Une Extinction Massive se Prépare

La moitié des plantes et des animaux sont menacés de disparaître avant La fin du XXIè siecle. Cette destruction n'est pas la première. Mais, cette fois, la menace ne vient pas des catastrophes naturelles, mais de l'action d'une seule espèce... Homo sapiens.

LA RECHERCHE : Quand le mot biodiverité a-t-il été inventé ?
EDWARD O. WILSON : On me crédite à tort de l'avoir inventé. Mais j'ai édité le premier ouvrage publié sous ce titre. C'est le compte rendu du premier forum américain sur la diversité biologique, organisé à Washington en 1986 par le National Research Council. (NRC : Le National Research Councit est le bras armé de l'Académie des sciences américaine pour la réalisation d'enquêtes et de rapports.) Ce forum suivait un article que j'avais publié sur le sujet, mais sans utiliser le mot biodiversité, et qui avait eu un certain retentissement. Le mot biodiversité fut suggéré par l'équipe du NRC pour l'édition du volume en question : il jugeait cette contraction de "diversité biologique" plus efficace. J'ai résisté, je leur ai dit que cela me paraissait trop américain, trop clinquant. Il insista : le mot serait plus facile à mémoriser... J'ai cédé ! Ce fut un best-seller scientifique, et le mot a fait le tour du monde.
La façon la plus simple de définir la biodiversité est de la présenter comme la diversité de toutes les formes du vivant. Pour un scientifique, c'est toute la variété du vivant étudiée à trois niveaux : les écosystèmes, les espèces qui composent les écosystèmes et, enfin, les gènes que l'on trouve dans chaque espèce. Le gène est l'unité fondamentale de la sélection naturelle, donc de l'évolution. Mais, quand on étudie la biodiversité sur le terrain, l'espèce est l'unité la plus accessible. On n'a pas le temps d'aller jusqu'aux gènes. Et, bien que le concept d'espèce rencontre certaines difficultés, sur le terrain il fonctionne très bien : il désigne les populations d'individus capables de se reproduire entre eux.

Mais la biodiversité réelle, c'est la diversité génétique ?
E. O. W : Oui, la différence entre les gènes de deux individus d'une même espèce est la variation biologique la plus fondamentale. Chaque fois que l'on passe à un niveau d'organisation plus élevé, des phénomènes entièrement nouveaux apparaissent. Chaque fois qu'on franchit une étape vers le haut, depuis le gène jusqu'à l'écosystème, en passant par les interactions entre gènes, la cellule, les communications entre cellules, les organismes, les populations, on accède à un état d'existence entièrement différent. Lequel comporte ses règles propres et ne peut être compris qu'en regardant la totalité des unifés qui le composent. C'est dire que la biodiversité n'est pas seulement un sujet très concret, inscrit dans la problématique globale de l'environnement, elle fait aussi partie d'une tendance lourde de la biologie à quitter le champ des études purement réductionnistes, pour chercher les éléments d'une synthèse capable de rendre compte des processus d'autoassemblage des systèmes complexes. Je pense que cette tendance va dominer la biologie du XXIè siècle.
Au niveau le plus élémentaire, celui de la description des gènes, nous comprenons les règles ; les biologistes comprennent aussi une bonne partie des règles de base de l'assemblage des cellules et des organismes ; mais, quand on en arrive au niveau des populations et à la manière dont elles s'assemblent pour former des écosystèmes, c'est ce que nous comprenons le moins bien. Ce n'est pas surprenant, car le niveau de complexité est maximal de même que le niveau de particularité. Plus on va vers le haut, plus il est difficile de trouver des règles de base qui intègrent l'ensemble des facteurs.

