Ce qu'il Reste à Découvrir |
La science repart à l'aventure : Du nord au sud et d'est en ouest, des scientifiques jouent aujourd'hui les aventuriers de l'extrême. Objectif ? Faire remonter du terrain des données totalement inédites sur la planète. Explications en forme de carnets de voyage de ces nouveaux explorateurs.
De 8 à 30 millions d'espèces animales et végétales sont encore inconnues des scientifiques, pour seulement 1,9 million décrites. En cette année 2010 dédiée à la biodiversité, les chiffres sont éloquents : la Terre recèle encore bien des trésors à découvrir ! Taxonomistes et autres biologistes repartent donc avec enthousiasme à l'exploration des plus petits recoins de notre planète. Le coup d'envoi de ce retour à l'exploration naturaliste fut donné en 1998 par les États-Unis avec All Taxa Biodiversity Inventory and Monitoring, un inventaire d'espèces récemment reproduit dans le parc du Mercantour. Depuis, les missions françaises se sont multipliées, avec notanunent Santo 2006 et La Planète revisitée, organisées par le Muséum national d'histoire naturelle de Paris (MNHN). Si la première, sur la petite île de Santo dans le Pacifique, a permis en 2006 de collecter de 1000 à 2000 nouvelles espèces, la deuxième emmène aujourd'hui des dizaines de scientifiques au cour des hauts lieux de biodiversité du monde. À peine rentrés de leur première mission au beau milieu des forêts du Mozambique, les chercheurs repartent déjà à l'assaut des mystères dissimulés au large des côtes malgaches. Des expéditions d'envergure, longtemps absentes des agendas des naturalistes.
D'ILLUSTRES PRÉDÉCESSEURS
Car si certaines spécialités n'ont jamais réellement délaissé le terrain, beaucoup de scientifiques se sont tournés vers les laboratoires à partir du XXè siècle. En effet, "dans les années 1960, on avait découvert un million et demi d'espèces", analyse Philippe Bouchet, chef de projet grandes expéditions naturalistes au MNHN. "On se doutait bien qu'il en restait encore quelques-unes à découvrir, mais globalement tout le monde pensait que nous avions fait le tour. La curiosité naturaliste fut alors remplacée par une montée en puissance de l'exploration de la cellule, du génome", enchaîne ce professeur, figure de proue de ces nouveaux explorateurs. Pourtant, dès 1980, certains entomologistes et biologistes marins prenaient petit à petit la mesure de la tâche restante. Pour rattraper le retard, les naturalistes du XXIè siècle repartent donc sur les traces de leurs illustres prédécesseurs, qui ont sillonné les mers et les terres entre le XVè et le XIXè siècle. À la différence qu'aujourd'hui, les terres inconnues se font de plus en plus rares, entourant les quelques régions du globe encore vierges d'une aura mystérieuse. Les forêts du mont Mabu au Mozambique, décelées par des chercheurs britanniques grâce à Google Earth, en sont un parfait exemple. En 2008, l'expédition qui suivit leur découverte permit le recensement de nombreuses nouvelles espèces. "Il existe encore des coins oubliés sur la Terre, mais ils sont de plus en plus petits et menacés", déplore Bruce Beehler. Cet ornithologue américain a mené en 2005 et 2008 des expéditions fructueuses au sein des monts Foja, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Ces "mondes perdus" sont devenus si rares qu'il avoue s'y sentir "presque comme un touriste visitant un parc".
Cette rareté pousse aujourd'hui les savants à se tourner vers des lieux plus connus, souvent déjà en partie explorés. Mais là où Darwin et Bougainville, armés d'un simple calepin, n'étudiaient que les espèces les plus visibles et accessibles, les missions scientifiques actuelles bénéficient de moyens techniques, humains et financiers inégalés pour compléter l'inventaire. Sur les terres, l'imposante structure du Radeau des cimes permet ainsi aux chercheurs d'évoluer au-dessus de la canopée à la recherche d'espèces discrètes. Sous l'eau, matériel de plongée et submersibles amènent les scientifiques au cour même d'écosystèmes abyssaux étonnants. Et ces innovations techniques ne profitent pas qu'aux zoologistes et autres taxonomistes, elles permettent aussi aux autres spécialités d'explorer des milieux négligés lors des siècles passés. Les nouvelles terres inconnues se nomment ainsi stratosphère, abysses, quand ce n'est pas l'espace. Autant de champs d'études qui poussent les chercheurs de tous horizons à sortir des laboratoires et à s'associer au sein d'ambitieuses missions pluridisciplinaires.
