Ce que Darwin ne Savait pas Encore

À la question d'où vient l'extraordinaire diversité de la vie, il n'y a qu'une seule et unique réponse, de l'évolution. C'est Charles Darwin qui a émis la brillante théorie de l'adaptation des espèces. On a dit que c'était l'idée la plus géniale de tous les temps. Mais, comment cela fonctionne-t-il au juste ? Aujourd'hui, la science est capable d'élucider cette énigme. Elle dévoile les mécanismes biologiques qui expliquent certaines transformations stupéfiantes. Par exemple, le fait que les oiseaux descendent des dinosaures, ou que nous-mêmes descendions des poissons, et surtout ce qui fait de nous des humains. Bref, ce que Darwin ne savait pas encore...

L'arbre de vie de notre planète et d'une étonnante diversité. 9000 espèces d'oiseaux, 350.000 sortes de coléoptères, 28.000 familles de poissons, 2 millions d'espèces connues et nous ne sommes que l'une d'entre elles. Pourquoi existe-t-il une telle variété d'animaux ? Pourquoi y a-t-il autant d'espèces de poissons, d'insectes ? Pourquoi la vie sur Terre est-elle aussi foisonnante ? Aujourd'hui, nous rendons à l'homme qui a levé le voile, Charles Darwin. Il est né en 1809 et il y a 150 ans, il a publié l'ouvre fondatrice de la biologie moderne. La théorie darwinienne de l'évolution qui explique l'adaptation des espèces est universellement reconnue. Mais Darwin lui-même admettait que ces travaux étaient incomplets. Quantité de questions demeuraient dont la plus importante, comment ? Comment l'évolution se produit-elle ? "Il n'en connaissait pas les mécanismes, il ne comprenait pas les forces physiques qui modifient l'apparence des espèces", Sean B. Caroll, université Wisconsin-Madison. Nous pouvons à présents répondre à ces questions. Nous pouvons sonder les arcanes de l'évolution et comprendre comment ce processus mystérieux a donné naissance à une telle profusion de vie. "Le plus formidable d'un point de vue scientifique, celle que nous allons pouvoir comprendre cette diversité. Ça ne démystifie rien, ça ajoute à la magie", Cliff Tabin, faculté de Médecine, Harvard. C'est l'évolution qui fait qu'au fil du temps, une seule espèce a donné naissance à de nombreuses autres. Un poisson primitif devient l'ancêtre de tous les animaux à quatre pattes et de l'homme. Une seule espèce, la nôtre, acquière un cerveau d'une complexité unique qui lui permet de dominer la planète. Nous allons enfin trouver les réponses que cherchait Darwin.

Darwin tombe amoureux de la nature dans son enfance, comme nombre de ses disciples actuels, y compris le biologiste évolutionnaire Sean Caroll. L'expédition du Beagle dure près de cinq ans. De Plymouth en 1831, le navire passe par de Cap-Vert avant de longer les côtes du Brésil, c'est en Argentine que Darwin fait sa première découverte importante. "Il a trouvé des fossiles étonnants. Il a exhumé des crânes, des mâchoires et des colonnes vertébrales de mammifères géants. À l'évidence, ils avaient disparu et Darwin s'est demandé quels étaient leurs liens avec les animaux présents en Amérique du Sud", Sean Caroll. L'une des escales se révèle d'une importance majeure dans la réflexion de Darwin, les Galapagos. Un archipel isolé à près de 1000 km de l'équateur dans l'océan Pacifique.

Ici, vivent des animaux qui n'existent nulle part ailleurs. Des manchots qui préfèrent nager dans les eaux chaudes de l'Équateur plutôt que dans les mers glaciales du pôle Sud. Des tortues géantes qui pèsent jusqu'à 280 kilos et des iguanes, énormes lézards qui se débattent et plongent dans l'océan alors que partout ailleurs, ils ne résident que sur la terre ferme. Voyageant pour la première fois aux Galapagos, Sean Caroll découvre à son tour les créatures qui ont tant intriguer Darwin.

"C'est une créature hideuse, stupide et maladroite, elle est d'un noir sale. Ils sont aussi noirs que la roche poreuse sur laquelle ils se déplacent". Dans son journal, Darwin décrit minutieusement les iguanes, mais il n'est pas encore l'autorité scientifique qu'il va devenir. "À 26 ans Darwin n'était pas le grand théoricien que nous connaissons. C'était un collectionneur qui recueillait toutes sortes de plantes, d'animaux et de roches. Il n'a compris que bien plus tard l'importance de ses trouvailles", Caroll (1). Il est fasciné par les tortues géantes qui se déplacent lourdement et le laissent monter sur leur dos. Darwin calcule que ces drôles d'animaux parcourent un peu plus de 6 km par jour. Mais les autochtones en savent plus que lui. "Ils pouvaient dire de quelle île elles venaient juste en regardant leur carapace", Caroll. Les carapaces, en effet, diffèrent selon l'île dont les tortues sont originaires. Certaines sont en forme de dôme (2), d'autres dessinent une arche au-dessus de la tête de l'animal comme une scelle (2 et 3). D'autres encore n'ont pas tout à fait la même couleur (4), où sont plus évasées dans leur partie basse (5). Darwin est littéralement assis sur une mine d'indices, une piste pour comprendre la grande diversité de la vie, mais il ignore encore...

Il tourne plutôt son attention vers les oiseaux. Les îles fourmillent d'une foule d'espèces (1 à 4) qui lui semblent familières. Il remplit sa besace de ce qu'il croit être des sortes de pinsons, de gros bec, de roitelets et de merles. Après cinq semaines dans les Galapagos, le Beagle fait escale dans d'autres ports du Pacifique avant de faire voile pour la Grande-Bretagne. À bord, Darwin commence à classer les innombrables spécimens qu'il rapporte de ses 50 voyages. Ce n'est que de retour chez lui, qu'il comprend la valeur de sa récolte. Un ornithologue lui révèle que tous les oiseaux qu'il a rapportés, sont en fait des variations d'un même groupe. "Les oiseaux collectés aux Galapagos, représentait en fait, 13 espèces de pinsons (5)". Darwin a été induit en erreur, car en apparence, ils n'ont rien en commun. Certains ont un bec gros et dur, d'autres un bec long et fin, tout dépend de l'île sur laquelle ils vivent (6 à 10). "Mais pourquoi y aurait-il des espèces légèrement différentes sur les îles différentes, dans la même région du monde ?", Caroll. Darwin repense aux tortues des Galapagos. Elles aussi présentaient des variantes selon leurs île d'origine. Son cerveau entre en ébullition. Le naturaliste se rend compte que pour une raison indéterminée, les espèces changent.


