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Les Équations du Vivant

Les Fécondes Équations du Vivant
BIOMATHÉMATIQUES

Longtemps rétives aux mathématiques, les sciences de la vie se laissent séduire. Une complicité qui leur permet d'apprivoiser le hasard et le chaos.

Mais où sont donc passées les sciences "molles" ? En premier lieu celles de la vie qui, au nom de la complexité des systèmes, de leur imprévisibilité, de leur évolution permanente, de la variabilité entre les individus, de leur incompatibilité avec les courbes exponentielles, ont été longtemps réfractaires à la mise en équations. Durant des lustres, elles n'ont guère recouru qu'aux statistiques et à la courbe en cloche ! Mais depuis que la biologie moléculaire est devenue leur horizon réductionniste, depuis que l'informatique a envahi les labos de génétique, depuis que des matheux se sont intéressés au hasard, au chaos déterministe ou à la diversité, la complexité du vivant, apparemment aux antipodes de l'architecture épurée d'un édifice mathématique, est apparue désirable aux praticiens des sciences "dures".
Désormais, la bio-informatique et les biomathématiques sont des disciplines à part entière. Mieux, de nombreux laboratoires de génétique, d'évolution ou d'écologie comptent dans leurs équipes des informaticiens et des mathématiciens qui participent, au même titre que les biologistes, à la résolution des problèmes fondamentaux posés par le vivant et ses systèmes gouvernés à la fois par le déterminisme et l'aléatoire. Non seulement ils forgent des outils nouveaux pour analyser et prévoir l'évolution des phénomènes biologiques, mais d'aucuns, à l'instar du philosophe Gaston Bachelard prêtant une essence mathématique à l'Univers, supputent qu'il pourrait en être de même pour la vie. "Notre regard mathématique sur la vie est trop jeune pour affirmer que c'est vraiment le cas. Parfois, on en a bien l'impression... Ce qui est sûr, c'est que désormais, il existe de belles mathématiques nouvelles qui viennent de la biologie", s'aventure prudemment Régis Ferrière, mathématicien de formation et biologiste au Laboratoire d'écologie et d'évolution de l'Ecole normale supérieure, professeur dans cette institution et à l'Université d'Arizona. Un chercheur de haut vol, dont la fierté est de faire partie du conseil scientifique du Parc naturel du Mercantour qui, s'enthousiasme-t-il, "est un formidable terrain pour analyser les effets du changement climatique sur la biodiversité".
Le premier exemple de cette intrusion créatrice des mathématiques et de l'informatique dans les sciences de la Vie nous emmène à Trinidad, à 15 km des côtes du Venezuela. Dans cette île montagneuse, la plus méridionale des Petites Antilles, les rivières ne s'écoulent pas en cours tranquilles. De leur source à la mer, elles sont constituées d'une succession de cascades et de bassins appelés "marmites" où vivent des populations de guppies (->), petits poissons bien connus des aquariophiles. Ces écosystèmes aquatiques si proches mais pourtant si différents, et isolés les uns des autres, sont aux biologistes du Guppy Project de l'Université de Californie, auquel collabore Régis Ferrière, ce que les populations de pinsons des îles de l'archipel des Galépagos furent à Darwin : un laboratoire naturel permettant d'observer l'évolution en action. Une évolution qui, contrairement à ce que pensait Darwin, ne mène pas toujours un train de sénateur sur des millénaires, mais peut se jouer sur quelques générations. Chez le guppy, justement, une génération ne prend que 3 à 4 mois !
Illustration : dans les marmites du haut des cours d'eau de Trinidad, pas de pression de prédation sur les poissons, qui peuvent grandir et prendre leur temps pour se reproduire. En revanche, dans les biefs de plaine, les prédateurs mènent la vie dure aux guppies, qui doivent être plus réactifs pour survivre. Ils se sont adaptés en se reproduisant plus tôt. Résultat : une population d'adultes de petite taille pondant beaucoup plus d'oufs. Ajoutons à cela la lumière du soleil tropical, plus ou moins tamisée par la canopée qui surplombe les marmites et les biefs de plaine, lumière qui détermine la prolifération des algues, en bas de la chaine alimentaire, et qui influence le menu du guppy. Les prédateurs et la nourriture constituent "l'environnement" des poissons. Un environnement sur lequel ils agissent à leur tour selon leur nombre et leur taille. Dans les rivières de Trinidad, donc, la pression de sélection ne s'exerce pas de la même façon sur 1es populations des différentes niches écologiques. Or à cette pression répond une variation des comportements qui s'inscrit au niveau génétique par le bon vieux jeu darwinien mutation/sélection. Toutes ces données constituent le matériau sur lequel travaille le mathématicien. Pour comprendre l'importance de chacun de ces facteurs et prédire l'évolution de l'écosystème à plus ou moins long terme, il va les introduire ou les retirer de son modèle et observer comment il évolue.
Rue d'Ulm, sur le bureau de Régis Ferrière, un petit livre en anglais : Matrix Populations Models (Modélisation matricielle des populations) du biologiste Hal Caswell. "Ce recueil de belle mathématique est ma bible", dit le chercheur, en caressant la couverture usée de l'ouvrage qui regorge de théories des probabilités et de systèmes dynamiques. Sur les étagères, d'autres traités font la part belle aux mathématiques de la théorie des jeux (années 1930) de John von Neumann et Oskar Morgenstern. Dont le célèbre "dilemme du prisonnier" dans lequel le prisonnier peut, pour s'en sortir, adopter soit un comportement égoïste en trahissant ses condisciples, soit un comportement altruiste en coopérant avec eux. De ces jeux de l'économie adaptés à la biologie est née, au début des années 1990, la théorie des dynamiques adaptatives, qui offre aujourd'hui un cadre puissant pour modéliser l'évolution des systèmes écologiques (lire l'encadré).
Désormais, les populations de guppies poursuivent, en parallèle, une double aventure évolutive. Dans les marmites de Trinidad ils agissent sur leur milieu naturel qui le leur rend bien en rétroagissant sur leurs conditions de vie. Dans les ordinateurs de la rue d'Ulm, ils vivent, "in silico" et en accéléré, autant d'histoires évolutives possibles selon les variables dont Régis Ferrière nourrit son modèle mathématique.

