Enquête sur la Sixième Extinction en France

Le Cercle des Espèces Disparues

Biodiversité. Observez bien mésanges, orchidées, hamsters et papillons… Ils font partie des 830 espèces menacées d’extinction en France. Récit d’une catastrophe annoncée. "Dans 4 siècles, la Terre aura perdu 80 % de ses espèces", Denis Couvet, Museum d’histoire naturelle.

Rappelez-vous. Dans les années 70, après avoir parcouru plusieurs centaines de kilomètres en voiture, la première chose à entreprendre était le nettoyage du pare-brise obscurci par les cadavres explosés de dizaines de moustiques, abeilles, papillons et autres insectes volants. Aujourd’hui, les pare-brise restent quasi immaculés. Normal, les insectes se raréfient, victimes de la monoculture, des pesticides, de la pollution. Si Jean Henri Fabre, le plus célèbre entomologiste du XIXe siècle, revenait, il ne pourrait être qu’effrayé par la désertification de ce monde microscopique. Lui qui aimait tant passer des heures le nez dans l’herbe à observer des scarabées rouler leur boulette de bouse, lui qui organisait de terribles combats d’araignées venimeuses et de scorpions mortels découvrirait aujourd’hui des pelouses mornes plaines…
À vrai dire, c’est toute la biodiversité française qui fond à vue d’œil. Le phénomène a toujours existé, mais il s’emballe. Et ce n’est pas mieux chez nos voisins. Au XIXe siècle, on chantait "Aaaalouette, je te plumerai. Je te plumerai la tête". Encore faudrait-il pouvoir l’attraper, cette alouette ! L’alouette des prés, que Buffon nommait "farlouse", a presque disparu. Elle ne trouve plus les jachères florales où elle aime tresser son nid avec amour et fureter à la recherche des insectes dont elle se régale. À la place, des champs de maïs sur des milliers d’hectares ! Et les moules perlières, qui envahissaient tous les cours d’eau de France et d’Europe, qui s’en souvient ? La mulette perlière pouvait atteindre 15 centimètres de longueur. Sa nacre blanche et rose faisait jadis le bonheur de nombreux artisans. Victime de la surpêche, de la pollution, du réchauffement des eaux, de l’artificialisation des cours d’eau et de la disparition de l’esturgeon, nécessaire à sa reproduction, cette moule d’eau douce ne survit plus que dans une poignée de rivières.
En accouchant de l’homme voilà cent mille ans, la nature n’a pas cessé de le regretter. L’enfant terrible de la biodiversité a exterminé des milliers d’espèces pour manger, se défendre, installer ses cultures. Il a commencé par se débarrasser de son cousin néandertalien, puis il est passé au mammouth, au dodo… L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) estime le nombre d’espèces disparues de la planète depuis quatre siècles à 910. Et l’accélération de l’hécatombe depuis une cinquantaine d’années incite les naturalistes à parler de "sixième extinction". Le président du Muséum national d’histoire naturelle de Paris (MNHNP), Gilles Bœuf, ne mâche pas ses mots : "Clairement, nous allons vers une nouvelle extinction de masse. Le monde entier est concerné, y compris la France, même si c’est à un degré moindre que dans la forêt tropicale".
D’après une étude récente, au siècle dernier, le rythme des extinctions animales a centuplé sur terre. "Si cette tendance se poursuit, avertit Denis Couvet, directeur du département Ecologie et gestion de la biodiversité au MNHNP, dans quatre siècles, la Terre aura perdu 80 % de ses espèces". Ce qui correspond grosso modo aux pertes de la cinquième extinction, qui a vu la disparition des dinosaures il y a 65 millions d’années. Mais celle-ci s’était déroulée sur plusieurs centaines de milliers d’années ! Outre les disparitions, la fonte des effectifs est préoccupante. L’indice Planète vivante du WWF (Fonds mondial pour la nature), établi sur 10.380 populations animales, indique une baisse de moitié de la densité de la faune depuis 1970. La France rassemble tous les péchés capitaux menaçant la faune et la flore : une extension phénoménale de la monoculture intensive engendrant pollution et uniformisation des espaces ; une artificialisation forcenée des espaces naturels ; un fractionnement des habitats ; un garrottage des fleuves et rivières par de multiples barrages. Et, depuis une quinzained’années, il faut compter avec le changement climatique, qui met sous pression l’ensemble de la biodiversité. La faune, et davantage encore la flore, sont incapables de suivre la hausse du thermomètre.

