Des Espèces Placées sous Assistance Migratoire

Avec le réchauffement climatique, animaux et végétaux voient leurs conditions d'existence perturbées, ce qui les amène à migrer. Or, certaines espèces ne se déplacent pas assez vite... Du coup, les scientifiques envisagent de les déplacer une à une. Une idée révolutionnaire, qui n'est pas sans risque...

Les biologistes seraient-ils en train d'échafauder les plans d'une version moderne de l'arche de Noé ? C'est en tout cas l'impression que donne un panel d'éminents spécialistes qui, dans un article publié en juillet 2008 dans la revue Science, propose de déplacer un à un les animaux et les plantes menacés par les changements climatiques !

En bref, mettre des espèces menacées sous une véritable assistance migratoire. Attention, migration est ici à entendre non en termes de migration saisonnière des individus, mais en termes de déplacement global d'une population, contrainte de retrouver ailleurs ses conditions de vie initiales. Il faut dire que le constat est assez édifiant. "Le réchauffement global a déjà entraîné la plus importante migration depuis le dernier âge glaciaire, explique Camille Parmesan, biologiste de l'université du Texas à Austin, spécialiste reconnue de l'impact du climat sur les écosystèmes. 40 % des espèces de plantes et d'animaux sauvages ont changé d'aire géographique afin de retrouver les conditions climatiques nécessaires à leur survie. "Depuis quelques années, les observations se multiplient en effet aux quatre coins de la planète, révélant toutes le même symptôme. Qu'il s'agisse d'oiseaux, de papillons, de poissons ou même de plantes, le credo est le même pour tous : migrer toujours plus en altitude, ou plus près des pôles. "Le problème, poursuit Camille Parmesan, c'est que certains organismes ne parviennent pas à migrer suffisamment vite pour suivre le rythme des changements climatiques. Résultat : ils sont confrontés à un risque d'extinction accru."

DES ESPÈCES SONT À LA TRAÎNE

Et il n'y a pas que les arbres ou les espèces se déplaçant peu ou lentement qui sont en ligne de mire. Même les oiseaux sont en difficulté. "En vingt ans, les oiseaux communs tels que pies alouettes merles... sont remontés d'une centaine de kilomètres en France, constate Denis Couvet, du Muséum national d'histoire naturelle. Mais, compte tenu de la hausse des températures d'environ 1°C sur cette période, c'est plutôt de 200 km qu'ils auraient dû se déplacer pour retrouver la gamme de températures dans laquelle ils évoluent. Conclusion : les oiseaux sont à la traîne sur le réchauffement climatique !"
Les raisons de ce retard ? "La présence de barrières physiques, naturelles ou anthropiques, qui sont autant d'entraves au déplacement des oiseaux, mais aussi au déplacement des plantes et des insectes dont ils dépendent pour leur survie", suggère Denis Couvet. De fait, "le paysage est aujourd'hui profondément altéré par l'homme", rappelle Jason McLachlan, biologiste de l'université Notre-Dame, dans l'Indiana, qui a monté un groupe de réflexion sur la migration assistée.

FAITS ET CHIFFRES - 35 % des espèces d'oiseaux, 52 % des espèces d'amphibiens et 71 % des espèces de coraux d'eau chaude sont susceptibles d'être profondément affectés par les changements climatiques selon un rapport de l'UICN publié en octobre 2008. D'après la simulation numérique réalisée par Chris Thomas, de l'université de Leeds, entre 38 et 52 % des espèces animales et végétales pourraient être en voie d'extinction à l'horizon 2050, faute de disposer d'habitat adapté pour survivre aux changements climatiques.

