Nos Bactéries et Nous

Nos Bactéries et Nous : un Subtil Équilibre

Notre organisme est peuplé de centaines de milliards de bactéries. Pourquoi notre système immunitaire ne les élimine-t-il pas ? Parce qu'il est sans doute bien plus qu'une armée de cellules et de molécules tueuses...

On a longtemps pensé que le système immunitaire ne visait qu'à nous défendre contre les microbes. Puis on s'est aperçu qu'au fil de l'évolution, une myriade de bactéries ont colonisé notre organisme. Tolérées par le système immunitaire, ces bactéries nous procurent des éléments essentiels et nous protègent. Le système immunitaire établit en permanence une relation durable et équilibrée avec ces micro-organismes.

Notre vision du monde est bien manichéenne : nous éprouvons un fort besoin de classer les choses en "bien" et en "mal", d'identifier nos amis et nos ennemis, de reconnaître ce qui peut nous bénéficier ou nous nuire. Peut-être est-ce un instinct de survie qui nous guide dans un monde dangereux, fruit de mécanismes anciens qui ont assuré notre pérennité. Il n'en reste pas moins que la science elle-même est empreinte de manichéisme, surtout lorsqu'il s'agit de microbes et, en conséquence, du système immunitaire : d'un côté, les germes porteurs de maladies, qui peuvent nous infecter et nous tuer, de l'autre, notre système immunitaire, qui les reconnaît et les élimine.
Pendant plus d'un siècle, les immunologistes ont cherché à comprendre comment le système immunitaire détecte et détruit cette énorme diversité de microbes et, ce faisant, nous protège de nombreuses maladies infectieuses. Des résultats étonnants ont été obtenus, telle la découverte de la recombinaison génétique chez certaines cellules du système immunitaire (les lymphocytes), un processus par lequel l'organisme produit des milliards d'anticorps différents, capables de reconnaître autant de microbes distincts. Tout aussi étonnantes sont la découverte de molécules qui reconnaissent, à l'inverse, des structures communes au plus grand nombre de microbes, la découverte de cellules dites dendritiques, qui collectent les débris de microbes partout dans l'organisme et les acheminent vers les cellules produisant les anticorps, et la découverte de cellules "camion-poubelles" - les macrophages -, qui nettoient les tissus des microbes et des cellules mortes à la suite des infections. Chacune de ces découvertes a été récompensée par un prix Nobel, ce qui témoigne de leur importance ! Cependant, un autre champ de recherche révèle à quel point les interactions des mondes animal et microbien ne peuvent se restreindre à une guerre entre attaquants et défenseurs. La biologie animale fournit de nombreux exemples spectaculaires de symbiose entre ces deux mondes. Ainsi, des moules vivent à plusieurs km de profondeur sur les dorsales océaniques grâce aux bactéries qu'elles hébergent et à leur capacité d'utiliser l'hydrogène comme source d'énergie ; des calmars hawaïens se camouflent grâce à des bactéries luminescentes qui colonisent de petites cryptes sur le ventre de leur hôte ; des vers tuent et consomment la larve d'insecte dans laquelle ils vivent grâce à des bactéries qu'ils relâchent dans leur hôte infortuné.

LES MICROBES, PORTEURS DE MALADIES... Nous-mêmes, nous ne pourrions digérer certains aliments et manquerions de certaines substances vitales sans les 100.000 milliards de bactéries (1014) - nombre dix fois supérieur à celui des cellules de notre propre organisme - qui peuplent notre intestin, et le vagin serait très mal protégé sans l'acidité que lui fournissent ses lactobacilles symbiotiques. Que fait notre système immunitaire ? Comment tolère-t-il un tel zoo ? Risquons-nous de développer à tout moment une multitude d'infections à cause de ces microbes qui seraient prêts à nous envahir ? Cette question nous amènera vers de nouvelles idées sur la manière dont nous appréhendons notre environnement, non dans le conflit, mais dans l'équilibre sans cesse renouvelé.