Dans quelle mesure la réduction de la biodiversité est-elle vraiment inquiétante ? La Terre a connue des extinctions autrement catastrophiques...
E. O. W : Il ne faut pas sous-estimer l'extinction qui se prépare. Tous les biologistes qui travaillent sur la biodiversité sont d'accord pour dire que, si nous continuons à détruire certains environnements naturels, à la fin du XXIè siècle nous aurons éliminé la moitié ou davantage des plantes et des animaux de la planète. Il s'agit donc d'une extinction de masse à venir en quelques décennies, aussi grande que celles qui ont eu lieu dans le passé. Au cours des derniers cinq cents millions d'années, depuis le Cambrien, la Terre a connu cinq extinctions massives, auxquelles il faut sans doute ajouter une sixième, au début du Cambrien (vers 540 millions). Mais ces extinctions étaient dues à des catastrophes physiques. Celle qui se prépare est due à l'action d'une seule espèce. Le point important est que la restauration naturelle opérée par l'évolution a, à chaque fois exigé des millions d'années. Donc la question est celle-ci : indépendamment des aspects pratiques liés à l'appauvrissement de la planète, est-il moralement correct d'éliminer de larges parts de la vie sur Terre en seulement quelques décennies, alors que l'évolution aura besoin de millions d'années pour opérer son ouvre de restauration ?

Vous défendez l'idée qu'il existe un rapport constant entre la réduction de l'aire d'un écosystème et le nombre d'espèces dans cette aire ?
E. O. W : Oui, cette règle intuitive a été établie dans les années 1960 par Robert MacArthur et moi-même dans le cadre de ce que nous avons appelé la théorie de la biogéographie insulaire. Pour un public non spécialisé, elle peut être exprimée ainsi : le nombre des espèces qui se maintiennent par exemple sur une île ou dans une aire donnée de la forêt tropicale croît en gros de manière logarithmique avec la superficie. Toujours en gros, la multiplication par dix de la surface d'un habitat donné conduit au doublement du nombre d'espèces capables de s'y maintenir. Or la règle vaut en sens inverse : si la superficie d'un habitat donné tombe à moins de 10 % de la superficie initiale, comme cela s'est produit dans diverses régions de forêt tropicale, nous savons que nous avons du même coup détruit ou promis à une proche extinction la moitié des espèces présentes, peut-être même des micro-organismes. La règle a une valeur générare. Ainsi, le nombre d'espèces de mammifères présentes dans les parcs nationaux de l'ouest des États-Unis et du Canada a baissé régulièrement au cours des 100 dernières années. La raison est que les parcs nationaux sont devenus des îles dans la mer des terres cultivées et des élevages. Or le nombre d'espèces de mammifères a diminué dans la proportion prévue par la règle.

Selon des chiffres, un cinquième des espèces d'oiseaux ont disparu depuis 2000 ans et 11 % des 9900 autres espèces recencées sont en danger. Supposons que ces 11 % disparaissent et qu'on en reste là.
E. O. W : Mais on n'en restera pas là ! Tout indique le contraire. Le virus se répand, comme en témoigne la liste de l'Union internationale pour la conservation de la nature (l'UICN), principale ONG dédiée à la cause de la conservation. Celle-ci révèle que sur une très courte période les espèces se fragilisent, passant de la catégorie "en sécurité" à la catégorie "vulnérable", puis "en danger", puis "critique", et enfin "éteinte". Et le mouvement s'accélère. Nous n'avons pas de mesure de l'accélération, mais nous savons par trois méthodes indépendantes que le taux d'extinction est au moins cent fois, probablement mille fois et peut-être dix mille fois ce qu'il était avant l'arrivée des humains. Aux deux méthodes déjà évoquées, la relation superficie-espèces et le mouvement dans la position des espèces sur la liste rouge de l'UICN, s'en ajoute en effet une troisième, l'analyse de la viabilité d'une population (PVA). Elle permet d'estimer la probabilité d'extinction d'ici dix ou vingt ans d'une espèce figurant sur la liste rouge de l'UICN et dont on connaît les principales caractéristiques (habitat, taille des populations, etc).

