Quand les Espèces Deviennent Envahissantes

Les Espèces Invasives sont les Mieux Armées face aux Changements Climatiques

La salicaire, plante très répandue, fait partie des espèces invasives.

Ce sont les espèces invasives qui s'adaptent le mieux au réchauffement.

L'examen par Charles Willis (université Harvard) de l'évolution, depuis cent cinquante ans, des dates de floraison dans la région de Concord (Massachusetts) montre que les plantes invasives fleurissent onze jours plus tôt que les espèces autochtones. Ce qui facilite leur propagation au détriment de la flore locale.

D.O. - SCIENCE & VIE > Avril > 2010

Quand les Espèces Deviennent Envahissantes

Depuis le Néolithique, l'homme introduit des espèces hors de leur aire naturelle à des fins agronomiques ou esthétiques. Avec la multiplication des échanges commerciaux, ce phénomène prend aujourd'hui une ampleur inédite. On commence seulement à en mesurer les conséquences écologiques, sanitaires et économiques.

Pollutions chimiques, utilisation des terres à des fins agricoles, urbaines ou industrielles, exploitation croissante des ressources naturelles les principales causes de l'érosion de la biodiversité sont identifiées et régulièrement dénoncées. Par contraste, une manipulation à grande échelle de la vie terrestre se poursuit dans une relative indifférence.
Qui connaît en effet l'ampleur des questions écologiques, économiques et sociales soulevées par les introductions d'espèces qui mènent inéluctablement à une profonde modification des écosystèmes ? A terme, elles devraient conduire à une banalisation des flores et des faunes sur les différents continents. Certes, les invasions biologiques ont toujours existé à l'échelle des temps géologiques. La collision entre l'Afrique et l'Eurasie, il y a 17 millions d'années, par exemple, a permis des échanges d'espèces entre ces deux continents. Les changements climatiques ont également suscité d'importants déplacements : les espèces qui, lors des dernières glaciations, avaient été repoussées vers le sud de l'Europe et de l'Amérique du Nord ont, après la fonte des glaciers, recolonisé les régions septentrionales. On sait aussi que certains organismes peuvent franchir occasionnellement des océans, des montagnes ou des déserts. Mais, ce qui caractérise l'époque actuelle, c'est la fréquence, l'intensité et la généralisation du phénomène. Pour éviter des confusions, nous réserverons ici l'utilisation du terme "introduction" à ces transferts d'espèces, opérés intentionnellement ou accidentellement par l'homme, dans un milieu qui se situe hors de leur aire de distribution naturelle. La première cause de ces introductions remonte à la révolution du Néolithique. En se déplaçant l'homme néolithique a transporté les espèces qu'il venait de domestiquer ainsi que des espèces accompagnatrices sauvages, animales et végétales. L'agriculture est apparue au Proche-Orient, puis la plupart des espèces alimentaires locales furent progressivement transportées vers l'Europe du Nord : orge, lentilles, pois, etc., ainsi que des espèces animales, dont le mouton, la chèvre, le porc et le bouf, soit au total pour l'âge du fer une centaine d'espèces. L'agriculture européenne est née avec des plantes et des animaux "venus d'ailleurs". La faune originale des îles méditerranéennes, héritée de l'ère Tertiaire, n'a pas résisté à l'arrivée de l'homme, il y a 5000 à 6000 ans. C'est ainsi que l'éléphant nain en Sicile, l'hippopotame nain en Crète et les rongeurs "géants" de Corse et de Sardaigne ont disparu.