La solution radicale envisagée est donc de donner un coup de main à ces organismes, en les déplaçant dans les zones qui leur sont hors d'atteinte alors qu'il y règne des conditions climatiques plus propices. Et fin juillet 2008, un premier convoi s'est ébranlé ! Le bénéficiaire de cette assistance migratoire ? Torreya taxifolia, un conifère endémique de Floride, abondant au début du XXè siècle mais dont la population a décliné depuis une cinquantaine d'années au point d'être classé en 1998 "en danger aloecritique d'extinction" par l'Union internationale pour la conservation de la nature.

euphyCantonné à environ cinq cents individus aux abords de la rivière Apalachicola, dans le nord de la Floride, l'arbre a été, à l'initiative d'une association de naturalistes, replanté en Caroline du Nord, quelque 500 kilomètres plus au nord. Et d'autres projets de sauvetage sont dans les cartons, concernant notamment un papillon californien (Euphydryas editha quino) menacé par le développement des villes de San Diego et de Los Angeles, ou un arbre (Aloe dichotoma) originaire du désert du Namib, qui supporte mal la hausse des températures et survivrait mieux plus au sud.

UNE INCONNUE : L'ÉCOSYSTÈME D'ACCUEIL

Mais il ne s'agit là que d'initiatives isolées : pour l'heure, l'assistance migratoire reste un concept et, à grande échelle, nul projet n'a encore été validé... Il n'empêche ! "C'est [déjà] une vraie révolution dans le domaine de la biologie de la conservation", constate Manuel Massot, du Laboratoire d'écologie de l'université Paris-VI. Jusqu'à présent, les stratégies de conservation se contentaient en effet de renforcer des populations d'animaux en déclin par l'introduction de quelques nouveaux individus, voire de réintroduire une espèce disparue dans un lieu où elle a été historiquement présente, comme ce fut le cas du vautour fauve dans les Cévennes. "Dans le cas de la migration assistée, il y a encore un pas de franchi, poursuit Manuel Massot. Car il s'agit d'introduire une espèce menacée dans un endroit où elle n'a jamais été présente, ou alors, il y a très longtemps. Ce qui signifie que les écosystèmes d'accueil peuvent ne pas être adaptés à cette espèce-là, et vice versa. On va dans l'inconnu"... Aveu d'une certaine imprévisibilité quant aux conséquences que pourraient avoir leurs actes de bienveillance... "Il convient d'être prudent avant de manipuler les écosystèmes, prévient Mark Schwartz, biologiste de l'université de Californie, à Davis, qui participe au groupe de réflexion. Et ce, afin de ne pas causer plus de problèmes que l'on en résout."
Car la hantise des biologistes est bien là : que les espèces que l'on déplacerait se transforment en espèces invasives dans les écosystèmes d'accueil. Ce qui reviendrait à détruire la biodiversité au prétexte de la sauver. Un comble... "La première fois que j'ai présenté l'idée de migration assistée dans un congrès sur la préservation de la biodiversité, il y a une dizaine d'années, la plupart des gens étaient horrifiés, reconnaît Camille Parmesan. Mais maintenant que les espèces crapaud bufflecommencent à disparaître à cause des changements climatiques, il y a une volonté nouvelle pour au moins discuter de la possibilité de donner un coup de main à certaines espèces en les déplaçant." Les arguments des sceptiques sont assez simples et percutants : "Nous avons une histoire chargée d'erreurs...", se contente de rappeler Jason McLachlan. En termes de lutte biologique, l'exemple du crapaud buffle est éloquent : introduit en Australie dans les années 1930 pour mettre au pas les insectes qui ravageaient les champs de canne à sucre, l'amphibien a envahi l'est du pays à une vitesse fulgurante, réduisant les ressources des espèces locales et colportant des parasites. Mais ce cas ne constitue pas la règle. "En moyenne, moins de 20 % des espèces exotiques deviennent invasives, affirme Camille Parmesan. De plus, nous n'envisageons de déplacer les organismes que de quelques centaines de kilomètres. Or, il y a beaucoup de chances que deux espèces qui vivent à moins de 500 km l'une de l'autre aient déjà eu un contact au cours des dernières centaines de milliers d'années. Selon elle, les espèces exotiques deviennent un problème surtout lorsqu'on les déplace d'un continent à l'autre.