Zones refuge. La France figure parmi les dix pays abritant le plus d’espèces en danger. Selon le Comité français de l’UICN, 11 mammifères, 74 oiseaux, 7 reptiles, 7 amphibiens, 15 poissons et 161 crustacés d’eau douce, 16 papillons de jour, 11 requins, 227 orchidées et 501 plantes vasculaires sont menacés de disparaître. Au total : 830 espèces. Soit 34 % des espèces évaluées. C’est énorme. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg, car la biodiversité française est loin d’avoir été explorée en totalité. L’UICN l’a évaluée à 2500 espèces, alors que les seuls insectes en comptent 40.000. "Une mise à jour des listes des reptiles et amphibiens, que nous publierons en septembre prochain, ne montre aucune amélioration", signale Sébastien Moncorps, directeur du Comité français de l’UICN.
Comment la situation pourrait-elle s’améliorer quand seulement 5 % des espèces figurant sur la liste rouge bénéficient d’un plan national d’action ? Quand les espaces naturels ne cessent de reculer ? L’an dernier, 67.000 hectares ont été définitivement stérilisés par le béton. Par ailleurs, les plans d’action du ministère de l’Environnement sont peu efficaces. Celui appliqué au grand hamster n’a pas empêché les effectifs de ce rongeur, cantonné chez nous en Alsace, de tomber à 225 individus au mois d’avril. Or, pour être viable, une population doit compter, au minimum, 1500 individus. Autrefois abondante au point d’être classée nuisible, cette espèce a été victime du piégeage et d’une monoculture du maïs qui l’a privée de sa nourriture habituelle et de ses refuges. Bruxelles a beau menacer la France d’une amende de 11 millions d’euros pour non-assistance envers une espèce protégée, c’est peine perdue. Les mesures prises pour sauver le soldat grand hamster restent inefficaces. Les lâchers de centaines d’individus ont été autant de coups d’épée dans l’eau, au grand dam de Jean-Paul Burget, un Alsacien qui s’est fait le champion de ce hamster en danger. "La seule façon d’avoir une population stable, c’est de constituer des zones refuges de blé et de luzerne. Pour cela, les pouvoirs publics devraient racheter plusieurs dizaines d’hectares aux agriculteurs".
Sur ce point, tous les naturalistes tombent d’accord : une espèce ne peut pas être sauvée sans son biotope – son habitat. Mais demander à une société d’autoroute de contourner une zone sensible abritant une plante rare ou un amphibien sur le déclin est loin d’être évident. Voilà quelques années, établir l’inventaire des sites Natura 2000 n’a pas été une partie de plaisir. Chaque pays membre de l’Union européenne était censé dresser la liste des sites naturels identifiés pour la rareté ou la fragilité de leurs espèces sauvages, animales ou végétales. En France, les agriculteurs, les aménageurs et les chasseurs sont montés au créneau, afin d’enrayer le processus. C’est ainsi que la France se retrouve avec 12,6 % de sites Natura 2000, alors que la moyenne européenne est de 18,4 %. De même, les réserves naturelles et les parcs nationaux bénéficiant d’une réelle protection n’occupent que 1,35 % de l’Hexagone. "Ce n’est absolument pas suffisant, il faudrait les étendre", plaide Sébastien Moncorps. Les étendre, certes, mais aussi les relier entre eux. La France souffre d’une fragmentation accélérée de ses milieux naturels par la route, le rail, les monocultures, les zones urbanisées, et la faune ne parvient plus à se reproduire correctement ou à rejoindre ses zones de nourrissage. Lors des deux Grenelle de l’environnement, la décision fut prise de préserver des corridors de circulation sous la forme d’une Trame verte et bleue. Le Muséum en a esquissé les grandes lignes, les régions étant chargées d’élaborer des schémas régionaux de cohérence écologique pour intégrer ces corridors. Fin 2015, ils devraient être tous élaborés. Mais, encore une fois, cette bonne volonté se traduira-t-elle par des actions sur le terrain ? Sébastien Moncorps en doute : "Les corridors seront portés sur les plans d’urbanisme, ce qui est déjà une bonne chose, mais ils ne seront pas, pour autant, imposés réglementairement".
En 2004, la France lançait en grande pompe sa Stratégie nationale pour la biodiversité, avec "pour ambition commune de préserver, de restaurer, de renforcer et de valoriser la biodiversité, d’en assurer l’usage durable et équitable", se gargarisait le ministère de l’Environnement. En 2010, la première étape de cette stratégie nationale s’est achevée sans aucun résultat notable. C’est donc reparti pour une seconde étape, jusqu’en 2020. Cette fois, vingt objectifs enthousiasmants ont été fixés. Objectif 7, par exemple : "Inclure la préservation de la biodiversité dans la décision économique". Bravo ! Mais comment procéder ? Le ministère de l’Environnement a une réponse toute prête : "Susciter l’envie d’agir pour la biodiversité". Faut-il en rire ou en pleurer ?
Sur le terrain législatif, l’adoption de la fameuse loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages se fait toujours attendre. Déposé à l’Assemblée nationale par le ministre de l’Ecologie, Philippe Martin, en mars 2014, le projet s’est encalminé au Sénat. Soucieux des intérêts agricoles et industriels, les sénateurs l’ont expurgé de toute mesure trop contraignante. Balayée, la notion de zonage prioritaire. Supprimée, l’obligation pour les centres commerciaux d’installer des toitures végétales. Quant à l’Agence française pour la biodiversité (AFB), qui devait être créée en 2016, elle se bornera à une fusion de quatre agences préexistantes. Gilles Bœuf, qui fait partie du comité de préfiguration de l’AFB, est le premier sceptique : "Je constate d’abord qu’il ne s’agit pas d’une Agence “de” la biodiversité, mais “pour” la biodiversité, ce qui n’est pas anodin. Ensuite, pourquoi y mettre l’Onema, responsable de la police de l’eau, et pas l’Office national de la chasse et de la faune sauvage, responsable de la police de la terre ? La politique politicienne l’a emporté. Enfin, quels moyens financiers ? Rien de plus que le budget des quatre agences de départ ! Ce n’est pas suffisant. Il faut doter l’agence de moyens sérieux". Nous sommes les champions du monde de la biodiversité… mais sur le papier.