Au début des temps, un seul type de pinson devait exister aux Galapagos. Mais au cours des âges, il s'est diversifié en de nombreux autres dotés de bec différent. De même pour les tortues, dont une seule espèce a sans doute donné naissance à plusieurs, avec des carapaces adaptées à leur habitat (1). Darwin met le pied en terrain dangereux. À l'époque, on tient pour acquis que Dieu a créé toutes les espèces. Or ce que Dieu a créé ne peut être que parfait et immuable. Pour lui, l'opinion la plus répandue manque cruellement de logique. Et, ce n'est que le début de la révolution darwinienne. Le naturaliste étudie ensuite des fossiles qu'il a collectés en Amérique du Sud. Le premier, est celui d'un paresseux géant (2 et 3), l'autre, celui d'un animal proche du tatou (4). Ces animaux ont aujourd'hui disparu, mais il existe des paresseux et des tatous de petite taille dans les régions qu'il a traversées (5). Que peut-il en déduire ? "Il lui est apparu qu'ils se ressemblaient. Par conséquent, ceux qu'il avait exhumé, étaient des ancêtres fossilisés des animaux présents à l'époque en Amérique du Sud". C'est une preuve de plus que les espèces changent. D'une façon ou d'une autre, les géants préhistoriques ont dû se transformer en animaux plus petits semblables à ceux qu'il connaît. Mais Darwin va faire une autre découverte qui va l'amener encore plus loin.

À l'époque victorienne, les scientifiques se passionnent pour l'étude de la vie au stade embryonnaire (1). Le développement d'une cellule microscopique en un être parfaitement constitué, a toujours été considéré comme une merveille de la nature. "Un embryon qui se développe sous vos yeux, c'est le plus grand miracle qui existe, il n'y a pas photo", Michael Levine, université de Californie, Berkeley. Darwin apprend dans ce domaine des choses qui le stupéfient. Les embryons de serpents, présentent de petites protubérances osseuses (2), ébauche de pattes qui ne se sont jamais développées chez l'adulte (3). Cela signifie-t-il que les serpents descendent d'un animal à pattes ? Il découvre que les baleines qui n'ont pas de dents à l'âge adulte, en ont à l'âge embryonnaire (4). Ces dents ont disparu avant leur naissance. Darwin en déduit que les baleines descendent d'animaux dotés de dents (5).

Cependant, ce sont les embryons humains (1) qui emportent sa conviction. L'examen au microscope fait apparaître de petites fentes de part et d'autre du cou (2). On trouve exactement les mêmes chez les poissons (3). Chez ces derniers, elles se transforment en ouies (4), tandis que chez les hommes, elles forment les osselets de l'oreille moyenne (5). N'est-ce pas là l'évidence que l'homme descende du poisson ? "Darwin a eu une idée d'une audace incroyable, l'arbre de vie qui relie toutes les espèces. Ça voulait dire que si on remontait assez loin dans l'arbre évolutionnaire de l'homme, on trouverait les poissons. Et si on remontait assez loin dans celui des oiseaux, on trouverait les dinosaures. Des créatures qui ne se ressemblaient pas du tout, pouvaient en fait avoir un lien étroit. Personne n'y avait pensé avant Darwin", Caroll. Voilà qui pourrait expliquer la grande diversité animale. À partir d'un ancêtre commun et avec le temps, de génération en génération, les espèces peuvent changer radicalement. Certaines acquièrent de nouvelles caractéristiques physiques, certaines en perdent. Ainsi un type d'animal peut se transformer en un autre complètement différent. Ce concept, Darwin l'appelle la descendance avec modifications. Mais une question se pose, pourquoi ?

Pourquoi les animaux changent-ils ? Darwin cherche des pistes, et il les trouve là où il les attend le moins : chez les chiens. Grands, petits, gros, haut sur pattes, les Britanniques les ont toujours adorés. "Le plus intéressant avec les chiens c'est leur variété. Leur taille va de celle d'une marmotte à celle d'un daim. Si c'était le cas chez les humains, certains ne seraient pas plus hauts que des poupées", Heidi Parker (1), Institut National de Recherche sur le Génome Humain. Darwin pense que ces écarts ne sont pas dus au hasard. En les sélectionnant, les éleveurs accouplent des chiens porteurs de caractéristiques physiques différentes pour créer de nouvelles races. "Darwin était intrigué par le travail des éleveurs, en les croisant, ils parvenaient à changer la race", Parker. Le Whippet (2) par exemple, conçu pour chasser le lapin, il a été créé (3) en appareillant des lévriers pour leur vitesse, avec des terriers bons chasseurs de petit gibier. Mais alors se dit Darwin, se peut-il qu'une sélection similaire ait lieu dans la nature, sans intervention humaine ? La sélection naturelle expliquerait-elle la grande diversité de la vie ? Comment ce processus peut-il se produire de lui-même ? Le problème pousse Darwin à observer la nature d'un oil neuf.

Darwin sait que la nature est sauvage, que chaque animal lutte désespérément pour survivre et que l'issue inéluctable est la mort. Dans la nature, le taux de mortalité est effroyable. Et au-delà du nombre, c'est souvent une mort horrible", Olivia Judson, Imperial College London. Pourtant, au milieu de cette violence, Darwin distingue un schéma. "Il a montré que la nature est un champ de bataille où règne une concurrence acharnée. Et que ce combat féroce est un processus créatif", Caroll. Ce que Darwin a compris, c'est que les animaux qui survivent, sont ceux qui sont le mieux adaptés à leur environnement. Certains supportent des climats extrêmes (1 à 3), d'autres sont des machines à tuer d'une efficacité redoutable. D'autres encore, peuvent se camoufler pour échapper à leurs prédateurs (4 et 5). Mais comment cette vision réaliste de la nature explique-t-elle les pinsons des Galapagos et leurs becs différents du île à l'autre ?

Est-ce pour eux un moyen de survie ? "La taille et la forme du bec des pinsons des Galapagos varie parce qu'il leur sert d'outils. Certains oiseaux préfèrent manger des graines très dures qu'ils doivent broyer. Il leur faut donc un bec comme une pince", Cliff Tabin, Faculté de Médecine de l'Université de Harvard. Sur une île où l'oiseau se nourrit exclusivement de graines difficiles à ouvrir, un bec court et puissant assure sa subsistance (3). Mais sur l'île voisine, les fleurs constituent la seule source de nourriture (4 et 5). "Si on veut aspirer du pollen et du nectar dans une zone très difficile à atteindre, on a pas besoin d'un gros-bec solide, il en faut un pointu", Tabin. La forme du bec diffère donc suivant la nourriture disponible selon les habitats. C'est un schéma qui se reproduit dans toutes les îles des Galapagos (1 et 2). Le bec s'est modifié pour s'adapter aux diverses sources d'alimentation, elle s'est ainsi qu'un seul type de pinson originel s'est transformé en plusieurs.