La climatologie, qu'on pourrait penser très attachée à la modélisation sur ordinateur, est ainsi une des disciplines très présentes sur le terrain, au travers de vastes missions aux pôles, sur les mers, sur les glaciers continentaux et même parfois dans des grottes. "Pour l'étude de l'évolution du climat, les expéditions sont indispensables, affirme la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte, car pour modéliser, on a besoin de mesures sur la durée. Pendant des dizaines d'années, des personnes sont ainsi envoyées de manière répétée au même endroit pour relever les instruments". Et le travail de terrain n'est souvent pas de tout repos : "Au centre du Groenland, à plus de 300 kilomètres des zones habitées, les conditions sont rudes", affirme la chercheuse, qui tempère néanmoins : "Mais dans certaines disciplines, la prise de risque est mineure. C'est justement la différence avec les anciens aventuriers qui s'improvisaient scientifiques".
Pour Valérie Masson-Delmotte, la recherche est donc un "aller-retour permanent entre terrain et laboratoire". D'où la volonté d'emmener ce dernier directement sur le lieu d'étude, la miniaturisation du matériel aidant. Sur l'île isolée d'Aldabra, aux Seychelles, les chercheurs disposent ainsi en permanence de l'équipement nécessaire, à des centaines de kilomètres de toute trace humaine. Sur l'eau, la goélette Tara parcourra les mers et océans jusqu'en 2012, avec une batterie d'instruments plus habitués aux laboratoires qu'au grand large. Microscope à fluorescence, cytomètre de flux, studio de macrophotographie... Tout ce dont auront besoin les cinq scientifiques de l'expédition pour étudier les plus petits organismes sous-marins ou l'impact du réchauffement climatique sur les océans. Et ce n'est qu'un début ! Dans la lignée de Tara Océans, le projet Sea Orbiter promet un véritable laboratoire flottant. Les chercheurs pourront étudier le monde marin aux premières loges. Ce concentré de technologie, qui devrait voir le jour dès 2011, permettrait donc aux scientifiques de laboratoire d'étudier directement... sur le terrain. Ainsi, l'image du chercheur en blouse blanche travaillant seul devant son microscope commence à s'effriter. Un parfum d'aventure flotte sur la profession, agrémenté d'un goût certain pour le contact humain, que ce soit avec les membres de l'équipe ou les peuples autochtones. "Explorer, c'est aussi porter un autre regard au monde, explique l'ethnologue Barbara Glowczewski, et la nouveauté, c'est d'apprendre à travailler en confiance avec les gens". Terminés les pillages destinés à enrichir les musées européens et autres cabinets de curiosités ; la connaissance de la planète s'accompagne d'un respect nouveau pour les peuples qui l'habitent et leur patrimoine. "Le temps où les chercheurs arrivaient, prélevaient et repartaient est révolu", affirme la paléontologue Brigitte Senut, à l'origine de nombreux projets de musées et d'expositions au Kenya et en Ouganda.
Fini aussi le temps où les chercheurs ne communiquaient qu'entre eux. Les nouvelles aventures scientifiques ont recours presque systématiquement à la vulgarisation auprès du grand public. "Il y a un goût de la société pour l'exploration, estime Philippe Bouchet. Cela devient plus facile d'en parler et d'obtenir de l'argent pour monter de très grandes opérations". On pourrait craindre que ceci ne soit qu'une mode, risquant de s'essouffler. "Je pense qu 'il y aura de plus en plus d'expéditions, rétorque pourtant Bruce Beehler, car l'humanité est tombée amoureuse de la nature. Dans le passé, la plupart des gens considéraient le monde sauvage comme une menace à leur survie. Aujourd'hui, les rôles ont été inversés" ! À l'heure du réchauffement climatique et de l'érosion de la biodiversité, la démarche prend tout son sens : connaître aujourd'hui ce que nous protégerons demain.