ÉQUILIBRE ENTRE INVASION ET EXTINCTION

Une affirmation que confirment les récents travaux de Jessica Hellmann, de l'université Notre-Dame, qui a tenté d'évaluer a priori le risque d'invasion associé à la migration assistée en analysant, à l'échelle des Etats-Unis, l'abondance et la virulence des espèces invasives selon leur origine géographique. Résultat ? Sur 468 espèces invasives dont l'origine est connue, 69 seulement sont natives des Etats-Unis. "Nos données suggèrent donc que les espèces que l'on déplacerait à l'intérieur d'un pays par migration assistée auraient une faible probabilité de devenir invasives", résume la biologiste.

Autre argument à décharge, les scientifiques commencent à savoir dessiner le portrait-robot des espèces invasives : une croissance rapide, un taux de reproduction élevé, une capacité de dispersion importante, ou une aire de distribution étendue. Ce qui fait dire à Jessica Hellmann que "le risque d'invasion devrait donc être faible dans le cadre de la migration assistée, car nombre d'espèces qui pourraient en bénéficier n'offrent pas ce genre de caractéristiques". Et c'est d'ailleurs même bien souvent pour cette raison que ces espèces sont menacées... Comme ce fut le cas pour Torreya taxifolia. "A contrario, on ne déplacera jamais de prédateurs, souligne Camille Parmesan. Car ce sont eux qui ont le plus gros impact sur les écosystèmes". Pour autant, même en ne déplaçant que les espèces considérées comme peu envahissantes, "il y a toujours le risque d'avoir une mauvaise surprise, reconnaît la biologiste. Mais si on ne fait rien, de nombreuses espèces vont périr". Sachant toutefois que l'on ignore encore exactement quelles conséquences peut avoir la disparition d'une ou de plusieurs espèces. Comme l'explique Camille Parmesan, "de nombreux scientifiques essaient de quantifier la proportion de biodiversité que l'on pourrait perdre sans que cela perturbe les écosystèmes qui fournissent de nombreux services à l'homme, comme purifier l'air ou l'eau. Mais cela reste excessivement difficile à évaluer, et je pense qu'on ne le saura pas avant que cela n'arrive"... En attendant une réponse claire, tout l'enjeu du débat autour de la migration assistée est donc de mettre en balance le risque d'invasion et le risque d'extinction d'une espèce menacée, sans oublier les incertitudes associées à ces estimations. Incertitudes qui sont à la base du large éventail d'opinions exprimées par les biologistes sur la pertinence de la migration assistée. "Nous sommes tous d'accord sur le fait que les changements climatiques ont un fort potentiel d'altération des écosystèmes et qu'en prenant l'initiative d'agir en déplaçant des espèces, il existe un risque de mal faire, détaille Mark Schwartz. Mais à quel point est-on sûr que le réchauffement global va entraîner des extinctions, ou qu'en prenant des précautions on va minimiser le risque d'invasion associé au déplacement des espèces ? Là, il y a de forts désaccords dans la communauté." Les candidats à l'assistance migratoire devront donc s'approcher au plus près d'une position décrite comme idéale : présenter à la fois un risque potentiel d'extinction maximal et un risque invasif minimal.
Reste que si la migration assistée fait autant parler d'elle, c'est aussi parce que les autres moyens d'action sont limités. "Malheureusement, la migration assistée est la meilleure idée qu'on ait eue, convient Jason McLachlan, pourtant le plus réfractaire à son application. Il y a bien d'autres possibilités, comme conserver les animaux et les plantes dans des réserves, ou aménager des corridors biologiques entre ces réserves pour faciliter leur déplacement sans avoir à le faire nous-mêmes ; mais cela ne marchera que dans une certaine limite". Les réserves ne sont en effet pas vraiment adaptées à la spécificité de la menace climatique. "Le risque, c'est que les espèces se trouvent enfermées dans un espace protégé, alors même qu'il faudrait qu'elles se déplacent pour suivre le réchauffement climatique", remarque Denis Couvet. Quant aux corridors biologiques, "ils pouraient suffire si leur mise en place était possible, estime Jessica Hellmann. Mais cela paraît difficile à appliquer car il faudrait reconvertir des zones urbaines ou agricoles en espace plus sauvages". Sans compter que leur efficacité reste à démontrer et qu'ils ne sont pas sélectifs pour ce qui est des voyageurs qui les empruntent. "Les corridors biologiques semblent une solution plus naturelle, mais les espèces invasives se déplacent aussi dans ces corridors", souligne Jessica Hellmann. Et leur bénéfice pourrait même fondre au soleil... "Le réchauffement global intervient aussi sur le comportement des espèces, et peut provoquer une inhibition de la dispersion", explique Manuel Massot, qui a montré que les jeunes lézards s'éloignaient de moins en moins de leurs lieux de naissance.

