, seul le LHC sera assez puissant pour percer le secret prométhéen.
Reste que les physiciens n'ont pas attendu le LHC pour plancher sur l'après-modèle standard. Dès les années 1960, des extensions théoriques sont ainsi apparues, dont l'objectif principal était la poursuite de l'unification des interactions. La plus célèbre étant sans aucun doute la "supersymétrie" (Susy), théorie selon laquelle à chaque particule connue correspond une autre particule à découvrir, son partenaire supersymétrique. L'intérêt concernant le gonflement du Higgs ? Les interactions possibles entre les particules du modèle standard et leurs partenaires supersymétriques se traduisent mathématiquement par des termes qui absorbent les divergences mathématiques responsables de ce gonflement.
Certes, personne n'a encore vu ne serait-ce que l'ombre d'une particule supersymétrique. Il n'empêche, "il s'agit à mon avis de l'extension la plus plausible du modèle standard ", se réjouit Abdelhak Djouadi, du Laboratoire de physique théorique, à Orsay. Qui plus est, la Susy présente un gros avantage : là où le modèle standard vacille au-delà de 1 TeV, ses équations tiennent la route jusqu'à l'énergie astronomique de 1013 TeV, soit l'énergie où les physiciens pensent que l'interaction forte et l'interaction électrofaible doivent se fondre en une force unique, appelée "échelle de grande unification". Pour Michelangelo Mangano, de la division de physique théorique du Cern, "la Susy est la construction intellectuelle la plus fascinante au-delà du modèle standard".

PAS UN, MAIS CINQ HIGGS ?

Impossible aujourd'hui d'en savoir plus tant que le LHC n'est pas entré en service. Lui seul dira si c'est la supersymétrie qui émergera des fantastiques collisions de particules provoquées en son sein. Si tel est le cas, cela signifiera que cette théorie offre, au-delà du modèle standard, une vision réaliste de la matière. Quid ici du boson de Higgs ? D'après les calculs, ce n'est pas un boson que les physiciens attraperont alors dans leurs filets, mais cinq, le plus léger d'entre eux ressemblant à celui du modèle standard. "Dans la version minimale de la théorie supersymétrique, la masse du Higgs le plus léger doit être inférieure à 0,13 TeV", explique ainsi Abdelhak Djouadi.
Mais tout ceci reste très hypothétique. D'autant plus que "le problème de la supersymétrie, rappelle Christophe Grojean, à la division de physique théorique du Cern, c'est que dans sa version la plus naturelle, elle prévoit des particules légères que l'on n'a jamais vues. Il a donc fallu ajuster les paramètres de la théorie à 1 % près pour faire grossir ces particules sur le papier." Georges Azuelos, à l'université de Montréal, confirme : "La Susy n'est qu'une théorie, et on n'a aujourd'hui aucune preuve expérimentale de sa validité. Il y a donc une nécessité à envisager des modèles alternatifs."
Ce dont ne se sont pas privés les physiciens, qui ont imaginé pléthore de modèles, dits exotiques, chacun apportant sa solution aux questions posées par le modèle standard, le boson de Higgs et la supersymétrie. Par exemple, à la fin des années 1970, Steven Weinberg et Leonard Susskind, à l'université de Stanford, ont proposé des modèles dits "technicouleurs", dans lesquels le Higgs n'est plus une particule élémentaire, mais un objet composite composé de particules élémentaires et appelées technofermions. Ainsi, à basse énergie, le Higgs se comporte telle une particule élémentaire ; mais aux énergies où le modèle standard prévoit une divergence de la masse du fameux boson, il "fond" pour laisser apparaître sa nature composite et, partant, une nouvelle physique. "Cette théorie n'a pas séduit beaucoup de théoriciens, commente Georges Azuelos, car ses prédictions ne respectaient pas les contraintes provenant des mesures de précision réalisées au LEP. Mais des versions des modèles technicouleurs, plus sophistiquées, ont été proposées, peut-être aussi naturelles que la Susy. De fait, ils tentent de décrire la physique à des énergies de l'ordre du TeV, sans prétendre pouvoir extrapoler jusqu'aux échelles de grande unification."
Autre exemple de modèle se concentrant uniquement sur l'échelle du TeV : les modèles dits "Little Higgs", introduits au début des années 2000 par Nima Arkani-Hamed, à l'université de Californie à Berkeley, Andrew Cohen, à l'université de Boston, et Howard Georgi, à Harvard. Comme dans le cas de la supersymétrie, l'approche consiste à appareiller chaque particule du modèle standard avec une nouvelle particule, les nouveaux processus physiques engendrés par cet ajout permettant de contrôler la masse du Higgs au-delà du TeV. Mais alors que dans la Susy, chaque particule de force (boson) est allégrement associée à une particule de matière (fermion) supersymétrique, les modèles "Little Higgs" associent, eux, un boson avec un boson, et un fermion avec un fennion. Avantage de ce type de modèles : ils prévoient naturellement un boson de Higgs léger, comme semblent l'indiquer les mesures les plus récentes réalisées au Tevatron, à Chicago. Inconvénient : "Pour rester en accord avec la théorie électrofaible - celle qui fonde l'existence même du boson de Higgs, ces modèles nécessitent l'introduction forcée d'une nouvelle symétrie appelée T-parité... que rien n'étaye par ailleurs", précise Fabienne Ledroit, spécialiste de la traque des Higgs "exotiques" au Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie, à Grenoble.

DES DIMENSIONS CACHÉES ?

Parmi tous ces modèles, les plus exotiques, mais aussi les plus excitants, restent cependant ceux qui impliquent des dimensions supplémentaires. En l'occurrence, de minuscules dimensions qui seraient passées inaperçues parce que repliées sur elles-mêmes. Comme un fil tendu entre deux poteaux : pour le funambule qui ne peut qu'avancer ou reculer dessus, c'est un espace à une seule dimension ; mais pour la fourmi qui peut en faire le tour, le long de son périmètre, cet espace a une petite dimension supplémentaire enroulée sur elle-même. De là, l'idée proposée par Lisa Randall, à Harvard, et Raman Sundrum, à l'université John-Hopkins, à la fin des années 1990 : alors que dans la plupart des approches théoriques, on admet que la gravitation est trop peu intense pour jouer un rôle dans la physique des accélérateurs, les deux physiciens ont imaginé qu'à l'échelle du TeV, celle-ci se manifeste à travers les dimensions supplémentaires. Si l'idée paraît surprenante, elle prédit, selon le détail des modèles envisagés, de nouvelles particules, des fuites d'énergie dans les dimensions supplémentaires, voire la création au LHC de minitrous noirs qui, sur le papier, préservent la validité de la théorie électrofaible et stabilisent la masse du boson de Higgs.
Quand la théorie en prévoit un ! Car en 2003, cinq chercheurs dont Christophe Grojean, du Cern, ont carrément proposé une théorie avec dimension supplémentaire permettant purement et simplement de se passer du boson de Higgs ! "Car tout élégant qu'il soit, le mécanisme de Higgs est une invention qui pose autant de questions qu'il en résout", avoue Christophe Grojean. "La seule certitude, résume Marcela Carena, c'est qu'il va se passer quelque chose autour de 1 TeV !" Le monde de la physique théorique attend donc avec impatience que le LHC fasse le tri entre ces propositions, et indique la voie que la nature a choisie pour faire jaillir la matière de l'énergie.

M.G. - SCIENCE & VIE > Janvier > 2006
 

   
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