LA VARIOLE ÉRADIQUÉE PAR LES PROBABILITÉS
Le premier des biomathématiciens fut le Suisse Daniel Bernoulli, auteur entre autres de la théorie cinétique des gaz, au XVIIIè siècle
. Alors que la variole fait des ravages en Europe, nombre de survivants se révèlent avoir été auparavant au contact d'une maladie voisine, la vaccine, transmise par les vaches. Question : pourrait-on réduire la mortalité en soumettant préventivement la population à cette maladie bénigne ? Au terme d'un innovant calcul de probabilités, la réponse du mathématicien est positive. Bernoulli prouve ainsi la possibilité de modéliser sous forme mathématique les phénomènes biologiques. Bien plus tard, dans les années 1920, les biologistes recourent aux équations différentielles linéaires de Newton et Leibniz pour fonder la génétique des populations. Le gène de Mendel y remplace simplement la force de Newton !
Au début des années 1970, la modélisation biologique s'épanouit en s'emparant de la théorie des équations différentielles non linéaires, popularisée sous le nom de "théorie du chaos", dont le porte-drapeau est le physicien britannique Robert May. La complexité de la nature et l'apparent désordre des systèmes vivants, comme les fluctuations dans les populations naturelles, sont enfin abordables par les mathématiques. La théorie des catastrophes de René Thom et celle des fractales s'inscrivent aussi parmi ces approches. Depuis 20 ans, la modélisation du vivant, nourrie des besoins de l'écologie aussi bien que de la biologie cellulaire ou moléculaire, de la génomique et aujourd'hui de la biologie synthétique, se développe dans d'innombrables directions mathématiques. Exemple emblématique, l'étude des systèmes vivants en évolution fait appel à la théorie dite des "dynamiques adaptatives, véritables mathématiques de la coopération et du conflit, dérivées de la théorie des jeux. De son côté, l'informatique, avec sa puissance de calcul et de mémoire, est devenue l'outil privilégié des algorithmes, qui permettent de décortiquer un phénomène en procédures, suites d'actions, étapes séquentielles, etc., et sont particulièrement efficaces en génétique.

