On connaît sans doute à peine plus d'un dixième des espèces qui peuplent les océans, mais on sait qu'elles sont plus variées que sur la terre ferme. Un havre de paix ? Avant l'arrivée de l'homme, sans doute...
En quoi la biodiversité marine se distingue-t-elle de sa cousine terrestre ?
En premier lieu par la diversité des grands types d'organisation : les 33 phylums animaux connus à ce jour sur Terre sont tous représentés dans l'océan, sauf un (Les onychophores sont de petits animaux qui possèdent à la fois des caractéristiques des arthropodes et des vers annélides, et qui vivent dans les litières des forêts tropicales humides.). Et pas moins de 15 d'entre eux sont exclusivement marins. C'est le cas des échinodermes, des brachiopodes ou encore des cuidaires. L'autre différence fondamentale concerne l'étendue des aires de distribution des espèces : quelques milliers de kilomètres en mer contre seulement quelques dizaines de kilomètres sur les continents ! Conséquence directe : un événement qui survient en un endroit donné peut influencer des espèces situées à plusieurs milliers de kilomètres de là (notammer les courants marins).
Où la diversité est-ele la plus forte ?
Le long des côtes. C'est là que vivent près de 70 % des espèces recensées. Les écosystèmes coralliens tropicaux présentent, et de très loin, la diversité biologique la plus élevée. Ils sont à l'océan ce que les forêts tropicales sont aux continents : près du tiers des espèces marines décrites à ce jour dans les régions littorales tropicales vivent dans ces régions coralliennes alors qu'elles ne couvrent que 0,5 % de la surface planétaire. En Nouvelle-Calédonie, l'échantillonnage des 30.000 hectares de récifs coralliens a permis de récolter pas moins de 2850 espèces de mollusques benthiques. Soit 50 % de plus que dans toute la Méditerranée, qui s'étend pourtant sur 300 millions d'hectares !
Et qu'en est-il aux grandes profondeurs ?
On a longtemps pensé que les plaines abyssales - qui s'étendent entre 2000 et 6000 mètres de profondeur et occupent près de 77 % de la surface des océans - étaient d'une extrême pauvreté biologique. En 1844, le naturaliste anglais Edward Forbes affirmait, ainsi, qu'il n'y avait plus aucune faune en dessous de 600 mètres ! On imaginait mal comment des espèces pouvaient survivre dans le froid, l'obscurité, à des pressions vingt à cent fois supérieures à celle de la surface, avec de maigres ressources alimentaires. Mais cette vision a fait long feu. On sait depuis les années 1960 que ces plaines regorgent de milliers d'espèces de très petite taille (quelques dizaines de millimètres), plus étranges les unes que les autres. Avec leurs dents acérées, leurs machoires démesurées, leurs yeux hypertrophiés et leur luminosité, les poissons abyssaux paraissent tout droit sortis d'un roman de science-fiction !
Dans les années 1970, la découverte de l'hydrothermalisme sous-marin et des écosystèmes chimio-synthétiques associés a prouvé que la vie sous-marine pouvait aussi être exubérante : ces écosystèmes sont en effet caractérisés par une incroyable biomasse, mais par un petit nombre d'espèces. Moins de 800 espèces endémiques de vertébrés et d'invertébrés (gastéropodes, annélides, crustacés, copépodes...) ont été répertoriées depuis trente ans autour des sources hydrothermales. Soit à peine 2 % du total des nouvelles espèces marines décrites sur la même période. Mais nombre d'entre elles sont très originales sur le plan tant de l'anatomie que de la physiologie.
Combien d'espèces vivent dans les océans ?
Nul ne le sait ! Près de 230.000 espèces ont été décrites à ce jour. Bien qu'ils couvrent 70 % de la surface de la Terre, les océans n'abritent donc que 15 % de la biodiversité connue. Mais ce chiffre est très loin de la réalité. Car, si les vertébrés marins (mammifères et poissons) sont relativement bien répertoriés (respectivement 110 et 16.475 espèces identifiées), la connaissance des invertébrés reste parcellaire. Ainsi, aucune liste globale n'existe pour certains taxons (Le taxon< est l'unité de classement à la base de la systématique : l'espèce, le genre, l'ordre ou la classe sont des taxons.) comme les échinodermes ou les vers polychètes. Les mollusques ou les crustacés - les deux phylums les plus représentés - ne bénéficient, quant à eux, que de listes régionales. Les champignons et le phytoplancton (algues unicellulaires qui sont à la base de la chaîne alimentaire océanique) ne sont guère mieux lotis. Et que dire des micro-organismes (bactéries, archées : Les archées diffèrent des bactéries par la composition de leurs lipides membranaires ; elles sont adaptées à des milieux extrêmes.) et de l'extraordinaire bestiaire des symbiontes (copépodes* qui parasitent les mollusques ou les coraux par exemple, helminthes* qui vivent sur les poissons, etc.). Si ce n'est que ce sont les deux boîtes noires de la biodiversité marine. Et que l'on ignore presque tout d'elles... Un seul exemple : récemment, pas moins de 165 types différents de protistes ont été identifiés dans 32 litres d'eau de mer ! Dès lors, on imagine à peine quel pourrait être le nombre total des espèces de micro-organismes. Bref, les océans pourraient abriter au moins 1,5 million d'espèces.