FRÉDÉRIC LEWINO - LE POINT N°2240 > Août > 2015

Requiem Pour...

F.LEWINO - LE POINT N°2240 > Août > 2015

Les Oiseaux ne se Cachent plus pour Mourir

Valse. Adieu mésanges, alouettes, rouges-gorges. Bonjour cigognes, perruches, goélands. Pourquoi les oiseaux de votre enfance ont déserté les jardins.

La SPOV à la rescousse : La Société protectrice des oiseaux des villes vient en aide aux volatiles dans toute l’Ile-de-France. Elle est aussi à l’origine des pigeonniers contraceptifs conçus pour réguler les populations de pigeons urbains. (01.42.53.27.22.)

"Dans ma jeunesse, je me promenais avec mon père, qui me disait déjà que le nombre d’alouettes des champs avait beaucoup diminué. C’était dans le Vexin. Trente ans plus tard, quand je m’y promène avec mes enfants, je trouve à mon tour que les effectifs d’alouettes ont chuté", confie Philippe Dubois, porte-parole de la Ligue de protection des oiseaux (LPO), chargé du changement climatique. Depuis 25 ans, l’alouette se retrouve complètement plumée avec une chute de 30 % de ses effectifs. Même déclin pour la mésange boréale et pire encore pour le pouillot siffleur, dont la population a fondu de deux tiers. En Bretagne, bouvreuil et caille des blés ne chantent plus guère. En 2008, le comité français de l’Union internationale pour la conservation de la nature et le Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN) estimaient qu’une espèce nicheuse sur quatre (73 sur 277) était menacée de disparition. Rien n’a changé depuis. Ce constat alarmant a incité le Muséum à mobiliser les Français pour surveiller la taille des populations aviaires. C’est le programme Vigie-Nature, qui constate qu’en 10 ans une hirondelle sur quatre et un rouge-gorge sur dix ont disparu. En fait, tous les volatiles ne sont pas logés à la même enseigne. Les oiseaux dits "spécialistes", liés très étroitement à un habitat et à une ressource alimentaire, sont les plus fragiles. Le moindre changement les met en difficulté. D’où l’effondrement de l’alouette des champs, de la caille des blés, du bruant zizi, du bruant ortolan, du pouillot siffleur, du rouge-gorge familier, du roitelet triple-bandeau. À l’inverse, les espèces dites généralistes, véritables pique-assiettes de la nature, très souples dans leur comportement, prospèrent. Selon l’Observatoire national de la biodiversité, en 25 ans, la population des spécialistes a reculé de 22 % tandis que celle des généralistes augmentait de 24 %.

