L'Intelligence de la Nature |
Une machine à produire à moindre coût énergétique, des matériaux aussi efficaces que non polluants : telle est la Nature et sa géniale ingénierie. Fort de ce constat, les scientifiques planchent aujourd'hui sur les secrets de fabrication à l'ouvre chez les êtres vivants. Objectifs : donner aux industriels les recettes "vertes" pour produire autrement du béton, du verre, de la colle... Et ça marche ! Bienvenue dans la révolution biomimétique.
Les ingénieurs s'y intéressent enfin. À voir Thibaud Coradin manipuler les équations cabalistiques qui sont le pain quotidien des chimistes moléculaires, il ne saute pas vraiment aux yeux qu'il est un héritier de Léonard de Vinci. Dans son laboratoire de chimie de la matière condensée de Paris, règne la chimie high-tech. Et pourtant, un lien profond unit ces recherches et les croquis du génie florentin. Un lien qui tient à la source commune de leur inspiration : la nature et son intelligence, fruit de millions et de millions d'années d'évolution. Thibaud Coradin, directeur de recherche au CNRS, est en effet adepte d'une pratique qui pourrait bien, dans les années à venir, bouleverser des pans entiers de notre activité industrielle : le biomimétisme, aussi appelé "bioinspiration" ou "bionique", c'est-à-dire la propension à s'inspirer des propriétés des organismes naturels pour les reproduire artificiellement. Parmi les modèles qui inspirent le chercheur, ce sont à l'évidence les diatomées, des algues unicellulaires à la beauté saisissante, qui ont sa préférence. "Les diatomées vivent à l'intérieur d'une enveloppe de verre qui faisait déjà l'admiration de Darwin, s'enthousiasme-t-il. Cette enveloppe a des formes sophistiquées et est parcourue par un système de pores allant du nanomètre au micromètre qui permettent les échanges avec le milieu extérieur. Mais le plus impressionnant est qu'elle est fabriquée par l'organisme à température ambiante, en milieu aqueux, à partir des constituants de l'eau de mer, alors que, pour produire du verre, l'industrie est obligée de chauffer de la silice minérale à plus de 1400°C pendant deux jours !" Un prodige désormais imité dans ce laboratoire où des microsphères de verre sont produites à température ambiante, pour encapsuler toute sorte de molécules fragiles, en vue d'utilisations médicales.
DEPUIS L'INVENTION DU VELCRO...
Des bactéries aux baleines, en passant par les lézards, les araignées et toutes sortes de mollusques, les biomiméticiens d'aujourd'hui se penchent sur des centaines d'espèces, parmi lesquelles on trouve aussi les chauves-souris et les oiseaux qui inspiraient à l'auteur de la Joconde des plans de machines volantes. Et ils sont persuadés que ce bestiaire est la clé d'une nouvelle révolution industrielle.
Pourtant, les innombrables prototypes d'avions imitant les oiseaux, depuis Vinci jusqu'à Clément Ader, ont tous mordu la poussière. Plus généralement, comme le rappelle Bernadette Bensaude-Vincent, historienne des sciences et des techniques à l'université Paris-Ouest, "l'histoire des débuts de l'ingénierie bioinspirée est une longue série d'échecs, qui se poursuivront jusqu'au début du XXè siècle". Des échecs qui, à partir de la révolution industrielle, ont détourné scientifiques et industriels de l'imitation des organismes vivants. Les succès technologiques impressionnants obtenus durant un siècle et demi par les seuls moyens de la chimie et de la physique semblaient d'ailleurs leur donner raison. Et la nature, pourtant inspiratrice de la technique depuis l'antiquité grecque, a fini par être prise de haut : sa géométrie était considérée comme imparfaite, ses produits impurs, ses matériaux éphémères. "Le credo du XXè siècle, c'est que l'artificiel était supérieur au naturel, résume l'historienne. Les fibres synthétiques étaient meilleures que leurs homologues naturelles, les plastiques supérieurs à tout ce qu'ils remplaçaient... Non seulement on ne cherchait pas à imiter la nature, mais il fallait s'en distinguer le plus possible !" Certes, au long du XXè siècle, quelques individus isolés ont persisté à s'inspirer des formes naturelles pour créer des produits industriels. Ainsi de l'invention du Velcro au début des années 1950, inspirée des graines de barbane s'accrochant aux tissus, oule museau du train japonais Shinkansen ressemblant au bec du martin-pêcheur. Mais cette imitation, jusqu'ici superficielle, est aujourd'hui devenue beaucoup plus profonde. Au-delà de la plume du designer, la nature guide maintenant les éprouvettes du chimiste : il ne s'agit plus seulement de s'inspirer de la beauté de ses formes, mais aussi et surtout des qualités de ses matériaux et de ses processus de fabrication. Au point que c'est un nouvel âge de la biomimétique qui s'ouvre aujourd'hui. Son âge d'or.