C'est au début du XXè siècle que l'idée de microbes porteurs de bienfaits a été avancée. Mais elle n'a eu alors aucun succès, car la communauté scientifique et médicale venait de se convaincre du caractère pathogène des microbes. Dans les années 1870, Louis Pasteur, ainsi que son rival allemand Robert Koch, avaient confirmé la théorie des germes : ils avaient prouvé que les microbes présents dans notre environnement pouvaient transmettre des maladies. Et si l'on n'en avait pas tiré tout de suite les conséquences pour la médecine, les mesures prises ensuite n'en avaient que mieux ancré l'idée que les microbes sont des germes pathogènes. À l'époque, une théorie antique perdurait, la théorie des humeurs, selon laquelle la maladie naissait d'un déséquilibre entre différents types de liquides corporels. La médecine ne mesurait donc guère le risque de transmission infectieuse de patient à patient lors d'interventions chirurgicales, même si ce risque avait été mis en évidence quelques années auparavant dans les maternités par l'obstétricien autrichien Ignace Semmelweis, et combattu notamment par le chirurgien britannique Joseph Lister. La découverte des microbes porteurs de maladies motiva Pasteur à préconiser, contre l'avis d'une grande partie du corps médical de l'époque, l'asepsie lors de la chirurgie, et à défendre le principe d'hygiène pour combattre les maladies infectieuses. La théorie des germes se heurtait aussi à celle de la génération spontanée, stipulant qu'un organisme vivant, tel le microbe, pouvait naître de la matière inanimée. Portée par le médecin Félix-Archimède Pouchet, cette théorie mettait en cause les principes mêmes de l'hygiène. Une lutte scientifique d'une décennie opposa les deux hommes, jusqu'à ce que Pasteur prouve par l'expérience que les microbes sont issus de microbes, et donc que les maladies peuvent être contagieuses. Ces découvertes ont permis les réalisations les plus spectaculaires de la médecine, telles que les vaccins, à partir de germes atténués comme le fit Pasteur pour la rage, et les antibiotiques. Ainsi s'était fixée dans l'esprit collectif l'idée que les microbes sont des vecteurs de maladies, et que l'hygiène est la clé pour défaire les maladies infectieuses. De fait, rien n'est en ce sens plus efficace que l'hygiène, et la chute de la mortalité due aux maladies infectieuses dans les nations industrialisées du XXè siècle en est la preuve. En revanche, cette perception du microbe en tant qu'organisme fondamentalement pathogène avait aussi forgé une vision défensive du système immunitaire : un système dédié à la destruction des microbes.
C'est en 1903 qu'un autre pasteurien, Élie Metchnikoff, proposa une nouvelle vision du monde microbien : les microbes seraient aussi vecteurs de bien. Embryologiste engagé par Pasteur en 1888, Metchnikoff était alors connu pour avoir découvert un élément clé de la lutte contre les agents pathogènes, la phagocytose - l'existence de populations de cellules qui engloutissent les agents pathogènes et les détruisent. Cette découverte allait devenir le fondement de l'immunité cellulaire et lui valoir le prix Nobel en 1908. En 1903, dans un ouvrage intitulé Études sur la nature humaine : essai philosophique optimiste où il discutait les causes du vieillissement, Metchnikoff proposa que certains types de bactéries, notamment les bactéries lactiques présentes dans le yaourt, sont capables de prolonger la vie en s'opposant aux bactéries "protéolytiques" présentes dans notre intestin et enclines à la raccourcir.

... ET DE BÉNÉFICES ? Cette théorie dite probiotique était une intuition, fondée sur la consommation apparemment bienfaisante du kéfir chez les Bulgares. Metchnikoff inspira entre autres Isaac Carasso, dont le fils Daniel fit un stage en bactériologie à l'Institut Pasteur dans les années 1920 et créa la société de yaourts Danone. L'idée que les microbes pouvaient être porteurs de bienfaits était donc lancée. Mais l'impact des microbes probiotiques et des produits lactés qui les portent ne pouvait concurrencer celui des microbes pathogènes. Cela aurait été comme comparer aujourd'hui l'effet d'un yaourt à celui d'un vaccin. Il a fallu attendre la fin du XXe siècle pour que la science s'intéresse de plus près à la multitude de microbes, notamment de bactéries, qui vivent dans notre intestin, notre bouche, nos poumons, notre peau ou encore le vagin (encadré ->). Depuis quelques années, de nouveaux outils de séquençage à haut débit permettent de cataloguer et d'étudier la complexité de cette multitude, nommée microbiote (ou flore intestinale, cutanée, etc.), et d'en connaître ses fonctions. Dans l'intestin, on a longtemps considéré le microbiote comme juste nécessaire à une bonne digestion et, par conséquent, ignoré de notre système immunitaire. On comprend aujourd'hui que la flore intestinale est impliquée de façon essentielle non seulement dans la digestion, mais aussi dans la production de vitamines (B et K) et de métabolites tels que les acides gras à chaînes courtes, source d'énergie et régulateurs de la réponse immunitaires, ainsi que dans la dégradation de toxines, la protection contre les agents pathogènes et la formation de l'intestin, notamment du système immunitaire intestinal. Ainsi, le microbiote participe au développement et au maintien de l'équilibre de son hôte - l'homéostasie. On le considère désormais comme partie intégrante de l'hôte, à tel point que l'on propose de le considérer comme un organe doté de fonctions propres et nécessaires à l'hôte. L'hôte et son microbiote seraient un superorganisme, composé de plusieurs organismes complémentaires vivant en symbiose, comme le font l'algue verte et le champignon dans le lichen.