La faute à… Le déclin aviaire n’est pas une nouveauté. Il a débuté voilà plus d’un siècle avec l’apparition de l’agriculture intensive, la disparition des haies, la raréfaction des insectes, victimes des pesticides, l’assèchement des zones humides, le bétonnage des espaces naturels, la fragmentation du paysage. Sans oublier la chasse de certaines espèces. Les grands rapaces ont été les premiers à s’évaporer, victimes de la disparition de leur habitat ou empoisonnés par les éleveurs. Après guerre, le DDT leur a asséné le coup fatal en faisant chuter leur taux de reproduction. Ainsi, en 1960, il ne restait déjà plus que 80 couples nicheurs d’aigles de Bonelli ; 40 ans plus tard, la population était tombée à 22 couples. Les efforts menés en sa faveur ont seulement permis de remonter les effectifs à 30. Le vautour moine, qui avait disparu au début du XXe siècle, probablement victime du déboisement et du défrichement agricole, refait une timide apparition (une cinquantaine d’individus) grâce à une réintroduction initiée en 1992 dans les Grands Causses. En 1974, trois couples de balbuzards pêcheurs s’accrochaient encore à l’île de Beauté, leur dernier refuge. Grâce à la LPO, le balbuzard s’est remplumé : une soixantaine de couples se partagent à parts égales entre la Corse et la France continentale.
En ville, la gent ailée n’est pas mieux lotie. Le moineau s’est éclipsé de nombreuses villes françaises, fuyant la circulation automobile. Mais il a vite été remplacé par d’autres espèces commensales des humains, comme le goéland argenté ou la mouette. Depuis que l’Etat a lancé son plan de reconquête de la biodiversité, 24 espèces d’oiseaux bénéficient d’un plan d’action : la plupart des oiseaux de proie, l’outarde canepetière, la sittelle corse, la barge à queue noire, le butor étoilé… Pas toujours avec des résultats probants. "Plutôt que de se concentrer sur des espèces, il serait plus efficace de protéger les milieux naturels", juge Gilles Bœuf, président du MNHN.
Aux maux classiques s’ajoute le changement climatique. En bousculant les saisons, il fiche la pagaille dans les habitudes de vie des oiseaux, nicheurs comme migrateurs. Depuis 1989, le territoire des nicheurs a gagné 110 km vers le nord. Pour autant, ce glissement est loin d’atteindre celui du réchauffement, chiffré à 240 km vers le nord. Ce décalage cause des soucis d’approvisionnement en graines ou en insectes, surtout au printemps, quand il faut nourrir la couvée. L’exemple le plus célèbre est celui de la mésange bleue, qui niche dans les chênes. Pour nourrir ses petits, elle a besoin de toutes jeunes chenilles. Puis les oisillons et les chenilles grossissent de conserve. Or, avec le réchauffement, le chêne fait ses feuilles plus tôt ; du coup, les chenilles se mettent à table bien avant la ponte des mésanges et s’avèrent trop charnues pour être avalées par les poussins. D’où un déclin de la mésange. Des exemples de ce type, il y en a d’innombrables. Mais le réchauffement climatique, c’est aussi plus d’orages et de canicules, qui peuvent se révéler catastrophiques. En juin, la LPO a vu affluer des centaines de jeunes martinets trouvés sur le sol : pour fuir la fournaise, les oisillons avaient quitté leur nid, s’écrasant au sol. En revanche, la hausse du thermomètre est une bénédiction pour des espèces exotiques. Depuis quelques années, la perruche verte à collier a quitté son Afrique natale pour l’Europe. Ces mini-perroquets s’installent dans les jardins, y délogeant moineaux et étourneaux sansonnets. On signale déjà 3000 individus en Ile-de-France !
Quant aux espèces migratrices, elles ont été les premières à devoir modifier leurs dates de départ et itinéraires. La cigogne blanche s’épargne désormais les fatigues d’un voyage hivernal vers le sud. Du coup, 750 d’entre elles séjournent à l’année en France. C’est pour la même raison qu’on n’observe quasiment plus d’eiders à duvet en Bretagne l’hiver, car ils ne prennent plus la peine de quitter la mer du Nord. Les observations menées depuis une vingtaine d’années montrent que les populations d’oiseaux d’eau hivernants, en France, ont tendance à s’étoffer. Les oiseaux souffrent de la pollution, du morcellement de leur habitat, du réchauffement, mais ils peuvent compter sur une armée d’ornithologues amateurs prêts à tout pour les défendre.

MARIE SALAH - LE POINT N°2240 > Août > 2015

SOS Abeilles Sauvages

Cauchemar. Une véritable hécatombe frappe les colonies non domestiques. Vitales. 85 % des plantes cultivées dépendent des insectes pour leur pollinisation.

9,2 % des abeilles sauvages sont en danger d’extinction, 5,2 % dans un futur proche. 150 milliards de dollars : C’est la valeur du service rendu par an par les pollinisateurs naturels. La pollinisation artificielle coûte au contraire, elle, plusieurs milliards.

