Qui aurait imaginé que la vie soit possible à 5000 m sous les mers ? Une vie foisonnante même, là où l'obscurité est totale, l'oxygène rarissime, les températures extrêmes. Et pourtant... Il existe bien sur Terre une autre forme de vie dont les scientifiques commencent à percer les mystères, élargissant ainsi la compréhension du vivant. Et c'est encore vers le fond des océans que les géologues se tournent pour décrypter l'histoire la plus intime de notre planète bleue. Alors que les abysses sont le milieu le plus hostile qui soit, la vie y prolifère autour d'incroyables sources d'eau chaude à 350°C jaillissant des profondeurs. Une "autre vie" dont les secrets commencent à être percés.
Inversons pour une fois les rôles : si les martiens envoyaient aujourd'hui une sonde se poser sur la terre, probablement en déduiraient-ils qu'elle est... inhabitée. La surface de notre planète étant recouverte à 70 % par les océans, leur engin aurait en effet toutes les chances de tomber dans l'eau. Et même de couler à pic, puisque 80 % des fonds océaniques se trouvent à plus de 3000 m de profondeur. Là où règne le pire des univers inhospitaliers : glacé, enténébré, désolé. Un désert absolu ! C'est que, faute de lumière solaire, la photosynthèse y est exclue ; donc toute vie végétale et, partant, la faune qui s'en nourrit... Pourtant, les filets des océanographes témoignent que la vie est malgré tout possible dans les abysses : oui ,mais il s'agit là d'une vie résiduelle enfantée par des miettes tombées de la surface : déchets, cadavres... ayant donné naissance à de rares et monstrueuses créatures façonnées par la nuit et le manque de nourriture...
Un Grand Bleu finalement morne et lugubre, telle était donc la vision des biologistes... jusqu'à un certain 15 avril 1977. Car ce jour là, le géologue John Corliss, descendu explorer à bord du sous-marin Alvin des formations volcaniques par 2000 m au large des Galapagos, fait une annonce stupéfiante : loin d'être un désert, les abysses grouillent de vie ! Dans les phares d'Alvin, un fantastique spectacle vient en effet de surgir : au fond de l'océan se dressent d'énormes cheminées, certaines de plus de 20 m, d'où jaillit un panache noir et bouillonnant d'eau... surchauffée !
LE MIRACLE DES FUMEURS NOIRS
La présence de ces cheminées change tout : baptisées "hot vents ("sources chaudes", ou "fumeurs noirs" en raison de leur panache), elles révèlent d'insoupçonnées sources thermales sous-marines, ou hydrothermales, propices à la vie en dépit de la moindre lumière ! Et depuis 20 ans, les scientifiques n'en finissent de s'émerveiller de ces sources. Car c'est ni plus ni moins une "autre vie" qui s'engendre dans leur sillage.
Depuis 2000, les scientifiques savent que ces cheminées naissent sur toutes les dorsales océaniques, ces reliefs nés de l'écartement entre les plaques tectoniques qui laissent remonter le magma volcanique. Quand l'eau de mer s'infiltre et rencontre la roche incandescente, elle se réchauffe et se charge en minéraux dissous. Puis, le fluide hydrothermal surchauffé rejaillit, les minéraux précipitent et forment ces miraculeuses cheminées. Mais surtout, ils ont découvert qu'autour des "fumeurs noirs", le liquide, hydrothermal s'avère saturé de micro-organismes. Lesquels nourrissent une chaîne alimentaire, certes courte, mais assez diversifiée pour que s'y retrouvent toutes les grandes familles d'animaux marins hormis, bien sûr, les vertébrés à poumons. Ainsi, des vers géants de 2 m de long, encore jamais vus, voisinent avec des bivalves, des poissons, des crustacés... Avant que, sans transition, le froid ne reprenne ses droits : comme des oasis dans le Sahara, les sources hydrothermales ne sont que des points isolés dans une immensité morte. Corliss a finalement eu beaucoup de chance de les trouver... De véritables sources de vie en dépit de la moindre lumière ! Et ce n'est pas tout. Car l'environnement dans lequel s'établit cette vie improbable ne l'est pas moins. Il y a d'abord la température de l'eau : elle passe de 350°C au contact du panache à 2°C quelques décimètres plus loin sans que les animaux qui vivent là paraissent s'en émouvoir. Pis : "Les prélèvements ont montré que l'eau était non seulement acide et peu oxygénée, mais regorgeait de métaux lourds, de particules radioactives et de sulfure d'hydrogène, raconte James Childress, spécialiste de la vie marine profonde à l'université de Santa Barbara. "Or, ce gaz est un poison mortel pour les êtres vivants car il se fixe sur l'hémoglobine du sang en lieu et place de l'oxygène vital."