Mais alors, que fait le système immunitaire ? Dans cette vision, il ne peut plus ignorer le microbiote : organe au même titre que les autres organes, le microbiote communique avec eux par l'intermédiaire de ce qu'il produit. Comment le système immunitaire fait-il la différence entre les "bons" microbes, parties de cet organe utiles au superorganisme, et les "mauvais" microbes - les agents pathogènes qui envahissent l'organisme à leur profit ? N'est-il vraiment qu'une arme de défense ? C'est ce que l'on pensait jusqu'à ce que, à partir des années 1990, le modèle dominant en immunologie depuis les années 1940 - la théorie du soi et du non-soi - rencontre quelques difficultés. Le concept du soi et du non-soi était né d'une idée proposée par le second récipiendaire, avec Metchnikoff, du prix Nobel de 1908, Paul Ehrlich. Ce biologiste allemand avait développé l'idée d'une immunité humorale... concurrente de l'immunité cellulaire défendue par Metchnikoff : dans le sang, des sortes de patrouilles de molécules reconnaîtraient les agents pathogènes et les neutraliseraient. Sa théorie, dite des chaînes latérales, décrivait, d'une façon qui se révéla correcte, que des cellules du sang peuvent produire des protéines (les "chaînes latérales" ou anticorps) reconnaissant de façon spécifique des molécules produites par des agents pathogènes, les antigènes. Dans les années 1940, s'inspirant de cette idée d'anticorps spécifiques d'antigènes, le virologue australien Frank Macfarlane Burnet avança la thèse suivante : le système immunitaire apprend à ne pas réagir contre les molécules de l'organisme - le soi - pendant le développement embryonnaire, définissant ainsi son champ d'action contre le non-soi. Burnet reçut le prix Nobel en 1953 pour ses travaux, avec le biologiste britannique Peter Medawar, qui prouva, grâce à un système de greffe, que la distinction du soi et du non-soi est une clé de l'activation du système immunitaire. Ainsi avaient été posées, pour au moins un demi-siècle, les fondations de l'immunologie. Et nombre de travaux avaient confirmé ces fondations. Notamment, en accord avec le concept du soi et du non-soi, on avait montré que les cellules dites T, qui contrôlent l'activation des cellules produisant les anticorps - les cellules B -, subissent une sélection dans le thymus : les cellules qui y reconnaissent le soi sont éliminées. Ne restent donc que les cellules T qui reconnaissent le non-soi. Cependant, à partir des années 1980, de nouveaux résultats ont suggéré que la frontière entre le soi et le non-soi n'était pas aussi nette qu'on le pensait. On s'est aperçu que le système immunitaire peut aussi réagir au soi stressé, blessé ou altéré. Par exemple, des cellules dites tueuses naturelles reconnaissent les cellules tumorales, altérées par la transformation, et les détruisent. De même, d'autres cellules du système immunitaire - les cellules dendritiques -, ne sont pas uniquement dirigées contre lenon-soi. Découvertes en 1973 par le Canadien Ralph Steinman, les cellules dendritiques collectent les antigènes et les présentent aux cellules T, puis "décident" de leur activation. Ces cellules ont constitué une énigme pendant une quinzaine d'années, car elles ne portent pas de récepteur aux antigènes, comme les cellules B et T ! Comment contrôlent-elles l'activation des cellules T ? La réponse a été proposée par l'Américain Charles Janeway en 1989, et validée chez l'animal dans les années 1990 (par les équipes de Jules Hoffmann et Bruce Beutler, qui ont reçu le prix Nobel en 2011 avec Steinman) : les cellules dendritiques expriment des récepteurs innés, qui reconnaissent des motifs moléculaires communs à de nombreux microbes. Jusque-là, rien de contradictoire avec la théorie du soi et du non-soi. Mais on s'est aperçu que les récepteurs innés des cellules dendritiques détectent aussi des motifs du soi produits par les tissus et les cellules lésés... Ces difficultés ont amené Polly Matzinger, une immunologiste du National Institute of Health à Bethesda, aux États-Unis, à proposer une révision de la vue strictement défensive du système immunitaire. Selon elle, le système immunitaire réagirait non seulementau non-soi, mais, de façon plus générale, au danger que représente une cellule ou un tissu lésés par un stressou un microbe. En conséquence, des microbes pourraient coexister avec leur hôte, ou même dans l'hôte si aucun dommage n'en résulte pour celui-ci. Cette théorie, dite du danger, a profondément changé notre compréhension du rôle du système immunitaire, et ses implications sont encore débattues.