Mais comment ces changements se sont-ils produits ? Darwin dispose d'une piste évidente dans sa propre famille (1). Tous les parents savent que leurs enfants ne se ressemblent pas. Charles n'a pas le même physique que son frère Erasmus (2), bien qu'ils aient les mêmes parents. Les enfants de Charles ont hérité de certains traits de leur père, et d'autres de leur mère Emma (3). Mais eux non plus ne se ressemblent pas (4). C'est ce que Darwin appelle la variation. Le naturaliste en conclut que la variation doit être le point de départ du changement. Les petits d'une portée ne sont pas les exactement les mêmes à chaque génération. Et dans la nature, cette infime variation peut faire la différence entre la vie et la mort. Deux manchots (5) n'ont pas forcément la même épaisseur de graisse, un facteur décisif quand on vit dans un froid extrême. Dans un climat rigoureux, c'est l'environnement qui décide de qui va vivre et qui va mourir. Et très lentement suggèrent Darwin, au cours de nombreuses générations, ces légères variations permettent aux forts de devenir plus fort encore, tandis que le faible disparaît. Avec l'accumulation de ces variations, une nouvelle branche surgit sur l'arbre de vie. C'est l'évolution par la sélection naturelle, l'une des clefs de la formation des nouvelles espèces.

En 1859, après des années de recherches minutieuses, Darwin publie enfin la somme de ses travaux, "De l'Origine des Espèces". Une ouvre d'une importance capitale. L'idée que toutes les espèces ont été créées parfaites et immuables est dépassée. À la place, Darwin propose une théorie scientifique convaincante basée sur les faits et l'observation. 150 ans plus tard, ces réflexions ont résisté au passage du temps. "Le plus étonnant, c'est qu'il avait raison sur presque tous. La plupart de ces idées sont toujours valides", Caroll. Néanmoins, il est le premier à admettre que sa théorie comporte des lacunes. Il ne sait pas vraiment comment le processus s'opère. Que se passe-t-il dans l'organisme d'un être vivant pour qu'il change. Aujourd'hui, la science peut enfin répondre grâce à un mécanisme caché que Darwin ne pouvait pas connaître.
Désert de Pinacarte en Arizona, est un lieu rude et inhospitalier, surtout pour le minuscule rat kangourou (1). "Ce sont les amuse-gueules du désert. Tous les animaux s'en régalent, les renards, les coyotes, les serpents à sonnette, les hiboux", Michael Nachman, université de l'Arizona. Avec ses 15 g, le rat kangourou n'est pas armé pour combattre ces grands prédateurs. Seul le camouflage peut lui donner un espoir de survie. En toute logique, la couleur de son pelage se confond avec les roches. Cependant dans le désert, l'environnement n'est pas uniforme. Par endroits, les éruptions volcaniques ont dessiné un paysage où alternent lave noire et roches claires (2). Évidemment un petit animal clair posé sur cette roche sombre se repère facilement (3). L'évolution a doté le rat kangourou vivant sur la lave noire d'un pelage foncé (4). Et ceux qui se sont demeurés sur les roches claires ont gardé leur fourrure beige. Comparer le pelage de ces rongeurs avec leur environnement (5), voilà qui aurait été tout à fait à la portée de Darwin.

Mais Michael Nachmann veut aller beaucoup plus loin, il peut étudier l'ADN de ces animaux. Le décryptage de l'ADN est l'un des grands triomphe de la science moderne. Depuis, notre compréhension de l'évolution et du développement des êtres vivants a atteint un niveau que Darwin n'imaginait même pas. "L'ADN est l'un des secrets de la vie. C'est un système de stockage idéal pour la vaste quantité d'informations nécessaires à la construction des organismes", Caroll. Là est la clé du mystère, l'ADN est un code et sa double hélice contient toutes les informations qui déterminent le développement et le fonctionnement des êtres vivants (1). Des séquences spéciales de ce code, alignées le long de chaque molécule d'ADN, constituent nos gènes. Les gènes sont pour la plupart traduits en protéines, et ces protéines forment les matériaux de notre corps. L'une fabrique les cheveux, l'autre les cartilages, d'autres encore les muscles (2). "L'ADN ne contient que quatre bases ou quatre lettres, mais elles permettent toutes sortes de combinaisons et elles renferment l'information de tous les organismes de la planète", Caroll. C'est un gène qui détermine la couleur de nos yeux (3), un autre nous donne des taches de rousseur (4) ou bien des fossettes (5). Et puis l'ADN à une autre propriété fondamentale, il n'est pas invariable. Lors de la conception, l'ovule fécondée reçoit la moitié de son ADN de la mère et l'autre du père. Une toute nouvelle combinaison est ainsi créée, c'est pour ça que nous ressemblons un peu à nos parents tout en étant uniques.

L'ADN peut également changer par mutation. "La mutation est un ingrédient indispensable de l'évolution. Sans elle, les générations se perpétueraient sans progresser. La mutation engendre les différences entre les individus", Caroll. Une mutation peut se produire lors de la réplication de l'ADN, quand une cellule se divise et qu'un organisme se développe (1). Une base A peut être remplacé par une base G, une base C par une base T (2). Les modifications qui s'opèrent alors sont si minimes qu'elles passent inaperçues. Mais lorsqu'elle a lieu dans les cellules que nous transmettons à notre progéniture, la mutation peut entraîner de grands changements, assombrir le pelage d'un rongeur par exemple (3). "La mutation est souvent connotée négativement. Mais elle n'est ni bonne ni mauvaise. Qu'une mutation soit favorable, nocive ou neutre, dépend des conditions dans lesquelles vit l'organisme. Celle qui a rendu foncer le rat kangourou est favorable puisqu'il vit sur le roche noire, elle serait mauvaise s'il vivait dans le désert", Caroll. C'est ce gène mutant, celui qui a rendu plus sombre le pelage du rat kangourou, que recherche Nachmann. Il compare les deux types d'ADN du rongeur pour tenter de repérer les différences. Les uns après les autres les gènes des deux rats s'avèrent identiques, mais soudain, l'un d'eux attire l'attention de Nachmann. Il contient quatre séquences A, T, C. et G différentes (2). Le pelage du rat kangourou porteur de ces mutations est foncé. Cela signifie qu'il peut survivre sur les roches noires. C'est l'un des meilleurs exemples d'évolution et de sélection naturelle à l'ouvre. "Darwin aurait été content de savoir qu'on a identifié les gènes responsables de ce changement", Nachmann. Et ce n'est que l'un des nombreux biens mis en évidence entre les mutations génétiques et l'évolution. De nos jours, la science a recensé de multiples exemples de ce processus. Le Colobe (4) voit en couleur grâce à un gène mutant, il peut donc distinguer les feuilles rouges, les plus nutritives, des feuilles vertes, plus dures et desséchées. Un grain de sable génétique a fait circuler un puissant antigel dans le sang de ce poisson de l'Antarctique (5), lui permettant de survivre dans ces eaux glaciales.