ARCHÉOLOGIE DE L'ÉVOLUTION

Autre exemple de la percée des mathématiques dans les sciences de la vie : l'épidémiologie des maladies émergentes. Pierre-Yves Boelle, ingénieur civil des Mines de Paris, lui aussi de formation mathématique, se retrouve installé au cour d'un écosystème de science "molle" par excellence : l'hôpital. Virus H1N1 en 2009, épidémie de chikungunya à la Réunion, infections nosocomiales (contractées dans les hôpitaux)... il se saisit de toute maladie susceptible de tourner à l'épidémie, voire à la pandémie, pour nourrir ses modèles mathématiques "qui ressemblent à des jeux vidéo de stratégie", s'amuse-t-il. Des modèles fondés sur les mathématiques probabilistes et les relations dites de Monte Carlo, développées sous l'impulsion de John von Neumann et Stanislas Ulam lors de la Deuxième Guerre mondiale pour la mise au point de la première bombe atomique. Une épidémie, c'est avant tout un virus ou une bactérie qui se diffuse dans une population. Il faut donc connaître parfaitement la biologie de l'agent infectant, son cycle de développement chez son hôte involontaire, son mode de transmission, le ratio de reproduction de la maladie, c'est-à-dire combien un malade infectieux peut contaminer de personnes, mais aussi la structure des populations dans lesquelles il se propage. Ainsi, en 2009, on ne pouvait pas savoir que les personnes nées avant 1950 avaient acquis une immunité naturelle contre le H1N1, souche virale ressemblant au terrible tueur de la grippe espagnole. Le fait que les personnes les plus âgées, normalement les plus fragiles, soient immunisées a radicalement changé la donne. En réduisant très fortement le nombre de malades pouvant souffrir de complications, cette vaccination naturelle a contrecarré la dynamique de l'épidémie, qui a fait pschitt !
Quant à la connaissance des populations, elle est tout aussi indispensable aux épidémiologistes pour alimenter leurs modèles mathématiques. En France, le recensement de l'INSEE en fournit les bases avec des informations comme le nombre d'habitants par commune, la répartition en foyers, l'âge de chacun, ceux qui travaillent et entrent en contact avec d'autres tranches de population... De son côté, le Oak Ridge National Laboratory américain a constitué une collection de données qui localise la population mondiale selon des carrés d'un kilomètre de côté. En combinant photos satellite, réseaux de communications et données de recensement, cette base globale fournit aux épidémiologistes de précieuses ressources pour leurs modèles quantitatifs d'études des pandémies mondiales. Des modèles qui s'alimentent aussi des statistiques du transport aérien mondial de l'IATA (International Air Transport Association). "Entre la biologie et la démographie, l'épidémiologie mathématique a une existence propre", revendique le matheux de l'hôpital Saint-Antoine. Dans les maladies nosocomiales - par exemple avec la diffusion de Clostridium difficilae, agent d'infections post-chirurgicales venu du nord de l'Europe -, l'un des problèmes clés de l'épidémiologie est de dénombrer les contacts entre les personnes. "Pour les identifier, dans le cadre du programme européen Mosar (Méthode organisée et systémique d'analyse de risques), nous avons équipé, à l'hôpital de Berck, soignants et patients de capteurs qui enregistrent ces contacts, et nous réalisons un prélèvement hebdomadaire sur les badgés ; mais nous manquons de statistiques sur le transport des patients d'un hôpital à l'autre", précise Pierre-Yves Boelle.
Bilan et perspectives de la modélisation mathématique des épidémies : "A posteriori, si nous observons une épidémie et que nous essayons de l'expliquer à partir de modèles, ceux-ci marchent assez bien, par exemple pour la pandémie de grippe de 2009. Mais nous ne savons pas encore prévoir le déroulement exact d'une épidémie. Nous faisons plutôt de l'analyse de scénarios pour aider à la décision de santé publique. Rendre ces modèles plus prédictifs : la frontière reste à franchir, et elle est encore loin", confesse Pierre-Yves Boelle.

LES SQUATTEURS DE LA CICADELLE

Dernier exemple de "durcissement" des sciences de la vie : l'omniprésence de l'informatique en génétique. De plus en plus rapide, de plus en plus automatisé, le séquençage des génomes "de la bactérie à l'éléphant", selon l'expression du Pasteurien Jacques Monod, génère une gargantuesque quantité de données brutes qu'il s'agit de "faire parler". C'est la tâche à laquelle s'est attelée, à grand renfort d'algorithmes, la bio-informatique en général et la génomique comparative en particulier. Cette dernière se pose en véritable archéologie de l'évolution. Vue sous cet angle, la co-évolution des partenaires dans le phénomène de la symbiose qu'étudie à l'Institut national de recherche en informatique et automatique (Inria) de Lyon Marie-France Sagot, chercheuse franco-brésilienne, est fascinante. D'autant qu'une plante, un animal ou un homme, avec leurs foisonnants écosystèmes internes de bactéries symbiotiques, de parasites et de virus, apparaissent comme de véritables superorganismes plutôt que comme de simples individus.
Poussée à l'extrême, la symbiose aurait - l'hypothèse semble désormais bien acceptée - transformé des bactéries, autrefois parasites, en ces organites désormais permanents des cellules que sont les chloroplastes et les mitochondries qui en assurent la fonction respiratoire. Voilà pourquoi le décryptage des dialogues génétiques et métaboliques, et leur évolution dans le temps, entre hôte et symbiontes est devenu un enjeu majeur de la biologie de notre temps. La bio-informatique joue dans cette aventure un rôle central.
Cas d'école : démêler le faisceau complexe des échanges métaboliques entre l'insecte ravageur des cultures Homalodisca coagulata, ou cicadelle pisseuse, originaire de Californie, et deux co-squatters de ses cellules, Baumannia cicadellinicola, et Sulcia muelleri qui, pour compliquer la symbiose, semblent avoir des échanges métaboliques entre eux ! Afin d'explorer cette jungle de biologie moléculaire, Marie-France Sagot et ses collaborateurs ont mis au point une arme secrète : un algorithme basé sur la théorie des graphes, utilisable également pour d'autres phénomènes de réseaux - sociaux, informatiques, télécommunications... Ces résultats aideront peut-être la Polynésie française à lutter contre la cicadelle pisseuse, qui pompe la sève de nombreuses plantes, dont les cocotiers. Apparue pour la première fois en 1999, elle a depuis, à la faveur d'une démographie explosive, envahi toutes les îles de la Société et a été repérée aux Marquises et aux Australes. La biologie n'est décidément plus une science "molle".

H.P. - SCIENCES ET AVENIR HS N°166 > Octobre-Novembre > 2011
 

   
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