Ce qui a changé ? Deux choses. Primo, les avancées de la science. "Les progrès de la microscopie, notamment à effet tunnel, se sont conjugués avec l'explosion de la puissance de calcul et les progrès de la modélisation, note ainsi Hervé Arribart, membre de l'Académie des technologies. On parvient désormais à voir les nanostructures des matériaux naturels, à analyser leur composition chimique en détail, et, en même temps, on sait de mieux en mieux calculer les propriétés des matériaux à synthétiser. Ce qui a beaucoup joué pour réhabiliter la nature comme modèle." Et le chercheur de noter l'intérêt relativement récent de la science pour le désordre et les hétérogénéités (par exemple avec les matériaux composites), qui va dans le même sens.
Secundo, il y a l'aspiration à la durabilité, devenue un enjeu mondial. Un terrain sur lequel le vivant semble imbattable. "La base de nos synthèses industrielles, explique l'écologiste américaine Janine Benyus, c'est ce que nous appelons le 'heat, beat and treat' : on chauffe, on met sous pression, on soumet à des traitements agressifs. Alors que la nature synthétise à température ambiante, à pression ambiante, elle utilise l'eau comme solvant et engendre très peu de toxiques. A l'évidence, l'avenir de l'industrie est là !"
UNE DEMANDE CROISSANTE
Elucubrations idéalistes d'une écologiste qui n'entend rien à l'industrie ? Pas vraiment. Janine Benyus, à la tête d'un bureau de consultants qui emploie près de 80 biologistes, dispose outre-Atlantique de l'oreille d'une partie des entreprises les plus puissantes du pays, comme General Electric, Hewlett Packard, Nike, HOK (deuxième cabinet mondial d'architectes) et des dizaines d'autres. Le concept qui fuit le succès de sa "biomimicry guild", c'est ce qu'elle appelle "la fertilisation croisée entre l'ingénierie et la biologie".
L'idée est simple : "Les espèces vivantes sont l'aboutissement de 3,5 milliards d'années de R&D", c'est-à-dire d'une longue évolution qui a éliminé ce qui était imparfait et optimisé ce qui fonctionnait. Car la plupart des problèmes auxquels sont confrontés les industriels ont déjà été résolus, de différentes façons, par différents organismes. Dans la biosphère foisonnent céramiques, ciments, colles, câbles, isolants thermiques, ignifugeants, antigels, antiseptiques, capteurs solaires, détoxifiants, insecticides, systèmes de traitement de l'information, de régulation thermique... Autant de fonctions, qui sont généralement assurées à bas coût énergétique, en utilisant les matériaux naturellement présents dans l'environnement. Or, ces contraintes sur l'énergie et les matériaux, caractéristiques du vivant, sont précisément celles qui commencent à s'exercer sur l'industrie, laquelle voit arriver le pic pétrolier, mais aussi, souligne Benyus, "tout une série d'autres pics, celui de l'eau, des sols, de nombreux métaux et minéraux..." Bref, l'heure semble avoir sonné pour la rencontre entre les biologistes, seuls à connaître les organismes, et les architectes, ingénieurs, designers et autres chimistes. Précisément le service que propose Benyus. Et les entreprises en redemandent : "Je pense qu'en étant le double de ce que nous sommes, nous ne parviendrions pas à satisfaire toutes les demandes que nous recevons".