Stricto sensu, s’il existe une espèce non concernée par la sixième extinction, c’est bien l’abeille domestique, Apis mellifera. Contrairement aux allégations alarmistes, le nombre de ruches n’a pas diminué depuis 20 ans. Chaque été, tant bien que vaille, quelque 60 milliards d’ouvrières butinent les fleurs gorgées de nectar. Mille butineuses par Français. C’est que les apiculteurs regarnissent les nombreuses ruches vides à la fin de l’hiver. Car, on l’oublie, l’abeille mellifère est devenue un animal domestique, au même titre qu’une poule ou une vache ! Le commerce des essaims n’a jamais été aussi florissant. Heureusement, d’ailleurs. Certaines années, à la sortie de l’hiver, il faut remplacer jusqu’à un tiers des 1.250.000 ruches françaises. Voilà 30 ans, la mortalité était 6 fois moindre. Le cauchemar des abeilles a débuté avec l’invasion du parasite varroa, dans les années 80. Les apiculteurs réussissent à y faire face tant bien que mal. Sans leurs efforts, qui sait si l’abeille domestique n’aurait pas déjà disparu ? Spécialiste des insectes pollinisateurs à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), Bernard Vaissière attire notre attention sur "la quasi-disparition des colonies sauvages d’abeilles mellifères qui, autrefois, pouvaient s’installer dans le creux d’un arbre ou le trou d’une bâtisse".
Grâce aux apiculteurs, nul n’ignore plus la tragédie vécue par l’abeille domestique. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt. En fait,ce sont les abeilles sauvages qui sont le plus menacées. Une étude menée à l’échelle européenne par l’Union internationale pour la conservation de la nature estime que 9,2 % des abeilles sauvages sont en danger d’extinction, et 5,2 % dans un futur proche. Chez les seuls bourdons, grands pollinisateurs, 26 % des espèces risquent de disparaître. Rappelons qu’environ 85 % des plantes cultivées dépendent des insectes pour leur pollinisation et, selon une étude récente menée à l’échelle mondiale, abeilles domestiques et sauvages assurent cette fonction de pollinisateurs à parts égales. Les apiculteurs, très remontés contre les pesticides, oublient d’autres causes. Le vampire varroa, qui suce les larves et les lymphes, les vidant de leur hémolymphe, a débarqué du Sud-Est asiatique en 1982, sans doute avec l’importation d’abeilles asiatiques, Apis cerana. À noter que cette dernière a su apprivoiser l’acarien pour parvenir à une cohabitation pacifique. Les apiculteurs ont appris à contrôler le varroa. Il y a encore le champignon Nosema, qui s’attaque à l’appareil digestif des abeilles, et plusieurs autres microbes et virus. Mais déjà un nouveau danger pointe à l’horizon sous la forme d’un scarabée miniature, Aethina tumida, qui s’introduit incognito dans les ruches en émettant des signaux olfactifs ressemblant à ceux des abeilles. Il ne laisse derrière lui que le bois et le plastique. Signalé en Italie, il ne devrait pas tarder à arriver en France.