Le lien entre mutations génétiques et évolutions est si fort, que vers la fin des années 80, une idée se fait jour. Pour comprendre le fonctionnement de l'évolution, il suffirait de comparer les gènes des êtres vivants. "On croyait qu'il suffirait d'établir la carte génétique de chaque animal. En identifiant chaque gène, chaque variation, on pourrait expliquer les différences entre les souris, des singes, les hommes", Caroll. En 1990 lors du lancement du projet "génome humain", le monde scientifique est sur des charbons ardents. Le séquençage complet de notre ADN va être réalisé. En parallèle, on décodera également l'ADN de certains animaux et végétaux. Notre compréhension de l'évolution va faire un bond de géant. Les chercheurs sont persuadés que les animaux supérieurs que nous sommes, possèdent bien plus de gènes que les organismes plus simples. "L'homme étant l'animal le plus complexe et le plus intelligent de la planète, il doit nécessiter beaucoup plus d'informations génétiques", Caroll. Les paris sont ouverts. Quelle sera la taille de notre génome par rapport à d'autres formes de vie ? Les estimations donnaient entre 80.000 et 120.000 gènes pour les humains. Lorsque les résultats définitifs tomberont en 2003, c'est un choc ! 23.000 gènes. Le même nombre que pour un poulet, moins que pour un épi de maïs (1). "Les gens ont été sidérés par ce nombre relativement restreint de gènes. Le génome humain ne comporte que 23.000 gènes codant les protéines. Le simple ver nématode (2) en à peu près autant. Et certaines plantes (3 et 4) en ont largement plus que notre glorieux génome humain. Le projet génome humain nous a appris l'humilité. Nous avons découvert qu'il fallait pas tant de gènes que ça pour faire un homme".
Non seulement nous avons peu de gènes, mais les plus importants sont identiques à ceux d'autres animaux. Si elle constitue une percée extraordinaire, la révolution génétique soulève de nouvelles interrogations. Les gènes et leur mutation ne répondent qu'en partie à la question du processus de l'évolution. Il doit se passer autre chose, de plus subtil et de plus mystérieux. Comment expliquer ces différences (5) si on n'a pas les mêmes gènes ? Pour découvrir ce que Darwin ne savait pas encore, il nous faut reprendre l'enquête.

Une forme de vie qu'il avait lui-même étudié, fournit une première piste prometteuse. Regardez ces embryons ! Quelques jours après la conception, il est presque impossible de dire lequel est le poulet, la tortue, la chauve-souris ou l'homme (1). Ils sont quasiment identiques. Ce n'est que lorsqu'ils grandissent qu'on peut les distinguer (2 et 3). Darwin se demandait comme nous le faisons aujourd'hui, comment peuvent-ils se ressembler autant à la naissance et être au final si différent. "L'embryon nous transmet un message important. Nous avons redécouvert ce que Darwin avait toujours dit, à savoir ce que l'embryon est au cour de de l'action en termes de diversité animale (4). C'est le tremplin de la diversité". Ce qui interpelle les biologistes, c'est que ces embryons de divers espèces, non content de se ressembler, utilisent pratiquement les mêmes gènes clés pour se construire (5).

Comment ces gènes semblables, parviennent-ils à créer une diversité aussi riche ? C'est ce que veut découvrir Sean Caroll, il est aidé en cela par une improbable héroïne de la science moderne, la drosophile (1). "Comme animaux de laboratoire, les mammifères de la savane ne sont pas indiqués. Ils sont gros, chers et se reproduisent lentement. Mieux vaut observer les exemples les plus simples du phénomène qu'on veut comprendre". Malgré sa petite taille, cette mouche fait des choses étranges et merveilleuses. Regardez plutôt sa parade nuptiale. Captivée, une femelle entre dans la danse, elle est ensorcelée par les taches noires des ailes du mâle (2 et 3). Sean Caroll aussi. "Les mâles de cette espèce exécutent une danse compliquée, et déploient leurs ailes tachetées de noir devant la femelle. Pour nous c'est aussi magnifique que la queue d'un paon". Pourtant chez certaines espèces, le mâle n'a pas de taches sur les ailes (4). "Il existe une autre espèce, qui comporte deux différences majeures, elle n'a pas de taches et sa danse est beaucoup moins élaborée (5)". Nous voici devant une énigme classique de l'évolution.

Pourquoi un type de mouche a-t-il les ailes tachetées et pas l'autre ? Caroll veut trouver l'explication. "Il fallait pour cela démonter le mécanisme génétique qui produisait des tâches". Sean Caroll compare minutieusement les deux types d'ADN. Il dispose déjà d'un indice de taille. Il connaît le gène encodeurs de taches noires, il a surnommé le gène pinceau (1). À sa grande surprise, les deux mouches en sont porteuses, pourtant, une seule a des tâches. "Le gène pinceau existe chez les deux espèces. Donc la grande différence n'est pas sa présence mais son utilisation. Une espèce s'en sert pour faire des tâches, l'autre non". Pourquoi le gène pinceau s'est-il activé chez une espèce, et pas chez l'autre ? En quête de réponses, Caroll s'aventure dans l'une des zones les moins connues de l'ADN. De vastes étendues appelées autrefois ADN poubelle. Cette matière noire du génome est un territoire mystérieux, inexploré, étrange, car près de 98 % de la double hélice ne code pas les protéines qui fabriquent notre corps. Les gènes actifs ne représentent que 2 %. Le rôle exact de cette immense région non codante intrigue les détectives de l'évolution, comme Caroll. Sachant que le gène pinceau est identique chez les deux types de mouche, le scientifique approfondit son exploration de leur ADN. à un endroit, juste à côté du gène pinceau, il découvre un élément important. Un fragment d'ADN différent sur la mouche aux ailes tachetées. À quoi cela correspond-il ? Caroll tente alors une expérience. Il transfère le mystérieux fragment de la mouche aux ailes tachetées à l'autre mouche. Et pour mieux voir l'effet produit, il le lie à un gène de méduse, celui qui la rend luminescente (2). Une chose remarquable se produit. "Des tâches sont apparues sur les ailes (3), et elles brillaient dans le noir (4)". Curieusement, ce fragment a activé le gène pinceau chez la mouche qui ne présentait pas de taches noires. Elles montrent à présent des taches lumineuses. La découverte de Caroll révolutionne notre compréhension de l'évolution physique des animaux. Appelés "switch", ces fragments d'ADN agissent comme des interrupteurs (5). Ce ne sont pas des gènes, il ne fabrique pas les cheveux, les cartilages ou les muscles, mais ils activent ou inhibent le gène correspondant. "Les switchs sont très importants, parce qu'ils déclenchent les gènes à un endroit et un moment bien précis. Et donc, ils déterminent le schéma des tâches, des rayures, et du motif des corps des animaux", Caroll.