Y.C. et A.L. - SCIENCE & VIE Hors Série > Mars > 2010 |
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Les Terres qu'il Reste à Découvrir |
Reste-t-il vraiment des terres à explorer ? Le temps n'est plus aux grandes expéditions qui, au XIXè siècle, se lançaient, machette au poing et casque colonial vissé sur la tête, à la recherche de la source du Nil, ni même celui où l'homme accostait pour la première fois les glaciers d'Antarctique, sans trop savoir ce qui l'attendait.
Les cartes du monde ont aujourd'hui fini d'être dressées. Chaque hectare de terre - hormis l'Antarctique - est sous le contrôle d'un Etat souverain, qui fait l'inventaire jaloux de ses ressources et de celles des voisins. Contrairement aux océans, dont les profondeurs échappent encore aux regards, la moindre parcelle du plancher des vaches a donc été, tout au long du XXè siècle, survolée ou enregistrée dans la mémoire d'un quelconque satellite d'observation, si ce n'est dans celle d'un humain. Tout au plus reste-toi ! quelques confettis de forêt épaisse que les pieds de l'homme (du moins occidental) n'ont pas encore foulés. Et pourtant, l'exploration continue de plus belle. Mais différemment. À quelques rares exceptions près, comme lorsqu'une équipe de spéléologues découvre par hasard une nouvelle grotte dont les trésors, soigneusement cachés dans les entrailles de la Terre, restaient à révéler, on ne part plus aujourd'hui pour découvrir. Mais pour redécouvrir. Pour voir avec un regard neuf, l'esprit bardé de nouvelles questions dont nos prédécesseurs ne pouvaient percevoir l'intérêt. Quelle est la totalité des espèces animales ou végétales, y compris microscopiques, qui se cachent dans un hectare de forêt déjà mille fois arpenté ? Cette question nous éloigne des tigres, gorilles et autres stars des forêts tropicales, qui ont fasciné les publics des XIXè et XXè siècles. Elle mobilise pourtant, aujourd'hui, des équipes entières qui, parcourant des milliers de kilomètres, dont certains à pied ou en pirogue, affronteront les affres du soleil, les pluies diluviennes, la boue qui colle aux semelles, les nuits glacées sous la tente, dépenseront des millions d'euros pour comptabiliser, que ce soit en Amazonie ou dans une forêt d'Auvergne, jusqu'au moindre petit insecte qui colonise un arbre. Pourquoi ? Parce que le XXè siècle nous a appris que le diable, souvent, se cachait clans les détails. Et qu'il suffit que quelques abeilles disparaissent pour que toute une agriculture se retrouve en danger. Tout comme on sait, aujourd'hui, que l'avenir des deltas surpeuplés de la planète se joue à plusieurs milliers de kilomètres de là, dans la fonte invisible à l'oil nu de quelques glaciers d'Antarctique ou du Groenland, qui pourrait faire monter dramatiquement, en quelques décennies, le niveau des mers.
SAVOIR OBSERVER AUTREMENT
D'où la nécessité, aujourd'hui, de voir avec de nouveaux yeux. De s'arrêter sur cette minuscule souris qui ne devrait pas se trouver sur l'île abordée et qui révèle, par sa seule présence, un écosystème déstabilisé. Sur ce crâne desséché qui affleure à travers le sable du désert et qui nous relie à nos origines d'hominidés. Sur ces bulles d'air emprisonnées dans les glaces de l'Antarctique, qui renferment les archives climatiques de plusieurs centaines de milliers d'années. Un trésor inestimable à l'heure où l'objectif n'est plus de conquérir, mais de comprendre. Mais encore faut-il avoir le bagage théorique qui permet d'en percevoir le sel. L'important, pour ces nouveaux explorateurs, n'est donc pas d'être plus résistant que les autres, d'être capable de survivre là où les autres auraient péri, mais de savoir observer autrement. D'être armé d'une nouvelle méthode et de nouveaux concepts. À défaut, parfois, de nouvelles technologies. Car lorsqu'il s'agit de scruter un arpent de terre, les outils matériels, eux, n'ont pas forcément beaucoup varié. On s'étonnera de voir, sur terre, la science la plus moderne se faire avec des boîtes en plastique et un peu d'eau savonneuse pour piéger les insectes, avec une pelle pour creuser le sable et quelques pinceaux pour exhumer un os, avec un anorak et des moufles pour le visiteur de l'Antarctique muni, c'est vrai, de son précieux GPS. Contrairement aux fonds océaniques ou à l'espace, qui mobilisent des moyens techniques hors de portée d'une petite équipe, sur terre, science de pointe ne rime pas toujours avec high-tech. Les scientifiques, souvent, bricolent. Maintiennent une sonde coûteuse avec quelques fils et un trépied improvisé, dans l'espoir qu'une bourrasque ne détruise pas leur fragile édifice. Et c'est cette alliance de la technologie et du bricolage qui, par la grâce d'un esprit particulièrement aiguisé, forcera une forêt, une île, un désert, une grotte ou un glacier à répondre aux questions précises qu'on est venu lui poser.