MAÎTRISER LA NATURE

Les introductions délibérées à des fins utilitaires se retrouvent tout au long de l'Histoire. En Europe, les XVIè et XVIIè siècles avaient été une époque de famines et de disettes. Les grandes explorations s'accompagnèrent logiquement d'une prospection systématique de la flore et de la faune en vue d'identifier des espèces utiles à la société. Les jardins du roi, puis les jardins d'acclimatation, les zoos et les jardins botaniques avaient pour vocation de recevoir, de conserver et d'acclimater ces espèces. Les scientifiques impliqués participaient à la grande ambition intellectuelle de l'époque : la maîtrise de la nature. La question d'un éventuel bouleversement des écosystèmes ne les préoccupait pas encore.
Les Européens tirèrent parti de la découverte du Nouveau Monde en transférant en Europe une vingtaine de plantes sud-américaines : maïs, manioc, pomme de terre, tomate, citrouille, tabac, piment, haricots, etc. L'élevage européen tira aussi profit de la dinde et du canard de Barbarie. Toutes ces introductions sont à la base de la plus grande révolution alimentaire de l'Histoire. Ces échanges intercontinentaux ne sont pas achevés, comme en témoigne l'introduction récente du kiwi en Europe. Le monde est donc devenu progressivement un vaste supermarché de la biodiversité.

LE RÔLE DES LOISIRS

D'autres introductions sont destinées à des activités plus futiles : les loisirs. La truite commune européenne Salmo truffa a ainsi été introduite en Amérique dès le XIXè siècle, en grande partie pour permettre aux émigrants européens de pratiquer loin de chez eux leur pêche sportive favorite. Diverses introductions sont également liées à l'importation de plantes ornementales ou d'animaux de compagnie. Les tortues de Floride sont, par exemple, vendues à une taille de 5 centimètres, lorsqu'elles sont attrayantes pour les enfants en raison de la beauté de leur livrée. Au bout de quelques années, elles deviennent encombrantes et leurs propriétaires les relâchent dans la nature pour s'en débarrasser. Ce sont des prédateurs voraces qui dévastent les plans d'eau français. De temps à autre, les médias signalent la présente de supposés piranhas dans des cours d'eau métropolitains. Relâchés par les propriétaires aquariophiles qui cherchent eux aussi à s'en débarrasser, ces poissons n'ont heureusement pas encore réussi à se naturaliser... En France, qui n'a pas entendu parler de l'algue Caulerpa taxifolia ? Introduite accidentellement au large de Monaco, cette algue du Pacifique s'est rapidement adaptée à son nouvel habitat. Elle s'y est d'ailleurs développée à une vitesse inconnue dans son milieu d'origine et a essaimé sur les côtes italiennes et françaises.

Tout aussi fortuites, mais pas accidentelles, des milliers d'espèces végétales et animales se répandent dans la foulée de l'essor du commerce international qui a entraîné la multiplication des routes maritimes dans le monde. Au début du XIXè siècle, le lest des bateaux était constitué de sable et de pierres. Dans les années 1880, ces matériaux furent remplacés par de l'eau. C'est aujourd'hui l'un des moyens les plus importants de dispersion transocéanique d'organismes aquatiques entre des aires biogéographiques jusque-là isolées. C'est ce que les biologistes marins James Carlton et Jonathan Geller appellent la "roulette écologiqué". L'eau transportée d'un port à l'autre par les cargos contient en effet de nombreux organismes microscopiques ainsi que des larves planctoniques d'espèces de plus grosse taille. Ainsi, la moule zébrée a colonisé l'Europe puis de nombreux cours d'eau du Canada et des États-Unis. Cet envahisseur a profité des transports transocéaniques dans les années 1980. En échantillonnant le ballast de 159 cargos en provenance du Japon dans la baie de Coos, aux États-Unis, Carlton et Geller ont ainsi identifié 367 espèces appartenant à la plupart des groupes marins. De ce fait, beaucoup de systèmes côtiers et de lacs sont actuellement le siège d'apports répétés d'espèces dont les facultés d'adaptation, le rôle et l'impact écologiques ne sont pas toujours prévisibles.
L'essor du commerce s'est également accompagné de l'ouverture de nouvelles voies de communication. Le percement du canal de Suez en 1869 a ainsi été à l'origine d'un import mouvement d'échanges entre la mer Rouge et la Méditerranée, séparées depuis près de 20 millions d'années. Selon Charles Boudouresque, près de 300 espèces de la mer Rouge et de l'océan Indien ont ainsi pénétré en Méditerranée orientale et s'y sont installées. Ce flux a été presque exclusivement unidirectionnel, très peu d'espèces ayant migré de Méditerranée vers la mer Rouge. Aujourd'hui, elles représentent environ 4 % des espèces de la Méditerranée.
Au niveau mondial, il n'existe pas d'inventaire exhaustif des espèces introduites. On dispose cependant d'informations assez précises pour un certain nombre de groupes ou de situations. Quelques exemples donneront une idée de l'ampleur du phénomène. Ainsi 277 espèces de poissons introduites ont été recensé en Europe et près d'un tiers de ces introductions ont eu lieu dans les années 1960 et 1970. Même approximatifs, les chiffres concernant la végétation sont tout aussi éloquents. Sur les continents, la proportion peut varier entre quelques pour-cent et 20 %, mais sur les îles, il n'est pas rare de trouver plus de 50 % d'espèces invasives.