Dans le cas de la drosophile, c'est une mutation, un changement mineur des bases de l'ADN qui a activé le gène pinceau. Ainsi, une toute nouvelle espèce aux ailes tachetées a été créée. Ce qui nous ramène à ce que Darwin avait vu dans l'embryon de serpent, l'esquisse de pattes (1). Darwin était convaincu que le serpent descendait d'un tétrapode, un animale à quatre pattes. Depuis, ce même phénomène étrange, la perte de membres, a été observé chez d'autres animaux comme la baleine (2). Ces nageoires pectorales possèdent tous les os des pattes avant d'une créature terrestre, même ceux des doigts (3). Plus bas dans son squelette on trouve les vestiges d'un bassin (4). À l'évidence, le lointain ancêtre de la baleine arpentait la terre ferme. "De nombreux animaux ont évolué vers la reptation, comme les serpents. D'autres nagent comme les baleines. Et quand on a besoin d'un profil aéro ou hydrodynamique, il vaut mieux se débarrasser de tout ce qui dépasse, donc des membres", David Kingsley, université de Stanford. Le lamantin (5) est lui aussi un énorme mammifère qui vit dans la mer. Et lui aussi, a perdu ses pattes postérieures. Comment ? Darwin n'aurait jamais pu répondre à cette question, mais grâce à notre connaissance du rôle des switchs, et grâce à un tout petit poisson, nous pouvons à présent lever un coin du voile.

Dans ce lac de Colombie Britannique (1 & 2), habite un animal qui ne devrait pas être là, l'épinoche (3). La plupart d'entre elles vivent dans l'océan. Mais il y a quelques 10.000 ans, quelques-unes sont restées piégées ici, coupées du Pacifique. Avec le temps, elles ont évolué. Les nageoires de l'épinoche de mer, ressemblent à des épines (4 & 5). Elles leurs servent de défense. Pas facile en effet d'avaler un tel poisson. Les épinoches d'eau douce en revanche, ont perdu ses pics acérés (6). Les chercheurs ont tenté de comprendre pourquoi. Ils ont commencé par identifier le gène qui était à l'origine des épines. Il fait partie des gènes dits homéotiques, ceux qui décident du plan d'organisation de l'organisme. Et il est en fait identique chez l'épinoche de mer et l'épinoche lacustre. Pourquoi n'a-t-il pas été activé chez l'épinoche d'eau douce ? Pour David Kingsley, c'est sans doute à cause d'un switch. "Nous savons que ces switchs existent. Mais ils sont encore très difficiles à trouver. Il n'y a pas de code génétique nous permettant de lire la séquence d'ADN et d'en localiser un pour activer un gène", Kingsley. Après une minutieuse analyse de l'ADN non codant, le chercheur repère enfin une section d'ADN qui a muté chez l'épinoche d'eau douce. Cette mutation signifie que l'interrupteur est cassé et qu'il n'a pas activé le gène qui fabrique les épines. Cette découverte pourrait avoir des implications majeures. Les deux hommes sont en effet convaincus qu'il y a un lien entre l'épinoche qui perd ses épines (7), et d'autres animaux comme le lamantin qui perdent leurs pattes. Deux indices confortent leur théorie. Tout d'abord, le gène homéotique responsable des épines de l'épinoche joue également un rôle dans le développement des membres postérieurs (8). Pour le deuxième indice, la prudence est de mise. L'épinoche lacustre a certes perdu ses épines, mais l'évolution en a laissé de minuscules vestiges, des traces d'os (9). Et ses os sont asymétriques, plus grand à gauche qu'à droite. "On se dit que ce serait incroyable si cette dissymétrie était la signature du même gène qui contrôle aussi la perte des membres postérieurs chez des animaux complètement différents". David Kingsley et son équipe partent donc à la recherche de ce schéma asymétrique chez le lamantin. Et ils le trouvent, tous les squelettes observés présentent des os pelviens plus larges à gauche qu'à droite (10). Aujourd'hui, Kingsley cherche chez le lamantin le switch qui a privé l'épinoche de ses épines. S'il le découvre, il aura résolu un problème qui a tenu Darwin en échec. Comment l'évolution a fait perdre leur pattes à des animaux comme le lamantin, la baleine et le serpent. Tout ceci appelle une nouvelle question. Si certaines caractéristiques physiques des animaux, les taches sur les ailes, les épines ou les pattes arrière dépendent autant des switchs, qu'est-ce qui actionne ces switchs ?


Pour tenter d'y répondre, les scientifiques se tournent vers de petites bêtes que Darwin connaissait bien, les pinsons des Galapagos (1 & 2). Comment les différentes espèces ont acquis leurs becs distinctifs ? Les chercheurs sont partis du postulat de Darwin, le bec est un élément crucial de la survie des oiseaux. Sur une île où les graines constituent la nourriture principale, il est court et robuste pour pouvoir les ouvrir. Sur celles où les fleurs poussent en abondance, il est long et pointu pour aspirer le nectar et le pollen. Les chercheurs savent également autre chose. Les pinsons naissent avec leurs becs complètement formés. Ce qui cause les différences doit donc se produire au stade embryonnaire. "Il se passe une chose d'incroyable dans l'ouf. Les gènes s'activent et s'inhibent, et c'est la manière dont ils le font qui détermine quel genre de pinson se développe", Tabin. La première phase de l'étude, passe par la collecte des oufs. Voici l'embryon du Géospize à bec conique (3 à g.) et celui du Géospis à gros-becs (3 à d.), la différence est déjà très marquée. Les deux chercheurs se concentrent sur un groupe de gènes connus pour contrôler la croissance du bec. Ils font alors une observation surprenante. Chez le Géospize à gros-becs, un gène homéotique bien précis s'active au cinquième jour de développement de l'embryon. Mais chez le Géospize à bec conique, il ne se déclenche que 24 heures plus tard (4). Cette découverte est capitale, ce sont les mêmes gènes qui fabriquent le bec de tous les pinsons. Les différences viennent du moment et de l'intensité de leur activation. "On avait mis le doigt dessus. Ce sont les mêmes gènes qui font un long bec pointu ou à gros becs large. Ce qui fait toute la différence c'est la puissance du gène. À quel moment il s'active et à quel moment il s'inhibe", Tabin. Mais l'équipe n'est pas au bout de ses surprises. Ce gène a quelque chose de particulier. Comme tous les gènes homéotiques, il ne fabrique pas vraiment de la matière, ce n'est pas lui qui est à l'origine du cartilage qui constitue le bec de pinson. Il actionne les switchs qui à leur tour déclenchent ou inhibent les gènes qui fabriquent le bec. Les scientifiques savent désormais que tous les gènes ne sont pas égaux. Certains forgent la matière de notre corps, mais il faut des switchs pour les mettre au travail. Ce sont les gènes homéotiques qui commandent ces switchs et qui dirigent le chantier (5). Ce système complexe entraîne d'énormes différences entre les espèces. Avoir compris cela, nous aidera peut-être à résoudre l'un des plus grands casse-tête darwinien, le mystère des grandes transformations.