*Les copépodes, éléments majeurs du zooplancton, sont de petits crustacés, quelques millimètres pour les adultes, extrêmement diversifiés. *Les helminthes sont des vers parasites.
Où en est-on de l'inventaire ?
La liste s'enrichit chaque année de 1300 à 1500 espèces nouvelles. La moitié de ces découvertes concernent les taxons les mieux représentés, crustacés et mollusques en tête (+ 439 et + 334 nouvelles espèces respectivement). Toutefois, ces chiffres ne reflètent pas tant la taille réelle des phylums que celle de la communauté qui les étudie. Au train où vont les choses, l'inventaire ne sera donc complété que d'ici plusieurs centaines d'années.
Quel est l'impact de l'homme ?
Fondamental ! L'intensification des modes de pêche se traduit en effet par un effondrement des stocks de poissons, et ce, jusqu'à 2000 ou 3000 mètres de profondeur. À ce niveau, nous en sommes encore au stade des chasseurs-cueilleurs ! Les prises mondiales sont passées d'environ 3 millions de tonnes par an à la fin du XIXè siècle à 86 millions de tonnes par an à la fin des années 1980. Depuis, elles déclinent, pas tant en raison d'une diminution de l'effort de pêche que de l'amenuisement des stocks.
En revanche, le phénomène d'extinction biologique que l'on rencontre fréquemment sur les continents semble être exceptionnel dans l'océan. Pas une seule espèce de poisson marin n'a disparu alors qu'elles sont une bonne centaine dans les eaux douces. Nous l'avons dit : ce qui caractérise le milieu marin c'est son ouverture et son incroyable résilience. Les espèces y sont distribuées largement. D'où une moindre vulnérabilité. Cela ne signifie pas pour autant que la biodiversité marine se porte bien. Malmenée par la pêche mais aussi les pollutions diverses, l'intensification du trafic maritime (+ 460 % depuis 1960)..., elle s'appauvrit.
En outre, grâce à l'homme, des milliers d'espèces végétales et animales voyagent de port en port, via l'eau des ballasts des navires. En 1993, les biologistes américains James Carlton et Jonathan Celler ont échantillonné le ballast de 139 cargos amarrés dans la baie de Coos, dans l'Oregon, et provenant du Japon. Ils ont ainsi identifié 367 espèces appartenant à la plupart des groupes marins. Toutes ne s'installent pas dans leur nouveau milieu. Mais nombre de baies, d'estuaires ou de lagunes sont actuellement le siège d'apports répétés d'espèces dont les facultés d'adaptation, le rôle et l'impact écologiques ne sont pas toujours prévisibles.
L'essor du commerce s'est également accompagné de l'ouverture de nouvelles voies de communication, permettant à des faunes isolées depuis longtemps de se mélanger. Aucun inventaire des espèces introduites n'existe sur le plan mondial. Mais l'exemple des conséquences du percement du canal de Suez nous montre l'ampleur du phénomène.
Les effets du réchauffement climatique sont-ils déjà perceptibles ?
Vaste question ! La température des eaux superficielles s'est élevée de quelques dixièmes de degré au cours du dernier siècle. Pour s'adapter, nombre de poisson ont déjà migrée vers des latitudes plus hautes ou dans des eaux plus profondes, à la recherche d'un peu de fraîcheur. Dans l'Atlantique Nord, le cabillaud, la lotte, la sardine, l'anchois ou encore le bar sont ainsi remontés de 50 à 400 kilomètres vers le nord. Le carrelet et la raie ont, quant à eux, gagné des eaux plus profondes. Même constat chez les invertébrés : jusque dans les années 1970, le petit copépode planctonique Calanoides carinatus, ne dépassait pas les côtes du Maroc. On le rencontre aujourd'hui dans le golfe de Gascogne et la Manche.
Le réchauffement perturbe également les récifs coralliens. Quand la température de l'eau grimpe, les coraux expulsent les algues microscopîques (zooxanthelles) avec lesquelles ils vivent en symbiose et qui leur permettent de respirer. Résultat : les coraux blanchissent et meurent.
Mais si inquiétants soient-ils, les effets du réchauffement climatique sur la biodiversité marine restent minimes en comparaison des conséquences dévastatrices de certaines pratiques humaines. Ainsi, aux Philippines et en Indonésie, la pêche à la dynamite et au cyanure aura détruit les récifs coralliens bien avant que les effets du réchauffement se fassent sentir !
Fabienne Lemarchand est journaliste scientifique.
Avec la collaboration de Philippe Bouchet, professeur au Muséum national d'histoire naturelle, à Paris, y dirigeant l'unité de taxonomie.
Benoît Fontaine est attaché temporaire d'enseignement et de recherche au Muséum national d'histoire naturele, à Paris.
F.L. - DOSSIERS DE LA RECHERCHE N°28 > Août > 2007 |
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