Des phénomènes aussi massifs peuvent rester sans conséquences. Certaines espèces invasives sont de véritables nuisances écologiques et mettent en péril des espèces autochtones. Deux plantes aquatiques tropicales originaires d'Amérique du Sud ont ainsi acquis une très mauvaise réputation : une fougère, la salvinie (Salvinia molesta) et la jacinthe d'eau (Eichhornia crassipes). Cette dernière est maintenant présente un peu partout dans les régions chaudes du monde, où elle entrave la circulation sur les grands fleuves et a envahi de nombreux lacs. Ces plantes flottantes, qui se multiplient très rapidement par voie végétative, forment des tapis flottants très denses, qui bouchent les canaux et obstruent les canalisations. Sur le plan écologique, elles empêchent la pénétration de la lumière dans la masse d'eau et provoquent une réduction de la teneur en oxygène qui asphyxie les poissons et les invertébrés. Malgré toutes les nuisances dont elle est responsable, la jacinthe d'eau est pourtant toujours vendue par les marchands de plantes ! Ces bouleversements écologiques peuvent retentir sur la santé animale et humaine. Plusieurs millions d'hommes sont ainsi morts dans le Nouveau Monde, une fois mis en contact avec de nouvelles maladies infectieuses comme la variole, introduites par les conquistadores au XVIIè siècle. On assiste aujourd'hui à l'émergence de nouveaux virus. Si la dégradation globale de l'environnement joue probablement un rôle dans ce phénomène inquiétant, les activités humaines ont entraîné, quant à elles, un transfert accru des pathogènes et de leurs vecteurs à travers le monde.
Les introductions d'espèces ont un impact non seulement écologique et sanitaire, mais aussi économique. Aux États-Unis, on a calculé que 98 % de la production alimentaire provient d'espèces introduites, pour une valeur de 500 milliards de dollars par an. Mais, en même temps, les pertes économiques résultant des espèces introduites, des mammifères aux microbes, s'élèveraient selon David Pimentel et ses collègues de l'université Cornell à 138 milliards de dollars chaque année. Comme toujours en matière d'environnement, cette estimation est sujette à discussion, en ce qui concerne tant les méthodologies que les chiffres avancés. Ces démarches ont néanmoins le mérite d'attirer l'attention des pouvoirs publics sur les effets économiques induits des introductions.