Revenons à présent au concept de l'arbre de vie de Darwin. Toutes les formes de vie sont apparentées. Elles descendent d'un ancêtre commun et au fil de plusieurs milliards d'années, elles ont changé et se sont diversifiées de sorte que des animaux identiques au départ ont évolué en espèces totalement différentes. Depuis, les scientifiques ont établi des liens surprenants. Ainsi les dinosaures et les oiseaux ont un ancêtre commun (1), et c'est un poisson qui a fini par donner tous les animaux à quatre membres, les humains y compris (2). De toutes les idées de Darwin, l'arbre de vie était sans doute la plus révolutionnaire. "C'était une chose de comprendre comment deux espèces de pinson se diversifient. Comment leurs becs se modifient. C'était un petit pas, mais les grandes différences, par exemple entre les poissons et les animaux terrestres, comment ces changements se sont-ils produits ? Diverses traces de ces grandes transformations sont apparues au fil du temps. Un an après la publication du livre de Darwin "De l'Origine des Espèces", des paléontologues ont ainsi mis au jour le fossile d'un animal qu'ils ont baptisé Archéoptéryx (3 à 5). Il présentait à la fois des caractéristiques d'un oiseau et d'un dinosaure.

Darwin lui-même voyait des preuves tout aussi convaincantes lorsqu'il étudiait des embryons. Ces fentes situées près des oreilles (1 & 2) de toutes les créatures terrestres, y compris les humains. Chez nous, elles deviennent les osselets de l'oreille moyenne (3). Mais chez les poissons, elle se transforme en ouies (4). Faut-il en conclure que les animaux terrestres descendent des poissons. C'est plus que tentant mais se pose alors la question de savoir comment un poisson a pu se retrouver doté de pattes (5) qui lui permettent de marcher sur la terre ferme. Darwin n'en avait pas la moindre idée.

Quelque 130 années plus tard, le paléontologue Neil Shubin, université de Chicago, musée Field, s'est passionné pour la même interrogation. "C'était fascinant, d'un côté il y avait une nageoire, de l'autre un membre, et ils étaient très différents. C'était un problème scientifique qui méritait que j'y consacre mes recherches. Et c'est ce que je fais depuis plus de 20 ans". La première étape consiste à trouver un fossile. Si Darwin a raison, il doit y avoir quelque part une forme transitoire, un fossile de poisson qui aurait un début de patte. Mais où ? Les archives fossiles montrent que les vertébrés terrestres sont apparus il y a 365 millions d'années. Avant, il n'y avait que des poissons.

Fort de ce premier indice, Shubin choisit de se rendre plusieurs étés de suite sur l'île d'Ellesmere, à quelques centaines de kilomètres du Pôle Nord. Ici en effet, la roche correspondant à cette période transitoire cruciale est à nue. Le paysage est austère et désolé. "Puis un jour, on a trouvé ce fossile. La bouche d'un poisson émergé de la paroi. Et pas n'importe lequel. Un poisson à tête plate. Quand on a vu ce fossile pris dans des roches de 375 millions d'années, on a compris qu'on avait trouvé ce qu'on cherchait". Une tête aplatie et des yeux hauts placés, c'est le signe d'un animal qui sort la tête de l'eau.


Et pour ce faire, il lui fallait quelque chose ressemblant à des pattes. Dès leur retour, Shubin et son équipe étudient leurs trouvailles. Il la baptise Tiktaalik qui signifie poisson d'eau douce en Inuit. Tiktaalik est une forme transitoire idéale. Son corps est en grande partie celui d'un poisson et il est recouvert d'écailles, mais il possède également un curieux attribue, une nageoire ressemblant à une patte antérieure ou une patte antérieure ressemblant à une nageoire. Tiktaalik à la même structure osseuse que celle présente au niveau des membres de tous les tétrapodes. Un premier os assez grand en haut, puis deux os et enfin une rangée d'os représentant le tarse ou le carpe. C'est un schéma qu'on retrouve chez tous les animaux depuis de moutons jusqu'au chien de berger, en passant par l'homme. "Et nous voici avec un animal qui peut se soulever du substrat dans l'eau ou sur terre".

Pourquoi Tiktaalik a-t-il acquis cette nouvelle ossature ? Les autres fossiles découverts près de lui pourraient nous éclairer. "De grands poissons prédateurs de près de 4 m de long vivaient dans le même habitat", Shubin. Tiktaalik est une proie. Pour échapper à ses prédateurs, il n'a pas une infinité de solutions. "Il peut grossir, se cuirasser ou se sauver", Shubin. Neil Shubin pense que Tiktaalik a choisi cette dernière option. Avec ses nageoires ressemblant à des membres, il aurait pu se traîner jusqu'en lieu sûr, sur la terre ferme.

Mais ce n'est qu'une partie de la réponse. "Ça n'explique pas le mécanisme génétique par lequel au lieu d'une nageoire, on a une patte". Tiktaalik étant vieux de 375 millions d'années, il est impossible d'analyser son ADN. Shubin doit trouver un de ses cousins, un poisson apparenté toujours en vie. Plusieurs espèces répondent à ces critères, la préférence du paléontologue va à l'une d'elle en particulier, le poisson spatule. "Ce sont de drôles de poissons, ils ont un rostre très allongé. Ils sont voraces, dans un même bassin le taux de mortalité est très élevé parce qu'ils se dévorent entre eux", Shubin. Cet habitant des eaux peu profondes du Mississippi est un fossile vivant. Les scientifiques ont passé des années à étudier les liens de parenté entre diverses des espèces de poissons. Ils savent que le poisson spatule est l'un des derniers survivants de la classe à laquelle appartenait Tiktaalik. Mais contrairement à son lointain cousin, on le trouve en abondance dans des élevages. Curieusement, le poisson spatule est encore plus primitif que Tiktaalik qui est éteint. Ses nageoires ressemblent beaucoup moins à des pattes.