À partir de quel moment estime-t-on qu'un écosystème est menacé par la diminution du nombre d'espèces qu'ils contient ?
E. O. W : On sait que plus un écosystème recèle d'espèces, plus il est productif, plus il est stable et plus vite il se reconstitue en cas de sécheresse ou de tempête, par exemple. Mais la question reste ouverte de savoir quel est le point à partir duquel un écosystème risque de s'effondrer. Nous savons seulement, à partir d'exemples isolés, qu'il existe des espèces clés, des espèces dont la disparition ou au contraire l'introduction entraîne une transformation majeure de l'environnement. L'exemple classique est celui de la loutre de mer, dont la disparition des côtes ouest de l'Amérique du Nord a entraîné l'explosion démographique des oursins, et, du coup, la dislocation de l'écosystème formé par le kelp, forêt d'algues marines. Mais il est très difficile de prédire quelles sont les espèces clés dans un écosystème donné. Jared Diamond a une jolie métaphore : puisque nous ne pouvons prévoir quelle espèce est clé, laisser une espèce s'éteindre est un peu comme accepter de vendre une certaine portion de votre chair, en laissant la personne qui prend le morceau le choisir au hasard.
Sans doute l'argument le plus important est celui de la perte d'informations. La longévité moyenne d'une espèce donnée est d'un million d'années. Chaque espèce est une bibliothèque d'informations acquises par l'évolution sur des centaines de milliers, voire des millions d'années. Ce sont des bibliothèques entières que nous brûlons. Or, si nous avons une idée de ce que la déstabilisation entraînera (moindre productivité, moindre sûreté, changements du climat, etc.), nous n'avons aucune idée de la valeur pour l'humanité de ce que nous perdons en termes d'informations. Ce point de vue n'est pas encore très répandu, mais je constate que les ONG responsables mettent de plus en plus l'accent sur cet argument de perte d'informations.
Je pense que le mouvement vers la nouvelle révolution verte par modification génétique doit en définitive bénéficier à la conservation. Voici le raisonnement. Je ne pense pas que les OGM soient un risque quelconque pour la santé ; pour le cas où il y aurait un risque, nous saurons le gérer, comme nous savons déjà contrôler les produits alimentaires. De même pour l'environnement : il y a très peu d'indices d'effets négatifs des OGM. Au contraire, les bénéfices à en attendre sont considérables. Il faut trouver le moyen de nourrir huit milliards d'hommes : c'est le nombre qui sera atteint dans 20 ans. Or c'est bien la principale menace qui pèse sur la biodiversité : à mesure que la population grandit, les gens cherchent à consommer davantage. Une partie de la solution est d'accroître la productivité de terres agricoles mal cultivées, spécialement dans les pays en développement, afin de diminuer la pression qui s'exerce sur l'environnement naturel. Je suis en désaccord avec de nombreux écologistes sur ce point.

Quelles seraient les priorités pour organiser une lutte contre la perte de la biodiversité ?
E. O. W : Il faut créer une alliance entre les économistes et les spécialistes de la conservation. J'engagerais des études sur les politiques menées jusqu'ici à la fois en science fondamentale, en économie et en sciences sociales, avec pour objectif de s'attaquer en même temps aux problèmes de la préservation de la biodiversité et de la pauvreté du monde. Pour ce qui est des études sur la biodiversité, les technologies disponibles permettent d'envisager une accélération radicale du travail d'exploration. Le Web, la numérisation des images, les systèmes de positionnement global, etc., permettent d'envisager une véritable révolution dans la systématique. Celle-ci est indispensable si l'on veut planifier efficacement la création de réserves, en se concentrant spécialement sur ce qu'on appelle les hotspots (À chacun son point chaud), où le gros de la biodiversité mondiale est en danger. Mais, en parallèle, il faudrait approfondir la recherche sur la productivité de l'agriculture et des produits naturels, en organisant une planification par régions. À vrai dire, ces actions ont déjà commencé, certes à une échelle insuffisante. Je nourris l'espoir raisonné de voir la conservation de la biodiversité devenir un programme effectif à l'échelle du monde.
Dramatiser n'exige aucune exagération. Les faits nus ont un pouvoir dramatique suffisant. Ce n'est pas exagérer de dire que la crise actuelle de la biodiversité a des proportions apocalyptiques.

Propos recueiltis par Olivier Postel-Vinay - Cet articLe est la version relue par son auteur.
EDWARD O. WILSON : spéciatiste des fourmis, père de la sociobiotogie, est aussi celui qui a introduit le thème de la biodiversité dans la littérature scientifique et le combat pour la préservation de l'environnement.
Il est professeur a Harvard et vient de publier Sauvons la biodiversité ! aux éditions Dunod.

Une liste des espèces menacées, mise à jour régulièrement : www.iucn.org
Des précisions sur l'analyse de la viabilité d'une population (PVA) : www.warnercnr.colostate.edu/-gwhite/pva/index.htm

DOSSIERS DE LA RECHERCHE - Biodiversité : Menaces sur le Vivant > Août-Octobre > 2007
 

   
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