À CHACUN SON MICROBIOTE : Depuis quelques années, les biologistes étudient la nature de notre écosystème bactérien, notamment en analysant son génome - le microbiome bactérien. Chaque espèce de bactérie symbiotique (les bactéries tolérées par notre système immunitaire) a une signature : sa version unique d'un gène impliqué dans la production des protéines (le gène de l'ARN ribosomal 16s). En répertoriant les diverses séquences de ce gène dans les microbiomes étudiés, les biologistes dressent un catalogue des espèces constituant le microbiote humain. On s'est ainsi aperçu, notamment, qu'il n'existe pas deux microbiotes identiques.

MAINTENIR L'ÉQUILIBRE : Néanmoins, la théorie du danger implique que le système immunitaire est encore essentiellement un système de défense, et ne réagit qu'aux microbes dangereux pour l'hôte. Pourtant, nous produisons chaque jour des grammes d'anticorps contre la multitude de microbes inoffensifs qui peuplent notre intestin. Pourquoi ? Peut-être ces microbes sont-ils sans danger parce qu'ils sont "surveillés" par cette énorme production d'anticorps ? De même, certains microbes qui nous ont infectés un jour, tels les virus herpès, résident sous forme plus ou moins latente au sein de notre organisme. Sont-ils dangereux ? Le système immunitaire les ignore-t-il ? Ces constats et ces questions m'ont amené à proposer en 2010 l'explication suivante : le système immunitaire orchestrerait non seulement la défense de l'organisme, mais aussi, et avant tout, son homéostasie. Il nous maintiendrait dans le status quo. Margaret McFall-Ngai, spécialiste de la symbiose bactérienne chez les animaux, discutait en 2007 sur l'apparition chez les vertébrés du système immunitaire dit adaptatif - responsable de l'immunité humorale décrite par Ehrlich. Fondé sur la synthèse d'une diversité quasi illimitée d'anticorps par les cellules B, ce système est absent chez les invertébrés. Sommes-nous donc, les vertébrés, mieux armés à nous défendre contre les pathogènes que les invertébrés ? Vivons-nous plus longtemps qu'eux ? Non, certaines palourdes vivent 250 ans... Pour M. McFall-Ngai, cette énorme diversité d'anticorps produite par le système immunitaire adaptatif permet de reconnaître une diversité tout aussi énorme de microbes, non pour les détruire, mais pour vivre avec. Grâce à cette multitude d'anticorps, les vertébrés toléreraient leur microbiote complexe - un luxe que la plupart des invertébrés ne peuvent s'offrir - et en contrôleraient ses membres. En retour, la diversité microbienne nous enrichit de voies métaboliques que nous ne possédons pas, et nous permet de digérer de nouveaux aliments et de nous protéger contre d'autres microbes plus pathogènes. Toutefois, lorsqu'un membre de ce microbiote devient plus agressif et tente de pénétrer nos tissus, la réponse immunitaire devient plus forte, puis diminue lorsque la pénétration est contenue, tel un ressort soumis à une force. Similaire à une relation proie-prédateur où la proie ne disparaît jamais totalement (le nombre de prédateurs diminue avec le nombre de proies), un équilibre dynamique s'établit entre microbes et système immunitaire. Cet équilibre serait le fruit de millions d'années d'évolution. Au fil des générations, des microbes vivant en symbiose avec des organismes auraient été sélectionnés avec eux, de même que le système immunitaire qui contrôlerait leur présence dans l'organisme. Ainsi, dans ce nouveau modèle, le système immunitaire devient un élément fondamental de la construction de cet équilibre. Lorsque le système immunitaire est perturbé ou éliminé, l'équilibre s'altère ou s'effondre, et l'hôte soit devient la proie des microbes, soit développe des réponses immunitaires contre les microbes de l'intestin, entraînant des maladies inflammatoires chroniques telles que la maladie de Crohn.