Étant apparenté, tous deux devraient cependant avoir le même patrimoine génétique. Shubin analyse donc des embryons de poisson spatule (1) à la recherche des gènes homéotiques liés à la fabrication des nageoires. Il se concentre sur un groupe en particulier, les gènes Ox. Il découvre alors que ces derniers jouent un rôle-clé dans la formation des nageoires du poisson spatule. Une partie des gènes Ox active le premier stade de leur développement, un gros cartilage (vert) qui est rattaché à la ceinture scapulaire. Curieusement, ce sont les mêmes gènes qui produisent l'os long du membre antérieur de tous les tétrapodes, y compris l'homme. Chez le poisson spatule, un autre groupe de gènes Ox commande le stade suivant du développement des nageoires (orange). Or ce sont les mêmes qui contrôlent la croissance du radius et du cubitus chez l'homme. Enfin, ces mêmes gènes, mais travaillant dans un ordre différent, forment l'ensemble des os de l'extrémité de la nageoire (violet). Et c'est encore une fois la même séquence de gènes qui façonne nos doigts et nos orteils. Cette découverte est capitale. Soudain, quelque chose est venu combler le fossé qu'on pensait infranchissable entre les tétrapodes et les poissons. Si Tiktaalik possèdait les mêmes gènes, cela signifie que les poissons préhistoriques étaient déjà porteurs de presque tout le matériel génétique nécessaire pour faire des bras et des jambes. Il a suffi de quelques mutations, de quelques changements dans le timing et l'ordre des gènes activés ou inhibés pour qu'une nageoire devienne un membre. "L'évolution n'a pas besoin de créer de nouveaux gènes ou de nouvelles combinaisons pour produire de nouvelles structures. En reconfigurant les anciens, elle invente de véritables merveilles", Shubin.

Il est donc aujourd'hui possible de répondre en partie aux interrogations de Darwin. Les scientifiques ont mis en évidence des éléments qui permettraient d'expliquer que tous les tétrapodes soient des descendants des poissons. En son temps, le naturaliste avait aussi provoqué un véritable tollé en établissant un parallèle avec certains de nos proches parents. "Peu après le retour de Darwin, un orang-outan surnommé Jerry a été exposé à Londres. C'était la première fois qu'on voyait un grand singe en captivité. Darwin a été frappé par son comportement très enfantin, il y a vu de nombreux traits humains", Caroll. Lorsque Darwin avance que l'homme descend du singe, il est violemment pris à partie. Il s'attaque à un dogme intouchable, Dieu a créé l'homme à son image et il est supérieur à toutes les autres créatures. De nos jours il est communément admis que nous partageons bien un ancêtre commun. Le problème, c'est qu'après avoir séquencé le génome de l'homme et celui du singe, nous sommes faces à une nouvelle énigme. Katie Pollard, université de Californie, est spécialiste de l'ADN du chimpanzé. "Étant donné les différences entre les deux espèces, on pourrait s'attendre à avoir un tout autre ADN. En fait, il est identique à 99 %". Soit juste un tout petit écart de 1 %. La question n'est plus 'comment des animaux aussi différents peuvent-ils être apparentés, mais plutôt comment des animaux apparentés peuvent-ils être si différents ?' Cela Darwin ne pouvait pas le savoir.

Des réponses commencent à émerger, l'une d'elles est fournie par la génétique d'un des organes les plus précieux de l'homme, la main. La main humaine est une merveille de technologie. Agile, adroite, il n'y a rien de comparable dans la nature. Elle offre une combinaison unique de précision et de force grâce à un doigt en particulier, le pouce. "L'une des caractéristiques de la main humaine est la capacité du pouce à toucher les quatre autres doigts. Cela nous permet de former une pince qui nous donne une grande précision. On peut également appliquer une grande force dans ce contact. Quand on tient une balle, en fait, on la pince et on peut y mettre beaucoup d'intensité", Jim Noonan, université de Yale.
Pourquoi possédons nous des outils aussi polyvalents comparés à nos proches cousins ? Noonan s'est fixé pour mission de le découvrir. Il s'est lancé dans l'étude de ce petit 1 % d'ADN que nous ne partageons pas avec les chimpanzés. "L'une des questions fondamentales de la science est, qu'est-ce qui fait de nous ce que nous sommes ? Qu'est-ce qui fait que les humains sont des humains ?" C'est un long travail, 1 % cela paraît peu, mais c'est tout de même 30 millions de lettres chimiques, les A, T, C et G de l'ADN. "Le génome est vaste, on ne peut pas déterminer ce qui est important et ce qui ne l'est pas juste en analysant une séquence". Noonan finit pourtant par repérer quelque chose dans l'ADN humain. Une séquence qui diffère en 13 endroits de celui du chimpanzé (2). L'ennui, c'est qu'il ignore quelle est son action. Pour le savoir, il l'implante dans un embryon de souris, et poursuivre plus facilement ses effets, il l'a lie à un gène marqueur bleu. Il pourra ainsi voir l'endroit où la séquence s'activera dans l'embryon. Au cours du développement, celle-ci semble agir un peu partout (3), mais elle interfère plus particulièrement sur l'extrémité de la patte (4 & 5). Noonan s'aperçoit que l'ADN humain agit sur le pouce et le gros orteil de l'embryon de souris. Il semble avoir trouvé un switch qui permet de former un des attributs essentiels de l'homme, le pouce, la partie de la main qui nous donne force et précision. Cette force et cette précision qui nous permettent de tenir un pinceau, de manipuler des outils, de piloter un avion de chasse, de noter nos pensées, toutes ces choses qui nous séparent des autres primates.

Avoir une main préhensile est une chose, mais encore faut-il savoir s'en servir, est pour ça, l'homme dispose d'un autre organe hors normes, son cerveau. Le cerveau humain est trois fois plus gros que celui du chimpanzé et présente une structure totalement différente. Pour comprendre pourquoi nous sommes ce que nous sommes, il est primordial de savoir comment a évolué cet instrument extraordinaire. Darwin lui-même, était bien en peine de l'expliquer. C'est d'ailleurs pour cela que ses détracteurs n'admettaient pas sa théorie des origines de l'homme. Aujourd'hui, une hypothèse surprenante pourrait expliquer en partie ce développement exceptionnel. Le Dr Hansell Stedman, faculté de médecine de l'université de Pennsylvanie, est un athlète accompli qui n'aurait jamais imaginé résoudre l'un des plus grands mystères de l'évolution. Il a consacré sa carrière au traitement de la dystrophie musculaire, une grave maladie dégénérative parfois mortelle. C'est un choix qu'il a fait pour des raisons très personnelles. "Ma rencontre avec la dystrophie musculaire était inévitable, j'ai deux frères qui en sont atteints". La dystrophie musculaire est une maladie génétique. Elle est causée par la mutation d'un gène qui prive les muscles de leurs capacités d'autos réparations. "Une séance d'escalade doit détruire quelque milliers de cellules musculaires, mais elles se régénèrent dans la nuit et elles sont même un peu plus fortes quand je reviens le lendemain. Dans la dystrophie musculaire en revanche, le processus dégénératif est accéléré et dépasse les capacités de réparation de l'organisme". À la recherche d'un traitement, Stedman étudie les centaines de gènes qui contrôlent le développement des muscles, le projet génome humain est pour lui une aubaine. "Grâce aux résultats de ce gigantesque projet, on savait exactement quoi chercher". Il entreprend l'examen de la montagne de données fournies par le séquençage du génome. Il finit par trouver ce qu'il cherche... Un gène non identifié qui présente d'étranges anomalies. Il ne ressemble pas aux autres gènes qui fabriquent les muscles, il lui manque 2 lettres (3 à 5). Ce gène pourrait être à l'origine d'une maladie. "Il a tout de suite été évident qu'une mutation de ce type provoquait de graves problèmes musculaires".

