Le Monde des Idées

 Voici la première Carte de nos Idées

L'idée que nous nous faisons d'une "ville" est proche de celle de "galoper" : elles mobilisent les mêmes neurones ! Tel est ce qui ressort de travaux ayant réussi à cartographier notre cerveau en fonction de 1705 concepts. Une prouesse.

En soumettant à un volontaire 1705 concepts prédéfinis et en regardant par IRMf quelles zones s'allument dans son cerveau, une véritable carte cérébrale de ses idées a été dressée (image de droite). On constate par exemple que les notions de "ville" (en bas à dr.) et de "galoper" (en haut à g., allument les mêmes zones du cerveau (les parties violettes du cortex).

Quelle est la différence entre un arbre et un immeuble ? Entre courir et discuter ? Ces devinettes de cour de récréation cachent de profondes interrogations scientifiques, car les réponses qu'on peut leur apporter sont sans fin ! Un arbre est vivant, un immeuble ne l'est pas : un arbre est vert ou marron, un immeuble gis ou blanc. Courir fait appel aux jambes, discuter, non ; il faut être deux pour discuter, mais pas pour courir... L'esprit dispose d'une infinité de manières d'organiser, trier, ranger, distinguer ou associer les idées qu'il se fait du monde a partir des sens. Mais comment notre cerveau réussit-il à ne pas s'égarer dans les couloirs de nos bibliothèques intimes ?
L'lRM vient de livrer la réponse : les choses qui se ressemblent activent, non pas un ou quelques neurones localisés qui correspondraient de manière spécifique, mais des régions éparses de neurones. Autrement dit, notre cerveau produit une carte des concepts qui nous permettent de nous représenter le réel, carte que l'équipe de Jack Gallant (université de Californie, Berkeley) vient, pour la première fois, de mettre en évidence. Un pas de géant depuis que ce laboratoire avait, en 2009, détecté l'empreinte visuelle que laisse une image sur le cerveau. Car ce n'est plus simplement l'encodage de forums et de contrastes que révèle ici l'activité des neurones, mais l'organisation intime d'idées parfois abstraites.
Tout se passe dans le cortex, tissu de 2 mm d'épaisseur qui couvre les plis et replis du cerveau. "Nous l'avons découpé en 30.000 petites zones de 8mm³, baptisées voxels", explique Jack Gallant. Quand ils travaillent, à l'intérieur de ces voxels, les neurones consomment de l'oxygène, ce qui fait varier la circulation sanguine. Et c'est en observant ces flux en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle que les chercheurs savent à chaque instant si un voxel est plus ou moins actif. Concrètement, ils ont fait appel à cinq participants, ils ont surveillé chaque parcelle du cortex pendant qu'ils regardaient une série de petits films. Ce que les participants ignoraient, c'est que tous les éléments des scènes qu'ils regardaient avaient été préalablement répertoriés et étiquetés par les chercheurs. Soit 1705 "étiquettes" désignant autant de concepts plus ou moins abstraits : athlète, bateau, parler, champ, colombe, voler... Les relations entre ces concepts, explicitées dans le dictionnaire WordNet établi par des linguistes de Princeton, sont parfaitement connues : chaque concept est relié à un autre plus abstrait. Ainsi, une colombe est un colombiné, qui est un gallinacé, qui est un oiseau, qui est un vertébré... Ces "chaines" d'abstractions dessinent une carte théorique des concepts reliés en fonction de caractéristiques communes. Sur cette carte voisinent ainsi motos, vélos, voitures et charrettes. Mais plus loin, plantes, arbres et qui sont des êtres vivants, seront associés aux personnes humaines, elles-mêmes reliées, comme certains animaux, à des actions comme courir, marcher... Les "étiquettes", qui parsèment les films présentés, ont donc toutes une place précise sur cette carte... Dont les chercheurs ont trouvé la version neuronale : l'activité de certaines régions cérébrales correspond à certaines régions de la carte théorique des concepts !

20 % DU CORTEX IMPLIQUÉ

La tentation est grande d'imaginer le cerveau comme une jolie commode où chaque idée serait rangée dans un tiroir. Mais la carte du sens qu'il construit est plus subtile... et plus économe ! L'infini des idées mobilise l'infinie variété des combinaisons entre neurones. L'image d'une colombe, par exemple, fait s'activer des centaines de voxels un peu partout dans le cortex. Celle d'une voiture aussi. Au total, près de 20 % du cortex est impliqué à un moment ou à un autre des films présentés. C'est donc une nébuleuse de neurones qui "encode" chaque concept, et non quelques neurones dédiés. Plusieurs concepts peuvent ainsi mobiliser des régions cérébrales communes quand ils partagent des caractéristiques comme vélo et moto par exemple, qui activent à peu près les mêmes voxels. Et en dosant judicieusement l'activité de chacun des neurones mobilisés, le cerveau distingue au sein d'une nébuleuse les concepts les plus proches.
Plus spécifiquement, les chercheurs ont découvert que le cerveau "distribuait" nettement les concepts selon quatre critères principaux bien précis ! En pratique, chacun de ces critères divise les concepts en deux groupes de natures opposées : en mouvement ou immobile ; interaction sociale (personnes et actions) on non ; appartenant à la civilisation ou à la nature ; vivant ou non-vivant.