RENTABILITÉ À COURT TERME

Nombre d'introductions sont évidemment motivées par des raisons économiques. Soucieux de rentabilité à court terme, les acteurs de ces introductions ne se préoccupent pas de leurs possibles impacts négatifs. Les coûts des nuisances résultant des introductions ne sont pas assumés par ceux qui ont introduit les espèces et qui, de plus, restent souvent difficiles à identifier. C'est la collectivité qui doit alors prendre ces coûts en charge... Fort heureusement, toutes les espèces exotiques ne sont pas des nuisances potentielles. Mark Williamson estime que 10 % des espèces colonisant de nouveaux milieux s'y établiraient définitivement, et, parmi celles-ci, environ 10 % seraient susceptibles de provoquer des dégàts écologiques. Ces estimations sont relativement grossières, mais, là encore, elles ont le mérite de fixer les idées. Une fois ce constat dressé, que faire face aux invasions biologiques incontrôlées ? D'un point de vue éthique, on ne peut se satisfaire de voir l'espèce humaine modifier, aussi rapidement et avec une telle ampleur, ce que l'évolution a légué aux générations actuelles. Cette position de principe demeure cependant extrêmement difficile à traduire en pratique. Il s'agit même d'un vrai casse-tête, car c'est le commerce qui suscite l'introduction accrue d'espèces sur tous les continents. En outre, on a montré que les probabilités de voir s'installer des espèces invasives sont plus grandes dans les écosytèmes dégradés, là où les communautés biologiques sont destabilisées par des perturbations et, donc, moins aptes à résister à la compétition de nouvelles espèces. C'est le cas par exemple de la perche du Nil dans le lac Victoria, en Afrique équatoriale. Or se profile un acteur majeur de perturbation des écosystèmes : le réchauffement global de la planète. En résumé, lutter contre les introductions d'espèces implique de s'attaquer au commerce mondial et au réchauffement global ! Vaste tâche, on en conviendra...
Certes, les pouvoirs publics ont déjà pris quelques initiatives. Dans plusieurs pays, il existe une législation assez développée à propos des risques potentiels de l'introduction de certaines espèces. En France, la loi de 1995 dite "Barnier" permet de sanctionner, tant sur le plan pénal que sur le plan civil, le responsable d'une introduction préjudiciable aux milieux naturels, à la flore et à la faune sauvages. Cette législation n'est malheureusement pas toujours appliquée, compte tenu des difficultés pratiques pour réaliser les contrôles nécessaires. Les scientifiques sont partagés par rapport à ces introductions. Les uns font preuve d'une attitude radicale en refusant toute introduction sous le prétexte de protéger la biodiversité, tandis que d'autres mettent en avant l'impact économique très positif des introductions en agriculture. Plus fatalistes, d'autres encore estiment que les invasions sont des processus naturels qui ont toujours en lieu au cours de l'évolution et que l'accroissement des échanges commerciaux est un processus irréversible. Enfin, de manière iconoclaste, certains estiment que la mondialisation de la diversité biologique est peut-être un facteur favorable à la diversification du vivant ! Les espèces introduites sur différents continents pourraient ainsi évoluer de manière indépendante comme l'ont fait de nombreuses populations insulaires dans le passé. Quoi qu'il en soit, nons sommes en présence d'un phénomène difficilement contrôlable, que la société ne considère pas comme un problème écologique majeur. Et il n'y a pas de volonté politique pour y remédier. Bienvenue donc à la mondialisation de la biodiversité.

POUR EN SAVOIR PLUS
- Michel Pascal et al., Invasions biologiques et Extinctions, 11 000 ans d'histoire des vertébrés en France, Quae-Belin Editions, 2006.
- Serge Muller, Plantes invasives en France. état des connaissances et propositions d'actions, Coll. "Patrimoines naturels", tome 62, 2004.
- L'inventaire mondial des espèces invasives : www.gisp.org
Cet article est la version revue et mise à jour par son auteur du texte paru dans le N°333 de La Recherche
Christian Lévêque est directeur de recherche émérite à l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD). - cleveque@mnhn.fr

C.L. - DOSSIERS DE LA RECHERCHE - Biodiversité : Menaces sur le Vivant > Août-Octobre > 2007
 

   
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