Le chercheur est face a une nouvelle énigme. Pourquoi les humains possède-t-il un gène défectueux ? Se pourrait-il qu'il y ait eu une simple erreur dans les données ? Pour en avoir le coeur net, Stedman décide d'étudier un autre sujet humain, lui-même. à sa stupéfaction, il trouve dans son ADN se même gène endommagé. Il le teste sur d'autres collègues, et bien sûr, ils avaient tous le même défaut au même endroit". Le mystère est entier. Ce gène particulier semble courant chez les humains. Pourtant lorsque Stedman l'identifie chez le singe, il ne présente aucun défaut. Pourquoi une telle différence ? Que permet-il de faire à une espèce et pas à l'autre ? Stedman enquête sur le rôle de ce gène chez le singe. Il découvre qu'il sert à fabriquer un muscle bien précis, celui de la mastication (1). Celui qui permet très exactement de fermer la mâchoire. Chez les humains (2 & 3), ce défaut génétique signifie que nous machons avec beaucoup moins de force que le singe. Ce résultat est déjà intéressant, mais le chercheur creuse plus profondément. Ses conclusions sont étonnantes et très controversées. Il établit un lien direct entre la puissance des muscles masticateurs et l'évolution du cerveau humain. Sa réflexion est la suivante, le crâne des humains et des singes est constitué de plusieurs plaques osseuses indépendantes (4). Ce qui permet à la tête de grossir au cours de la croissance. Les muscles masticateurs exercent une traction sur ces plaques. Et, chez les singes, les forces en jeu sont considérables. "Chez le gorille, ce muscle qui est gros comme celui de ma cuisse (5) passe à travers un trou pour actionner la mâchoire. On ne parle pas d'un biceps ni d'un triceps, mais d'un quadriceps. C'est un muscle énorme".

Selon Stedman, chez le singe, cette puissance musculaire force les plaques osseuses du crâne à fusionner plus tôt, ce qui limite la croissance du cerveau. "La fontanelle du chimpanzé, du gorille ou de l'orang-outan est complètement soudé vers l'âge de trois ou quatre ans. Chez l'homme la croissance reste possible jusque vers 30 ans". Ce serait là le secret, une mutation du muscle de la mâchoire chez l'homme, permet à son crâne de grossir jusqu'à l'âge adulte créant davantage de place pour le cerveau. Voilà pourquoi notre organe le plus important pourrait continuer à se développer. "Il est très séduisant de penser qu'une mutation qui affecte les muscles pourrait être l'événement décisif qui nous a fait évoluer vers une espèce distincte. C'était peut-être la condition essentielle pour faire de nous ce que nous sommes", Stedman. Nous commençons seulement à comprendre l'évolution du cerveau humain. C'est un domaine de recherche qui attire des scientifiques dont les spécialités auraient laissé Darwin pantois.
Katie Pollard est bio-statisticienne, elle passe sa vie penchée sur des chiffres. "Mes recherches nous touchent tous de près, qu'est-ce qui en nous est humain ?" Elle a développé un ambitieux programme informatique conçu pour mettre en lumière les ADN similaires chez les singes et d'autres animaux, mais différent chez l'homme (1). Elle espère ainsi identifier celui qui n'appartient qu'à notre espèce. "Sur les 15 millions de lettres qui nous distinguent du chimpanzé, il faut trouver celles qui sont importantes. Pour ca, nous cherchons les endroits où l'homme différe du chimpanzé, mais où le chimpanzé est très proche des autres animaux". Comparer les séquences d'ADN d'hommes et de chimpanzés représente une tâche colossale. "En gros, ces données représentent une pile de disques durs, un travail qui aurait pris 35 ans sur un ordinateur de bureau, on l'a fait en une après-midi". Pollard dispose d'un ensemble de données établissant la différence entre les hommes et les chimpanzés. Fait significatif, la plupart des dissemblances ne sont pas dans les gènes, mais dans les switchs (2 & 3). "En grande majorité, ce ne sont pas des gènes mais des régions de l'ADN que l'on peut considérer comme des switchs. Des interrupteurs qui activent ou inhibent un gène voisin, qui lui disent où, dans quelle partie du corps, dans quel tissu, à quel moment ou à quel niveau il doit agir". Mais ce que la chercheuse découvre ensuite est encore plus facilement. "Plus de la moitié d'entre eux était près d'un gène agissant sur le cerveau". Un fragment d'ADN en particulier se détache des autres. Il s'agit d'une séquence que l'on sait active dans le développement embryonnaire d'une partie vitale du cerveau, le cortex (4). Le cortex est la couche superficielle du cerveau. Il est le siège de fonctions uniques à l'homme comme le langage, la musique ou les mathématiques. Pollard compare deux échantillons de cette séquence d'ADN, l'un provenant d'un chimpanzé et l'autre d'un poulet. Seules deux lettres diffèrent. Mais chez l'homme, ce sont 18 lettres qui varient, une mutation massive (5). Voilà donc encore un moyen pour l'ADN de façonner les caractères distinctifs de l'homme. Nous savons désormais que l'ADN à plusieurs façons d'agir, par les gènes qui fabriquent la matière de votre corps, par les switchs qui activent et inhibent ces gènes, et par les composés chimiques des séquences d'ADN qui actionnent ses switchs. La somme de ses découvertes nous permet de comprendre enfin comment d'infimes variations d'ADN peuvent engendrer d'énormes changements. "On peut provoquer des altérations considérables juste en changeant les switchs. Modifier 2 lettres, peut avoir un impact énorme".

Comment l'homme peut-il être aussi proche du singe et pourtant aussi différent ? Peu à peu cette dernière énigme darwinienne commence à trouver une réponse. 150 ans après la publication du livre "De l'origine des espèces", avec la théorie révolutionnaire qui expliquait la vaste diversité de la vie, les scientifiques qui ont repris le flambeau ont accompli des progrès extraordinaires. "Tout ce que nous avons appris valide ce que Darwin disait". 200 ans après la naissance de Charles Darwin, il nous reste beaucoup à apprendre sur les origines des innombrables formes de vie...

WGBH Education Foundation 2009 - France 5 > Octobre > 2010
 

   
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