CHACUN À SA PROPRE CARTE

Déceler dans le cerveau ces quatre points cardinaux de notre activité cérébrale était un défi. Sachant que les chercheurs ne doutaient pas de leur existence... Ainsi, il leur semblait tout à fait logique que le mouvement soit un facteur déterminant dans la façon dont notre cerveau interprète ce que nous voyons. "La perception du mouvement est connue pour influencer fortement l'activité des neurones", précise Jack Gallant. Pour autant, les 4 critères mis en évidence ne sont pas les seuls mobilisés par notre cerveau pour organiser le monde. Les neuroscientifiques sont convaincus qu'il existe d'autres "clés" de tri permettant des distinctions toujours plus fines entre les concepts. Mais cette première expérience n'était pas assez précise pour les déceler. Parmi les critères de regroupement attendus, vu la capacité du cerveau à reconnaître spécifiquement certains concepts, figurent des nuances aussi subtiles que la différence entre un visage jeune et un visage âgé.
Manquent aussi à l'appel des absents plus problématiques comme la notion de taille, qui semblait pourtant avoir son importance dans de précédentes études. Ici, pas de distinction évidente, dans la carte des idées telle que le cerveau la conçoit, entre un bateau de 2 tonnes et un chien de 30 kg, ou même une action comme parler qui... ne pèse rien. Plus surprenant encore : aucun contraste n'a été observé entre les concepts qui sont des lieux, et ceux qui n'en sont pas. Selon les chercheurs, multiplier les données pourrait mettre au jour de nouveaux critères. Reste que les quatre critères découverts permettent de dessiner une première carte cérébrale de nos idées. Animal, personne, bâtiment, véhicule... la place de chaque concept testé dans la carte théorique des idées est associée à un ensemble de régions cérébrales préférentiel.
Toutefois, cette "carte d'activation" des voxels ne vaut que pour l'individu observé pour la construire : même si les tendances générales sont identiques d'un cortex à l'autre, il y aura toujours de petites variations, car chaque cerveau est unique. Tout dépend de sa taille, de sa forme, de son âge... "Deux individus qui auront grandi, l'un dans une métropole, l'autre dans la forêt tropicale, auront une représentation du monde très différente", commente Jack Gallant. Or, ici, les cinq participants avaient tous le même profil : impossible donc d'évaluer l'importance des variations que peut entrainer le vécu de la personne. Et même chez un individu, si l'analyse statistique des voxels permet de construire "sa" carte des idées, elle ne rendra pas compte de l'activité cérébrale provoquée par un nouveau jeu d'images. Quand les chercheurs s'y sont essayés, avec de nouveaux extraits de films, seuls 22 % des voxels se sont activés de la façon prévue.
Le cortex visuel, très lié aux caractéristiques matérielles des choses (structure, forme), était le plus prévisible. Mais des zones moins attachées au monde physique se sont révélées plus "changeantes". La preuve que les premiers cartographes de nos mondes intérieurs auront encore besoin de nombreux relevés avant de disposer de cartes suffisamment fidèles pour voyager sans se perdre dans les pensées de quelqu'un.

CORALINE LOISEAU - SCIENCE & VIE > Mars > 2013

 D'où Viennent nos Idées ?

Géniales, farfelues, délirantes ou noires... nos idées jaillissent en permanence. Oui, mais de quelle source ?

De nos sensations, répondaient les philosophes sensualistes au XVIIIè siècle, pour qui "penser, c'est sentir". Au siècle suivant, les associationnistes vont plus loin : dérivées des sensations, des idées simples se combineraient pour élaborer des idées abstraites plus complexes, composant la pensée. "Je vois un cheval : c'est une sensation, disait ainsi le philosophe écossais James Mill. Immédiatement, je pense à son maître : c'est une idée. L'idée de son maître me fait penser à sa charge (c'est un ministre d'État) : voici une autre idée. L'idée de ministre d'Etat me fait penser aux affaires publiques et me voici engagé dans une série d'idées politiques"...

UN MÉLANGE ALÉATOIRE

Pour la psychologie cognitive contemporaine aussi, nos idées sont le fruit d'un mélange aléatoire de sensations venues de l'extérieur et de "processus cognitifs" internes. "Dans le cerveau, des idées rebondiraient de façon inconsciente. Certains de ces éléments de pensée se combineraient alors, comme deux pièces de Lego, pour produire une nouvelle idée", suggère Todd Lubart, spécialiste en psychologie de la créativité. En quoi consiste ce "jeu de Lego" cérébral ? Mystère. Au mieux sait-on que le cortex préfrontal, système intégratif du cerveau, y joue un rôle de chef d'orchestre. Vers lui convergent les systèmes cérébraux de la vue, de l'audition, mais aussi des aires impliquées dans la mémoire. Cette connectivité privilégiée lui permettrait d'assurer des fonctions cognitives de haut niveau, telles l'abstraction, la planification ou encore... la pensée créative. Des combinaisons conceptuelles aléatoires seraient produites en permanence dans le cerveau, de façon inconsciente, et le cortex préfrontal aurait pour tâche d'évaluer les idées ainsi générées en les faisant accéder à la conscience. Comment notre réseau de neurones parvient-il à générer ces "combinaisons conceptuelles aléatoires" ? Comment sont-elles sélectionnées ? C'est le saut dans l'inconnu... Si nous savons que nous pensons, nous ne savons pas comment nous pensons !

M.-C.M. - SCIENCE & VIE > Août > 2008
 

   
 C.S. - Maréva Inc. © 2000 
 charlyjo@laposte.net