Et voilà que ce poison apparaît essentiel à la vie ! Un mystère aujourd'hui résolu : à la différence des plantes qui tirent leur énergie du soleil via la photosynthèse, les bactéries hydrothermales recourent à la "chimiosynthèse". De quoi s'agit-il ? Simple : les bactéries hydrothermales cassent les molécules de sulfure d'hydrogène à l'aide de l'oxygène dissous dans l'eau de mer pour en tirer des sulfates, de l'hydrogène et dégager de l'énergie. Une énergie qu'elles utilisent alors pour fixer le carbone (tiré du C02, dissous dans l'eau) et fabriquer des carbohydrates, les briques élémentaires de la matière vivante. CQFD !
Mais il y a encore plus étonnant. Car des travaux viennent d'établir que certaines bactéries parvenaient même à se passer d'oxygène ! "Une source de carbone, l'hydrogène et un autre minéral (fer, soufre, nitrate...) ou gaz dissous (C02) peuvent en effet suffire, explique Daniel Desbruyères, biologiste au département Environnement profond de l'Ifremer (Brest). Autrement dit, il suffit d'eau liquide, de chaleur et de minéraux pour entretenir la vie !" Et même s'il ne s'agit là que d'une vie bactérienne, ces révélations sur les conditions dans lesquelles la vie peut malgré tout s'exprimer, ouvrent d'incroyables horizons. Car désormais, c'est la vie sur d'autres planètes qui prend une nouvelle dimension.
En attendant d'y aller voir, les scientifiques n'ont de cesse d'interroger cette vie au-delà de la vie". En particulier, comment parvient-elle à s'adapter aux variations thermiques extrêmes et à la toxicité ? Grâce à des aquariums sous pression embarqués (tel l'Ipocamp) à bord de navires d'exploration, les physiologistes ont trouvé le moyen d'étudier la faune hydrothermale dans les conditions du laboratoire. Première surprise : pour supporter les températures extrêmes, l'adaptation ne serait pas si poussée. "En 2002, nos études ont montré que la crevette Rimicaris, qui vit à proximité des cheminées, manifeste un stress thermique dès 25°C et meurt à 38°C, note le biologiste Bruce Shillito, concepteur de l'Ipocamp. C'est bien moins qu'on ne pensait ! Il se peut alors que la physiologie des animaux soit plus banale que prévue et que les phénomènes d'adaptation soient moins physiologiques que comportementaux : s'il fait trop chaud, ils se mettent au frais !"
Grâce aux aquariums, on comprend mieux également le rôle capital des symbioses : les grands animaux alimentent en effet des bactéries qui, en retour, neutralisent les polluants et foumissent un appoint de nourriture. Dans le cas du ver géant Riftia, les bactéries fabriquent la matière organique dans les tissus même du ver, dont l'hémoglobine véhicule à la fois oxygène et sulfure d'hydrogène ! "Dans l'aquarium, nous avons pu mesurer la respiration du ver et constater sa stupéfiante capacité à mobiliser le C02 dissous dans l'eau, explique François Lallier, physiologiste au Centre d'études d'océanographie et de biologie marine (Roscoff). L'animal et ses bactéries agissent comme un vrai puits de carbone, avec une efficacité record puisque le ver, dépourvu de tube digestif ne dépense que peu d'énergie pour absorber sa nourriture. C'est là le secret de sa croissance, la plus élevée de tous les invertébrés marins : le tube qu'il sécrète et dans lequel il vit peut grandir de 50 à 150 cm par an !"
Des oasis de quelques mètres carrés dans l'immensité du fond des mers.
Plus de 500 espèces ont été recensées autour des sources. Si les poissons sont les seuls vertébrés présents, toutes les grandes familles d'invertébrés possèdent des représentants locaux ! Avec de 10 à 50 kg de matière vivante par mètre carré, la biomasse avoisine içi les valeurs maximales relevées dans l'océan. Des valeurs entre 1000 et 10.000 fois plus élevées que celles relevées sur les fonds alentours...
Enjeux : c'est la vie sur d'autres planètes qui prend soudain une autre dimension. Avant la découverte des sources hydrothermales profondes, les biologistes ne possédaient qu'un seul exemple de chaîne vitale, basé sur les plantes et leur énergie tirée du Soleil. La mise au jour de chaînes vivantes fondées sur l'énergie chimique remet totalement en cause ce paradigme. La preuve est là que la vie peut exister sans lumière et dans des conditions considérées hier encore comme mortelles, par le seul jeu de la chimie et de la chaleur tellurique. Qui plus est de telles conditions pourraient se retrouver sur d'autres planètes ! Percer le secret de la vie hydrothermale, c'est aussi envisager différemment la vie dans l'Univers. |

Bouquet de Vestimentifères Riftia pachyptila.
