Monde ANIMAL (Eucaryotes Invertébrés) : ARTHROPODES, Hexapoda,
Insecta : Près de 1,3 million d'espèces (près de 10.000 nouvelles espèces inventoriées par an).
Pterygota, Neoptera, Holometabola, Hymenoptera (entre 1 et 5 millions d'espèces, une centaine de familles)

Les Abeilles Reines de l'Intellignece Collective
Apocrita, Aculeata, Apoidea, Anthophila (7 familles, env 20.000 espèces)

Les Abeilles Reines de l'Intellignece Collective

J.-P.F. - ÇA M'INTÉRESSE N°476 > Octobre > 2020

Intelligence Collective

UNE PETITE BÊTE À LA TÊTE BIEN FAITE

À Toulouse, une équipe de chercheurs sonde le cerveau de l'abeille et teste ses capacités cognitives. L'insecte montre des aptitudes si remarquables qu'elles remettent en question nos certitudes sur l'intelligence..

UN ISECTE SOCIAL JUSQUE DANS SES GÈNES

Nourrices, butineuses, éclaireuses... chez les ouvrières, les gènes du cerveau s'expriment différemment selon la fonction au sein de la colonie.

Dans la ruche, un seul mot d'ordre : chacune à sa place. Chez les abeilles, le travail obéit en effet à une division extrêmement précise dans le temps et dans l'espace. A peine éclose, la jeune ouvrière doit nettoyer la ruche avant de jouer les nurses auprès des larves qu'elle nourrit avec de la gelée royale, puis du miel et du pollen. Ce n'est qu'au bout de trois semaines qu'elle devient butineuse et sort afin d'aller chercher pollen et nectar pour l'ensemble de la colonie.
Il existe encore d'autres subdivisions chez les ouvrières : certaines donnent l'alerte en cas de danger, d'autres sont des soldats protecteurs de la ruche, d'autres enfin, les éclaireuses, indiquent les sources de nourriture grâce à leurs fameuses danses... Tout ceci ne pourrait avoir lieu sans la mise en ouvre de nombreux moyens de communication. Les abeilles émettent des phéromones - molécules volatiles véhiculant des signaux - très variées : la reine en possède une spécifique pour attirer les mâles lors de sa parade nuptiale, ou pour stimuler l'essaimage ; les butineuses les utilisent pour reconnaître leur colonie ou donner l'alerte en cas dagression de la ruche. Elles communiquent aussi par des bruissements, le contact des antennes, ainsi que d'autres moyens encore mal connus. Division des tâches et richesse d'interactions font de notre hyménoptère un insecte social.
Mais quelles sont les bases génétiques et moléculaires de ce comportement social ? Quel que soit l'animal concerné, la réponse n'a rien d'évident, et les recherches sur le sujet restent balbutiantes. À l'université d'Illinois à Urbana-Champaign, Gene Robinson, qui dirige aujourd'hui l'Institut de biologie génomique, s'est intéressé à la question des le début des années 1990. Pour tenter d'y répondre, il a fondé un laboratoire entièrement dédié à l'abeille. "Il fallait d'abord séquencer son génome, une condition nécessaire pour développer des outils d'analyse puissants", explique-t-il. C'est chose faite en 2003. L'équipe commence alors à comparer l'expression des gènes du cerveau entre les nurses et les butineuses. Autrement dit, à observer la production de protéines par ces gènes selon que l'abeille joue l'un ou l'autre rôle. Résultat : sur près de 10.000 gènes étudiès (le génome de l'abeille en compte environ 15.000), plus de 40 % voient leur expression modifiée lors du passage du stade nurse au stade butineuse. Ce changement est social et non lié au vieillissement. C'est en effet la colonie qui définit ses besoins. S'il y a, par exemple, pénurie d'ouvrières, le passage du statut de nurse à celui d'ouvrière peut être accéléré et se produire en une semaine au lieu de deux en temps normal. Responsable de cette accélération : la baisse du taux d'une phéromone habituellement émise par les vieilles abeilles. Celle-ci est inhibitrice, c'est-à-dire que plus elle est produite en quantité, plus elle ralentit la maturation des jeunes abeilles. Le plus étonnant, c'est que le phénomène est réversible : une abeille butineuse peut redevenir nurse, rajeunir en quelque sorte, en cas de besoin. Un constat qui a ouvert des perspectives étonnantes en matière de recherche sur le vieillissement.