polaireQuelles solutions envisager pour les espèces polaires
Pour certaines espèces, comme pour l'emblématique ours blanc, qui ne peuvent migrer plus au nord, que faut-il faire ? Les envoyer en Antarctique ?
Qu'y a-t-il au-delà du pôle Nord ? Rien. Et c'est bien tout le prblème que pose le réchauffement aux espèces cantonnées aux hautes latitudes, comme l'ours blanc, soumis à la fonte de la banquise en Arctique. Car si nombres d'organismes vivants se délocalisent vers les pôles, ceux qui y vivent déjà n'ont nulle part où migrer. L'ours blanc semble donc un bon candidat pour la migration assitée : on pourrait imaginer l'envoyer en Antarctique, continent de glace moins délicat que la fragile banquise. "Ce ne serait en aucun cas acceptable, assène Camille Parmesan. Car c'est un redoutable prédateur, et il aurait tôt fait de décimer la population des manchots, ce qui n'est pas le but..." Que faire alors ? De même que pour les fauves menacés d'extinction, "on peut imaginer introduire dans leur habitat de nouvelles proies", poursuit la chercheuse. Autre solution : la conservation ex situ, qui revient à congeler les gamètes de l'espèce menacée... en attendant le moment où les conditions nécessaires à leur survie seront à nouveaux réunies".

IMPOSSIBLE DE SAUVER TOUTES LES ESPÈCES

Alors, face à ces méthodes conventionnelles inadaptées, faut-il voir la migration assistée comme la panacée ?
Ce serait mettre trop d'espoir dans ce concept, prévient Jessica Hellmann : "Il y a peu de chance que la migration assistée soit un moyen réellement efficace de préserver la biodiversité dans son ensemble". Ce dont convient Camille Parmesan : "En aucune façon nous ne pourrons sauver toutes les espèces menacées. Donc, nous verrons bien des extinctions. Mais dans certains cas, cela vaudra la peine de faire les efforts humains et financiers pour en sauver quelques-unes en situation critique."
Et pour les autres espèces menacées qui ne bénéficieraient pas de cette main tendue par l'homme aux dégâts que lui-même a causés, la solution est ailleurs... et bien connue : elle passe par la réduction des émissions de gaz à effet de serre afin de donner aux plantes et aux animaux plus de temps pour se mettre au diapason des changements climatiques.

Comment le réchauffement affecte les organismes ?
Il peut paraître étonnant que la "faible" hausse des températures enregistrée depuis le début du sciècle - +0,6°C en moyenne globale - entraîne un tel boulversement du vivant. Ce serait oublier que "chaque organisme évolue dans une gamme limitée de température corporelle qui correspond à l'optimisation de processus moléculaire, cellulaires et systémiques" explique Hans Portner, écophysiologiste de l'Alfred-Wegener Institute en Allemagne. Le réchauffement affecte ainsi les organismes vivants par "une diminution de leurs performances en termes de croissance, de reproduction, de recherche de nourriture, de défence immunitaire, ou de compétitivité". Les plus touchés ? Les animaux à sang froid : insectes, poissons, reptiles et amphibiens. Les mammifères et les oiseaux, qui, eux, régulent leur tempeacute;rature interne, sont moins sensibles à la température ambiante, mais celle-ci peut affecter leurs performances. Il n'est donc pas surprenant que les aires de répartitions géographiques des espèces se soient modifiées. "Les individus vivant en bordure de la zone de distribution de leur espèce vivent généralement à la limite de la tolérance physiologique de cette espèce", rappelle Parmesan. Au gré du réchauffement, la bordure froide se dépeuple, tandis que la bordure froide est déplacée plus au nord ou en altitude.

.B. - SCIENCE & VIE > Janvier > 2009
 

   
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