Poissons Zoarcidae Thermarces cerberus. Crustacés Galathées. |
Poissons zoarcidés et crustacés (crabes, galathées...) forment le maillon carnivore de la chaîne alimentaire. Animal de l'extrême, le ver Alvinella vit à 60°C sur les "fumeurs noirs" ! |
UNE HYPOTHÈSE AUDACIEUSE
Restait à comprendre comment Riftia acquiert ses bactéries vitales. Une énigme qui pourrait être résolue grâce aux travaux de Monica Bright, de l'université de Vienne. "En fait, Riftia contracterait ses bactéries comme une infection, à travers la peau, commente François Lallier. Comment le ver jugule-t-il la 'maladie' et la retourne-t-il à son profit ? On ne le sait pas encore, mais la réponse intéresse déjà la recherche médicale..."
Deuxième énigme, elle aussi en passe d'être éclaircie : la dynamique du peuplement des sites hydrothermaux sur les dorsales à ouverture rapide du Pacifique oriental. "On a pu calculer que la durée de vie de ces sources n'est en moyenne que de 6 ans, 50 ans au maximum, ce qui est très bref, explique James Childress. Or, les zones géologiques actives propices à l'apparition de sources peuvent parfois être éloignées de plusieurs centaines, voire milliers de kilomètres !" Par quel miracle la vie est-elle parvenue à évoluer sur un milieu aussi éphémère ? Comment fait-elle pour se transporter d'une zone hydrothermale à l'autre ? La conjonction de plusieurs travaux permet aujourd'hui de lever le voile.
La première avancée a été la découverte progressive de sources chaudes sur toutes les dorsales. Puis est venue, en 1984, la découverte des "suintements froids" ("cold seeps"), des sources d'hydrocarbures à la température du fond. Ces "marées noires" naturelles sont exploitées par des bactéries chimiosynthétiques utilisant le méthane au lieu du sulfure d'hydrogène. Or, ces suintements froids sont répandus dans toutes les mers, entre 400 et 8000 m de profondeur. Et leur durée de vie atteint des milliers d'années... "On y a découvert des espèces cousines de celles des sources chaudes, explique Daniel Desbruyères. Il est donc vraisemblable que ces suintements ont constitué une étape dans l'adaptation d'une faune d'origine côtière à l'environnement hydrothermal, plus contraignant." De plus, toutes les dorsales ne s'ouvrent pas aussi vite que dans le Pacifique oriental : dans l'Atlantique ou l'océan Indien, la durée de vie des sources atteindrait en fait plusieurs centaines d'années. Ce qui règle la question du temps nécessaire à l'évolution et à la propagation des faunes sur les dorsales lentes. Mais pas celui des sites éphémères du Pacifique. C'est là qu'intervient l'hypothèse audacieuse émise récemment par l'océanographe américain Craig Smith, de l'université d'Hawaï : il a constaté que les squelettes de baleines, en se décomposant lentement sur le fond marin, émettent des sulfures nécessaires à la chimiosynthèse bactérienne. Du coup, "les squelettes peuvent servir de relais de nourriture et de reproduction à certaines espèces hydrothermales, explique Craig Smith. Et déjà, j'ai pu identifier dix espèces d'animaux occupant ces deux milieux !" Présentée dans le film La Planète bleue, la théorie séduit, sans convaincre totalement: "Dix espèces communes, estime Daniel Desbruyères, ce n'est pas suffisant pour établir un lien à l'échelle actuelle du vivant." Sans compter que ces espèces communes sont marginales et peu emblématiques des hot vents.
UN PEUPLEMENT PAR PHASES
Et si le peuplement des "fumeurs" éphémères du Pacifique était moins mystérieux qu'il y paraît ?
"Des sources relais non détectées pourraient assurer le passage d'un site à un autre, envisage par exemple Didier Jollivet, généticien dans l'équipe de recherche de Roscoff. De plus, nous connaissons mal les larves émises par les animaux hydrothermaux. Il se peut qu'elles perdurent assez long temps, des mois peut-être, pour franchir la distance vers de nouveaux sites au gré des courants qui s'écoulent le long des dorsales." Une hypothèse confortée par l'exploit réussi en 2000 par Florence Pradillon, collègue de Bruce Shillito au laboratoire Systématique, adaptation, évolution (SAE) : après avoir réussi la fécondation in vitro de vers Alvinella, emblématiques des hot vents, elle est parvenue à suivre la division cellulaire de l'ouf jusqu'à plusieurs dizaines de cellules dans un incubateur spécial maintenu à la pression des abysses ! "Cette expérience a montré que l'ouf fécondé reste stable dans le froid abyssal et ne se développe qu'en présence d'une source de chaleur, résume Françoise Gaill, directrice adjointe du SAE. Il est donc fort possible que les oeufs se maintiennent assez longtemps pour trouver les conditions propices à l'éclosion..." On en saura bientôt plus grâce à l'expédition française BioSpeedo que Didier Jollivet et François Lallier dirigeront fin mars 2004. Son objectif : prélever pour la première fois à l'aide du sous-marin Nautile de l'Ifremer des échantillons de faune hydrothermale sur des sites distants de plusieurs centaines de kilomètres afin d'évaluer la parenté des populations, révélatrice de la dynamique de la colonisation des nouveaux fumeurs noirs. Et, peut-être, recueillir entre deux eaux, de précieuses larves...
|
|
Ces colonies bactériennes captent les métaux lourds dans l'eau, dépolluant ainsi l'environnement du ver Alvinella.