Soûles. Pour l’instant, l’Union nationale de l’apiculture française (Unaf) continue à poursuivre de son ire les fabricants de néonicotinoïdes, ces nouveaux insecticides apparus dans les années 80, qu’elle accuse d’être les premiers responsables de l’effondrement des colonies d’abeilles. Les butineuses, qui en absorbent avec le nectar et le pollen, se trouveraient complètement désorientées. C’est en tout cas ce que semble prouver l’expérience menée il y a 4 ans par Yves Le Conte, de l’Inra-Avignon. Le chercheur a équipé 650 butineuses de micropuces permettant de les suivre, puis les a nourries avec du thiaméthoxame, un néonicotinoïde. Elles devenaient comme soûles, incapables de retrouver leur chemin. C’est notamment cette étude qui a conduit les autorités européennes à décréter un moratoire de 3 ans (jusqu’en décembre 2015) interdisant l’usage de 3 néonicotinoïdes (clothianidine, imidaclopride et thiamétoxame) sur les champs de colza, maïs, tournesol et coton.
Pour autant, les fabricants de ces pesticides (Cruiser, Regent, Gaucho) continuent à clamer leur innocence, soulignant que l’étude de Le Conte n’a pas été menée dans des conditions naturelles, puisque les abeilles ont été nourries avec du thiamétoxame. La réponse vient d’être fournie en mai par des chercheurs suédois de l’université de Lund. Ceux-ci ont observé le comportement des abeilles domestiques, mais aussi sauvages, à proximité de champs de colza traités aux néonicotinoïdes. Ces dernières agissaient d’une manière encore plus inhabituelle que les abeilles mellifères. Bernard Vaissière tient l’explication : "Les abeilles sauvages souffrent de deux handicaps. Elles font leur nid dans le sol, qui est souvent contaminé par les néonicotinoïdes. Et puis elles n’ont pas de reine. Ce sont les mêmes individus qui butinent et qui pondent". Pour couronner le tout, les néonicotinoïdes pourraient créer un effet de dépendance ! Des chercheurs de l’université de Newcastle ont observé avec effarement que les abeilles ayant le choix entre du sucrose pur et du sucrose mélangé à un néonicotinoïde préfèrent toujours ce dernier. "Nous demandons une prolongation du moratoire, mais aussi son extension à tous les néonicotinoïdes et à toutes les cultures", s’exclame Henri Clément, apiculteur dans les Cévennes et porte-parole de l’Unaf. Il avait été entendu en mars par les députés, qui ont voté l’interdiction des néonicotinoïdes après la fin du moratoire. Une décision non retenue par le gouvernement. Si Ségolène Royal et Stéphane Le Foll, ministres de l’Ecologie et de l’Agriculture, multiplient les déclarations d’amour aux abeilles, ils traînent les pieds pour interdire des insecticides très utiles aux agriculteurs. Du coup, le plan d’action "France, terre de pollinisateurs", lancé par le ministère de l’Ecologie en mai, laisse les apiculteurs dubitatifs. Une bonne nouvelle pourtant : le 30 juin, le tribunal administratif de Versailles a annulé les autorisations de mises sur le marché de deux insecticides – les Cruiser 350 et OSR. Motif : violation, par l’Agence de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail et le ministre de l’Agriculture, de la méthode légale d’évaluation des risques. "Le discours du ministre, qui impute non pas à l’utilisation des néonicotinoïdes et à l’agriculture intensive mais à une mauvaise structuration de la profession apicole l’effondrement désastreux de la production de miel en France et des colonies d’abeilles, est bien l’expression d’une politique mensongère. Ces jugements viennent le prouver", tonne Gilles Lanio, président de l’Unaf.
Pour ajouter à la confusion, le réchauffement climatique n’est pas sans conséquences. Selon Henri Clément, la production mellifère des régions méditerranéennes "s’est considérablement réduite, alors que nos amis scandinaves, bénéficiant de plus en plus de journées ensoleillées, se réjouissent de l’ampleur de leur récolte". En revanche, le bourdon, très actif pollinisateur, perd du terrain dans le Sud (300 kilomètres) sans en gagner dans le Nord. L’enquête menée simultanément en Amérique du Nord et en Europe a été publiée dans la revue Science du 10 juillet. Quel sera l’avenir des pollinisateurs, domestiques ou sauvages ? En continuant à utiliser des néonicotinoïdes, l’agriculture se prive de pollinisateurs qui œuvrent gratuitement. Le service rendu par les pollinisateurs naturels dans le monde équivaut à 150 milliards de dollars – 1,5 milliard d’euros pour la France. À l’inverse, en Chine et aux Etats-Unis, la pollinisation artificielle coûte, elle, déjà des milliards d’euros.

FRÉDÉRIC LEWINO - LE POINT N°2240 > Août > 2015

La Sixième Extinction est en Marche

Enquête. L’être humain serait en train de provoquer une nouvelle catastrophe biologique.