SANTO 2006 : UNE EXPÉDITION HORS NORME
Objectif du projet Santo 2006 réaliser un inventaire de toutes les espèces, végétales et animales, sur l'île tropicale de Santo, au Vanuatu. Ci-dessus, les échantillons botaniques, prélevés par les chercheurs, seront séchés et confiés aux laboratoires et musées pour étude.
Quatre ans après l'expédition, plus de 10.000 espèces ont déjà été échantillonnées. Parmi elles, des papillons de nuit (à d.) et une diversité étonnante de crustacés (ci-dessus). Des centaines étaient inconnues des scientifiques.
Il resterait sur notre planète de 8 à 30 millions d'espèces inconnues, et la plupart se seront éteintes avant d'avoir été découvertes. C'est en partant de ce constat que Philippe Bouchet, professeur au Muséum national d'histoire naturelle (MNHN)
, a décidé de procéder à un inventaire à grande échelle. En 2006, avec Hervé Le Guyader, qui dirige l'unité Systématique, adaptation, évolution, à l'université Pierre-et-Marie-Curie, et Olivier Pascal, directeur de programmes pour l'ONG Pro-Natura International, il a organisé une expédition sans précédent, par son ampleur : Santo 2006. L'idée : recenser toutes les espèces présentes sur un territoire donné. Le lieu n'a pas été choisi par hasard. Il s'agit de l'île tropicale d'Espiritu Santo, au Vanuatu. Une île pour l'isolement bien sûr : elle est susceptible d'abriter des espèces endémiques, donc inconnues ailleurs. Sous les tropiques, car c'est là que se trouvent les écosystèmes les plus riches mais aussi les moins connus de la planète. Plus de 200 personnes, pour les trois quarts scientifiques professionnels, originaires de 25 pays, se sont donc succédé, pendant quatre mois, sur cette île de 4000 km². Objectif : réaliser un inventaire de sa biodiversité végétale et animale, et, en particuliers, de ses "compartiments" les plus négligés : les invertébrés. L'expédition était structurée en "modules" indépendants chargés d'explorer aussi bien la mer, notamment les récifs coralliens, que la terre. Grottes, forêts, montagnes et rivières : aucun milieu n'a été oublié. Le budget global, de l'ordre de 1,2 million d'euros, était couvert par des sponsors privés, dont les fondations Stavros S. Niarchos et Total. Quatre ans plus tard, l'ensemble des résultats est loin d'être analysé. Mais les organisateurs parlent déjà d'un succès. Plus de 10.000 espèces auraient été échantillonnées, dont plusieurs centaines inconnues jusqu'alors. Les organisateurs, avec l'Union mondiale pour la nature (UICN), ont donc décidé de poursuivre l'aventure. Cette nouvelle série d'expéditions, baptisée La Planète revisitée, cible les milieux les plus riches et les plus négligés par les expéditions naturalistes. De novembre à décembre 2009, la forêt côtière du Mozambique a ainsi été passée au peigne fin. D'avril à juin 2010, ce sera au tour des eaux du canal du Mozambique, au sud-ouest de Madagascar. Deux régions censées renfermer un grand nombre d'espèces endémiques.
M.L. - SCIENCE & VIE Hors Série > Mars > 2010 |
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