Le ver Alvinella vit en symbiose avec des colonies de bactéries, rassemblées sur son dos en panaches filamenteux. |
|
Tandis qu'on s'applique à comprendre comment se peuplent actuellement les sources, les théoriciens de l'évolution se penchent sur l'histoire ancienne de ces peuplements. Et pour cause : si l'hypothèse des suintements froids explique la provenance de la faune, elle ne donne pas d'indication temporelles précises sur l'apparition des premiers colonisateurs. Jusqu'aux années 2000, des reliques pétrifiées - tubes de ver, coquilles de modiole (des coquillages cousins des moules)... - présentant des similarités avec les animaux actuels, mais datés de 400 à 350 millions d'années, laissaient penser à une faune de "fossiles vivants", inchangée depuis l'ère primaire. Cette idée est aujourd'hui radicalement remise en cause grâce à la technique dite des "horloges moléculaires", qui compare les taux de mutations survenus sur des gènes communs à plusieurs espèces pour calculer la date de leur divergence évolutive. "En fait, les vers Riftia, typiques des sites de l'océan Pacifique, sont apparus au Crétacé moyen, il y a 100 millions d'années, explique Didier Jollivet. Et nous venons de constater que les modioles actuelles n'ont commencé à coloniser ce milieu qu'il y a 10 millions d'années ! Le peuplement n'a pas été un fait unique et ancien, comme on le pensait, mais une succession de phases d'extinction et de recolonisation", confirme Crispin Little, paléontologue spécialiste des faunes hydrothermales à l'université de Leeds (Grande-Bretagne).
L'ORIGINE DE LA VIE TERRESTRE ?
Si l'origine et l'évolution des animaux évolués paraissent moins mystérieuses, les hypothèses restent en revanche ouvertes sur l'origine et l'âge de la faune microbienne d'où démarre toute la chaîne alimentaire. Et si elles étaient apparues là, tout simplement ? Un milieu très chaud riche en éléments chimiques variés constitue en effet un réacteur naturel idéal pour créer des molécules organiques. Il se pourrait même que la vie terrestre soit originaire des sources chaudes ! Certains indices plaident en tout cas pour cette thèse. À commencer par l'ancienneté extrême des micro-organismes hydrothermaux. En l'an 2000, le paléontologue australien Birger Rasmussen a ainsi identifié à Pilbara (Australie) des traces bactériennes fossiles près d'une cheminée éteinte il y a 3,235 milliards d'années. Certes, c'est 220 millions d'années de moins que les premiers fossiles connus (des cyanobactéries utilisant la photosynthèse) ; mais cela reste bien près des origines, tout de même...
UN RÉACTEUR BACTÉRIEN IDÉAL
Autre indice : les écarts de températures constatés autour des sources favorisent une grande gamme de réactions. Or, plus qu'une origine de la vie "hyperthermophile" à plus de 80°C, comme on l'envisageait il y a dix ans, les biologistes penchent aujourd'hui plutôt pour une "origine tiède", avec une température inférieure à 60°C. "Une chaleur extrême détruit l'ARN, le constituant génétique précurseur de l'ADN, toujours considéré comme l'origine du monde vivant, explique Franck Zal, écophysiologiste à Roscoff. Si l'ARN, plutôt fragile, a pu se former, c'est par des températures plus proches de 50°C que de 100°C." Et justement, "il existe, sous les coulées de lave émergeant parfois en surface près des sources de minuscules alvéoles où l'eau de mer s'infiltre, complète Didier Jollivet. Ce milieu confiné, peu chaud et agité naturellement par des mouvements de convection constitue un réacteur bactérien idéal !" Des températures élevées pour synthétiser des molécules prébiotiques, puis une température plus tiède propice aux premières expériences du vivant... Tous les éléments du "laboratoire naturel" sont réunis. Reste que seuls des fossiles plus anciens que ceux découverts à Pilbara pourront apporter la preuve que la vie est née près des hot vents. "L'ennui est que trouver ces fossiles sera très difficile, car il ne reste quasiment plus rien de la croûte terrestre des origines", déplore Crispin Little. Autant dire que les abysses sont loin d'avoir révélé tous leurs secrets.
P.G. - SCIENCE & VIE > Février > 2004 |
|