Des grenouilles dorées, au Panama, décimées depuis 10 ans par un micro champignon, le chytride. La Grande Barrière de corail qui, vers 2050, pourrait n’être plus qu’un "monceau de débris en cours d’érosion rapide". Les grands pingouins, nageurs exceptionnels mais si maladroits hors de l’eau, tabassés par les pêcheurs à la morue et définitivement achevés au XIXe siècle par des collectionneurs en quête de raretés. Un rhinocéros de Sumatra aujourd’hui qualifié de "fossile vivant"…
Soixante-cinq millions d’années après la fin du crétacé, la Terre connaît – cela fait de plus en plus consensus au sein de la communauté scientifique – une nouvelle extinction massive des espèces. Sauf que, cette fois-ci, le coupable n’est pas un astéroïde de 10 km de largeur dont la collision avec notre planète aurait libéré l’équivalant de plus d’un million de bombes H, mais un hominidé de taille fort modeste. Publié aux Etats-Unis l’année dernière, "La 6e extinction" est la chronique de cette "période véritablement exceptionnelle que nous sommes en train de vivre". Formidablement écrite et tout sauf dogmatique, la vaste enquête de la journaliste du New Yorker Elizabeth Kolbert, qui mêle reportages sur le terrain, rencontres avec les chercheurs et mises en perspective historiques, a été récompensée par le prestigieux prix Pulitzer tout en devenant un best-seller outre-Atlantique. La fresque s’ouvre sur un paradoxe saisissant : au moment où l’humanité acquiert des connaissances inouïes sur son passé, elle mesure aussi toute l’ampleur de la catastrophe biologique en cours. Ce n’est ainsi qu’en 1796 que le naturaliste Georges Cuvier constate que les os d’un étrange mastodonte découverts sur le sol américain appartiennent à "un monde antérieur au nôtre". Depuis, les avis de décès zoologiques se multiplient. Elizabeth Kolbert recense en détail les ravages du CO2, qui ne ravagent pas seulement l’atmosphère, mais font aussi diminuer le pH des océans (30 % plus acides qu’en 1800). Elle évoque les conséquences d’une mondialisation inversant à la vitesse grand V la dérive des continents : "On estime que, dans le cours de n’importe quelle période de 24 heures, 10.000 espèces sont déplacées à la surface du globe, simplement parce qu’elles figurent dans l’eau de mer employée comme ballast dans le fond des grands navires".
Que faire ? Si on veut rester optimiste, la journaliste rappelle que l’homme est le seul à pouvoir sauver les autres espèces "par des efforts héroïques", allant jusqu’à échographier des rhinocéros ou masturber des corbeaux. Mais il y a aussi une conclusion beaucoup plus tragique : ce qui fait le génie humain – la créativité, la coopération, l’esprit d’aventure – explique aussi pourquoi nous sommes devenus de tels prédateurs pour les autres espèces. Elizabeth Kolbert met ainsi à mal le mythe du bon sauvage vivant en harmonie avec la nature : depuis que l’homme est vraiment homme, il a fait le vide autour de lui, allant jusqu’à se couper de son espèce sœur, les néandertaliens. Mais, si l’Homo sapiens s’est affranchi des aléas de l’évolution, il n’en reste pas moins un fragile locataire de la biosphère…

THOMAS MALHER - LE POINT N°2240 > Août > 2015

Gare aux envahisseurs !

Fléau. Volants, rampants, piquants… les nuisibles pullulent et font des ravages.

La Corse et la Provence tremblent. La bactérie tueuse d’oliviers a déjà jeté une tête de pont au sud de l’île de Beauté et ne devrait pas tarder à toucher le continent, malgré toutes les précautions phytosanitaires. Cette peste est probablement originaire des Pouilles (Italie), où elle a débarqué voilà 5 ans dans des plants de café provenant du Costa Rica. Avec, à son tableau de chasse, plusieurs millions d’oliviers et autres arbres fruitiers du sud de l’Italie, Xylella fastidiosa sème l’épouvante. Toute la Corse est sur le pied de guerre pour rejeter à la mer ce fléau capable de décimer jusqu’à 300 espèces végétales, dont l’olivier, la vigne, le pêcher, le citronnier… Mais, pendant que les projecteurs sont braqués sur ce microscopique envahisseur, d’autres sévissent depuis plusieurs années. La présence de vers plats issus de contrées lointaines est signalée dans pas moins de 56 départements français (contre 31 voilà un an). Dévorant nos lombrics tricolores, ils suscitent l’inquiétude. "Ces invasions sont potentiellement très graves pour la biodiversité et pourraient avoir des conséquences agronomiques et économiques", prévient Jean-Lou Justine, responsable du dossier au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), à Paris. D’autres évoquent une catastrophe écologique comparable à la disparition des abeilles. Victime d’une invasion similaire, le nord de la Grande-Bretagne connaît une baisse de la fertilité des terres agricoles en raison de la raréfaction de ses lombrics. Sont notamment signalés aujourd’hui en France le rayé jaune australien, qui mesure jusqu’à 12 centimètres de longueur et se reproduit par fractionnement du corps ; 3 espèces de Bipalium pouvant atteindre 40 centimètres ; Caenoplana coerulea, un autre australien au ventre bleu ; le "marron plat", un féroce prédateur lisse et gluant, déjà présent dans le tiers du pays. Et cette invasion souterraine n’est pas près de s’achever. Déjà, un plathelminthe de Nouvelle-Guinée, boulotteur d’escargots et comptant parmi les 100 espèces les plus invasives, est signalé du côté de Caen.
Depuis des lustres, la France est confrontée à ce phénomène. Mais, avec la mondialisation du commerce, l’augmentation des déplacements humains et le changement climatique, la machine s’emballe. Chaque jour, 7000 espèces partent à l’assaut de nouveaux territoires dans le monde et 500 parviendraient à s’acclimater dans leur nouvelle patrie, déclenchant très souvent des catastrophes écologiques et agricoles. Depuis les années 80, le nombre d’espèces exotiques a grimpé de 75 % en France. Rappelons seulement la puce du rat, vectrice de la peste ; le phylloxéra, un puceron américain qui a exterminé la vigne française au XIXe siècle ; le coquillage Crepidula fornicata, arrivé avec les barges du Débarquement ; le chancre du platane, qui débarqua en Provence avec les Américains. Et la tortue de Floride ! L’écrevisse de Louisiane ! La grenouille-taureau ! Le ragondin sud-américain ! Le silure du Danube ! Ces espèces agressives s’emparent d’un territoire occupé par des espèces natives cousines.