UNE AGRESSIVITÉ HÉRÉDITAIRE

L'article sur ces travaux, publié dans la revue Science en 2003, a connu un certain retentissement. "C'était la première fois, dans le règne animal, que l'on montrait qu'un comportement social était sous-tendu par une régulation génétique concernant un très grand nombre de gènes", souligne Gene Robinson. En 2012, l'équipe publie un nouveau résultat sur un autre comportement social majeur : l'acquisition par l'abeille butineuse du statut d'éclaireuse, capable d'indiquer à ses congénères les sources de nourriture. Là encore, près d'un millier de gènes montrent une différence d'expression entre les deux statuts.
Dans un autre registre, les scientifiques se sont intéressés aux bases génétiques de l'agressivité des abeilles. Toutes défendent leur ruche contre les prédateurs potentiels, mais certaines sous-espèces font preuve d'une pugnacité exacerbée. C'est notamment le cas de l'abeille dite africanisée, appellation malheureuse pour désigner une hybride issue du croisement, au Brésil, de l'abeille européenne avec une abeille d'origine africaine, souvent mise en cause en Amérique du Nord dans des attaques sur l'animal et l'homme. À la base de cette agressivité, on trouve une phéromone d'alarme émise par les abeilles sentinelles de la ruche lorsqu'elles détectent un danger. Cédric Alaux, chercheur l'Inra d'Avignon, a effectué son postdoctorat sur ce thème dans le laboratoire de Gene Robinson. Léquipe a tout d'abord réalisé des tests chez l'abeille européenne, qui a une réaction de défense immédiate au contact de la phéromone. Une heure après, alors que l'agression est terminée, sur les 7000 gènes qui s'expriment dans le cerveau de l'abeille, 300 à 400 gènes ont encore un niveau d'expression inhabituel. "Et cette différence d'expression persiste, explique Cédric Alaux. Conséquence : sur le long terme, ces abeilles sont plus facilement en état d'alerte. Une modification dont nous ne savons pas si elle est réversible". De la même façon, plus un être humain ou un groupe d'humains a été confronté à des dangers, plus il est sur ses gardes. Mais qu'en est-il pour l'abeille africanisée ? L'équipe a étudié des insectes qui n'avaient pas été exposés à la phéromone d'alarme. Surprise : les gènes de leur cerveau s'expriment de la même façon que ceux d'une d'abeille européenne soumise en permanence à la phéromone. Comme si une modification habituellement induite par l'environnement s'était fixée pour de bon dans le génome de l'abeille africanisée. Une modification qui pourrait relever de l'épigénétique. Enfin, l'équipe a comparé l'expression du génome des 2 abeilles. Elle a constaté que les gènes liés au comportement d'agressivité de manière héréditaire chez l'abeille africanisée sont les mêmes que ceux influencés par l'action de la phéromone chez l'européenne. Dans ce cas au moins, le comportement social peut donc aussi bien relever de "l'inné" que de "l'acquis".

L'INNÉ ET L'ACQUIS RÉCONCILIÉS

Et revoici la sociobiologie, en version apaisée. Cette discipline, qui vise à étudier les sociétés animales à partir du présupposé que les comportements ont une base essentiellement biologique, traine une réputation sulfureuse, ses détracteurs l'ayant notamment accusée d'étayer des thèses racistes. Le biologiste Edward Osborne Wilson en a posé les fondements dans les années 1970. "Son modèle, parce qu'il était déterministe, s'est attiré les foudres des sociologues qui lui reprochaient de me pas prendre en compte l'influence de l'environnement social et culturel, en particulier chez les humains. Mais dans les années 2000, on a réalisé que le génome n'était pas immuable et que l'environnement jouait sur lui un grand rôle", explique Gene Robinson. Le chercheur envisage d'ouvrir un centre de recherches dédié à la "sociogénomique humaine", qui associerait des chercheurs en sciences humaines et sociales et en génomique. Objectif : montrer comment l'expression des gènes est influencée par les relations sociales et vice versa. L'inné et l'acquis enfin réconciliés ? Si c'était le cas, les abeilles y auront beaucoup contribué.

J.-F.H. - SCIENCES ET AVENIR HS N°175 > Juillet-Août > 2013
 

   
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