LE BOUM DES DÉPÔTS DE BREVETS
Les universités américaines l'ont d'ailleurs bien compris. Depuis l'université de Californie à Santa Barbara jusqu'au fameux MIT, en passant par Harvard, de nombreux laboratoires conduisent désormais des recherches biomimétiques, tandis qu'une trentaine d'universités dispensent un enseignement en la matière, comme Berkeley, où la chaire a été créée en 2008. Et en Europe ? Janine Benyus y est à peu près inconnue - bien qu'une organisation proche de la sienne, Biomimicry Europa, se soit implantée récemment à Bruxelles. En France, l'Institut Inspire promeut des objectifs analogues, avec le soutien de scientifiques réputés comme Hubert Reeves, ou Bernard Chevassus-au-Louis, ancien président du Muséum d'histoire naturelle. Les universités n'ont pas encore emboîté le pas au niveau de l'enseignement, mais elles s'activent au plan de la recherche, tout comme les grands organismes, CNRS ou CEA. Des réseaux de scientifiques se sont constitués, organisent des séminaires, publient des newsletters. Le principal d'entre eux, BIONIS ("réseau biomimétique pour une industrie soutenable"), qui a son siège à l'université britannique de Reading, est encore dominé par les universitaires. Mais l'industrie, peu à peu, est entraînée dans le mouvement.
"C'est en train de devenir un réflexe dans la plupart des grandes entreprises, estime Hervé Arribart, ancien directeur scientifique de Saint-Gobain, le principal producteur de verre de la planète. Lorsqu'un nouveau problème se pose, on commence par voir s'il a été résolu dans la nature, même si cela ne donne pas une solution à chaque fois." Même son de cloche chez Lafarge, premier cimentier mondial. "Le biomimétisme est un fantastique stimulateur de créativité, estime Paul Acker, son directeur scientifique. Aujourd'hui, les principaux champs de recherche ont déjà été labourés, et il faut trouver des idées nouvelles. Il y a quelques années, nous étions quelques chercheurs curieux à nous intéresser au biomimétisme, à faire de la veille, à lire ce qui sortait. Mais il y a deux ans, à la demande des chercheurs eux-mêmes, nous l'avons officiellement intégré dans les priorités de R&D de l'entreprise."
Quant aux chimistes, cela fait déjà une ou deux décennies qu'ils s'intéressent au vivant. Le concept de "chimie verte", à basse température et faible toxicité, existe depuis une vingtaine d'années aux Etats-Unis, et la volonté de sortir du "heat, beat and treat" est particulièrement perceptible dans cette branche industrielle qui cherche à restaurer une image compromise. Aujourd'hui, 20 % du budget R&D d'une société comme Arkema (la filiale chimie du groupe Total - 5,4 milliards d'euros) est consacré à cette chimie verte. Et ce pourcentage ne cesse d'augmenter. C'est donc bien un mouvement mondial qui s'est amorcé. Ses résultats concrets ? Entre 1985 et 2005, les dépôts de brevets ont été multipliés par 93 aux Etats-Unis, passant d'une dizaine à plus de 800 ! Un chiffre qui depuis continue de croître. Quant aux produits issus du biomimétisme, ils sont de plus en plus nombreux sur le marché, et d'une étonnante diversité. On trouve bien sûr d'innombrables
imitations des formes que forge la nature, qu'il s'agisse de nanostructures ou d'objets géants. On peut citer, pour illustrer l'ampleur de la gamme, les écrans lumineux, baptisés Mirasol, développés par une filiale du géant américain WorldCom. Il reproduit avec une excellente luminosité et une faible consommation d'énergie les effets optiques issus de l'arrangement périodique de cristaux colloïdaux que l'on retrouve dans les ailes de papillons ou les plumes de paons. Ou bien les revêtements inspirés de la peau de requin développés par la société américaine Sharklet Technologies, qui, sans être toxiques, empêchent l'adhésion des bactéries. Ce qui permet à la société de se lancer à l'assaut du colossal marché du mobilier hospitalier, des toilettes publiques, voire des revêtements de coques de bateaux. Ou encore ces pales d'éoliennes inspirées des nageoires de baleine, dont les irrégularités réduisent les turbulences.