Le « rôdeur mortel ». Du côté des plantes exotiques, ce n’est guère mieux. Souvenez-vous, il y a 30 ans, l’algue Caulerpa taxifolia déclenchait une paranoïa nationale. Après avoir colonisé et étouffé 15.000 hectares de côte méditerranéenne, par miracle, elle s’essouffle. Mais déjà une de ses parentes australiennes, Caulerpa racemosa, prend le relais en Corse. Quant à l’ambroisie, devenue le cauchemar de millions de Français allergiques, elle est arrivée du Canada planquée dans des sacs de grains. Profitant du réchauffement climatique, elle remonte vers le nord, s’étant déjà emparée de 53 départements.
Plus préoccupante encore : l’invasion de moustiques-tigres originaires d’Asie du Sud-Est, favorisée par le réchauffement climatique. Au début de l’été, les autorités sanitaires ont placé 41 départements en alerte rouge ou orange et 28 autres sous surveillance entomologique. C’est qu’il ne s’agit pas d’un tigre de papier : ce moustique est très fort pour propager la dengue et le chikungunya. L’an dernier, des personnes ont été contaminées par le chikungunya du côté de Montpellier, mais l’épidémie a pu être jugulée. En attendant la prochaine. Tout aussi inquiétant, le signalement d’un scorpion israélien extrêmement venimeux dans la Drôme, Leiurus quinquestriatus, dit le "rôdeur mortel". Enfin, à l’heure des vacances estivales, il est impossible de passer sous silence les nvasions de diverses algues vertes et de méduses. Elles aussi profitent du réchauffement des eaux et des pollutions. Ce qui fait la force de ces espèces exotiques, c’est qu’elles peuvent s’ébattre sans leur cortège habituel de prédateurs et de parasites. Jessica Thévenot, chef de projet sur les espèces animales invasives au MNHN, précise : "Les traits biologiques favorisant l’invasion sont une forte fécondité, une tendance à manger de tout, peu de spécificité". Combattre les espèces invasives une fois qu’elles ont pris pied est quasi impossible. Il faut s’habituer à vivre avec et compter sur la nature pour trouver un nouvel équilibre. Après tout, l’homme, né quelque part en Afrique, n’a-t-il pas été la première espèce invasive de la planète ?
À lire : « La grande invasion », de Jacques Tassin (Odile Jacob, 216 p., 22,90 €).

Les insectes exotiques, terreur des cultivateurs : C’est une armée composée de millions de combattants miniatures. Des insectes venus conquérir la France depuis longtemps, mais jamais la charge n’avait été aussi impétueuse que depuis une quinzaine d’années. Les pertes pour l’agriculture se chiffrent en centaines de millions d’euros. Débarqué en France en 2006, le charançon rouge du palmier, originaire d’Asie du Sud-Est, affiche déjà à son palmarès plusieurs milliers de palmiers du littoral. D’origine chinoise, le cynips du châtaignier s’est implanté en 2010 et perturbe gravement le développement des châtaigniers. Partie de la région Rhône-Alpes en 2007, la mouche du brou de la noix, un parasite des fruits d’Amérique du Nord, a conquis toute la moitié sud de la France. Ses larves entraînent jusqu’à 80 % de pertes dans les plantations de noyers. Entre 2000 et 2014, l’Institut national de recherche agronomique (Inra) a dénombré 102 insectes ravageurs nouvellement arrivés en France métropolitaine, dont la moitié d’origine asiatique. Cette armée de l’ombre profite de la mondialisation pour débarquer cachée dans des plantes ornementales, légumes et fruits d’importation, au nez et à la barbe des organismes de quarantaine. D’autant plus facilement que les entomologistes systématiciens, capables d’identifier les envahisseurs, appartiennent à une espèce en voie de disparition. L’entomologie n’est même plus enseignée dans l’Hexagone. Pour apprendre à connaître les futurs colonisateurs des forêts françaises, des chercheurs de l’Inra ont eu l’idée géniale de planter 7 espèces d’arbres européens – dont charme, hêtre, sapin… – en Chine pour noter la réaction des insectes locaux. Après 4 ans d’étude, 104 espèces ont été repérées sur les 1100 arbres déracinés, dont 38 potentiellement invasives.

FRÉDÉRIC LEWINO - LE POINT N°2240 > Août > 2015
 

   
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