Mais le défi suprême de ce nouvel âge du biomimétisme reste l'imitation des processus de fabrication naturels. Une tout autre ambition compte tenu de la complexité des systèmes vivants : qu'il s'agisse de la transparence de la coque des diatomées, de l'efficacité énergétique de la photosynthèse, de la dureté de la nacre, de la solidité des coraux, de l'adhésion des moules ou de l'élasticité de la toile d'araignée, les qualités de ces matériaux naturels reposent sur un ballet de molécules (promoteurs, inhibiteurs, enzymes...) d'une extraordinaire sophistication. Mais là encore, les succès, fussent-ils partiels, se multiplient (voir ci-dessous). Le but n'est d'ailleurs pas de reproduire parfaitement la nature mais de s'en inspirer, en exploitant ses principes. Logique : les matériaux naturels sont conçus pour répondre à des contraintes très précises, qui sont rarement celles envisagées par l'homme - les copier exactement ne serait pas forcément utile.
SYNTHÉTISER À GRANDE ÉCHELLE
Pour Hervé Arribart, des processus industriels, permettant de synthétiser à grande échelle des matériaux d'usage courant comme le verre ou le ciment grâce à des technologies basse température et bassé pression, finiront par voir le jour : "Déjà, des propriétés que l'on a longtemps crues réservées au vivant, comme l'autoassemblage ou l'autoréparation, commencent à être maîtrisées." Arkema s'apprête ainsi à commercialiser un caoutchouc, fabriqué à partir de composés peu coûteux et non toxiques, qui, en moins d'une heure, "cicatrise" lorsqu'il a été déchiré !
Evidemment, tout cela ne se fera pas en un jour : entre une découverte de laboratoire et sa protection par un brevet, il s'écoule couramment des années. "Et une fois que le brevet est déposé, que l'on tient la fonction, il faut encore des années pour l'industrialiser, rappelle le chercheur. Par exemple, à Saint-Gobain, nous avons un verre nanostructuré qui ne se mouille pas, inspiré de la feuille de lotus. Mais la difficulté est de le rendre suffisamment solide pour pouvoir en faire des pare-brise !" Néanmoins la phase de l'industrialisation commence peu à peu, elle aussi, à être atteinte.
"CHANGER LE VERT EN OR"
Et les partisans du biomimétisme en sont sûrs : leur discipline est porteuse d'une nouvelle révolution industrielle - verte, celle-là. Même s'ils concèdent que cela n'ira pas tout seul. "Pour l'instant, les entreprises se servent surtout de cette technique pour mettre de nouveaux produits sur le marché, la durabilité ne les intéresse que modérément", avertit Bernadette Bensaude-Vincent, qui met aussi en garde contre le "greenwashing", cette propension des services marketing à qualifier tout et n'importe quoi de "bioinspiré". Il n'empêche. La pression vers la durabilité s'accroît sur l'industrie, qui doit gérer une réglementation antipollution toujours plus exigeante, les aspirations écologiques des consommateurs, la raréfaction des ressources... "Changer le vert en or", pour reprendre une formule résumant ce défi, ne sera pas facile pour les entreprises. L'avenir dira si, avec le biomimétisme, cette transmutation a trouvé sa pierre philosophale...
FABRIQUER DES MATÉRIAUX TRANSPARENTS




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Y.S. - SCIENCE & VIE > Mai > 2010 |
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