Comment, alors, le système immunitaire distingue-t-il les bons microbes des mauvais ? Existerait-il deux types de réponses immunitaires, l'un qui maintiendrait l'homéostasie et l'autre qui défendrait l'organisme ? De fait, les réponses immunitaires se déclinent en plusieurs types, que l'on classe sommairement en pro-inflammatoires e tanti-inflammatoires. Mais ces propriétés tendent à se confondre selon le contexte. Ainsi, une population de cellules immunitaires, les cellules Th17, non seulement produit des inflammations dans l'intestin en réponse à des attaques bactériennes, mais joue aussi un rôle préventif anti-inflammatoire. Ces cellules interviennent dans l'élimination des bactéries pénétrant l'intestin en recrutant des cellules - des phagocytes - qui engloutissent les intruses et les détruisent. Mais les cellules Th17 sont aussi très présentes dans l'intestin sain, en l'absence de pénétration microbienne détectable et de pathologie inflammatoire. De plus, nous avons montré que leur absence entraîne une pénétration bactérienne et une inflammation pathologique de l'intestin ! Les cellules Th17 préviennent donc la pénétration bactérienne en tout temps, même lorsque nous sommes en bonne santé, et jouent ainsi un rôle préventif anti-inflammatoire. Lors d'une infection, elles sont sollicitées pour éliminer l'envahisseur ; le recrutement des phagocytes s'emballe alors et se traduit par la pathologie inflammatoire. Ainsi, les réponses immunitaires liées à l'homéostasie et à la défense se confondent. Comme d'ailleurs les concepts d'homéostasie et de défense... Alors, comment l'organisme distinguet-il les bons microbes des mauvais ? Là aussi, les notions se confondent. L'ami d'un jour peut devenir l'ennemi d'un autre jour. Les bactéries intestinales symbiotiques peuvent provoquer une péritonite si une blessure leur donne un accès à nos tissus. Les virus herpès que nous portons tous peuvent nous tuer lors d'une transplantation d'organe accompagnée d'un traitement immunosuppresseur visant à éviter le rejet de la greffe. À l'inverse, l'équipe de Herbert Virgin, de l'Université de Washington à Saint Louis, aux États-Unis, a montré en 2007 que ce même virus protège des souris d'une surinfection par la bactérie Listeria grâce à la réponse immunitaire qu'ils induisent. Ami ou ennemi ? Pour la plupart des microbes, ce statut dépend du contexte. En revanche, les pathogènes puissants sont toujours ennemis : c'est le cas des bactéries responsables de la peste et du choléra, ou du virus Ebola. Alors, comment fait le système immunitaire pour les distinguer ? Je pense qu'il ne les distingue pas. Tel le ressort tendu par la force, le système immunitaire s'active proportionnellement à la charge du microbe, à sa pénétration destissus, aux dommages qu'il engendre, sans pour autant définir ce qu'est ce microbe. Nous, les hôtes, pouvons nous sentir très bien, bien, plus ou moins bien, ou mal, selon le degré d'engagement du système immunitaire. Parfois, en la présence de pathogènes puissants, la réponse immunitaire est violente et mobilise toute notre énergie, pour notre survie. Mais la plupart du temps, une fraction de cette énergie suffit au système immunitaire pour maintenir l'équilibre de l'hôte avec le monde microbien et assurer son homéostasie.
On voudrait sans doute que le système immunitaire nous garantisse un corps exempt de microbes et à l'abri du risque d'infection. La réalité est tout autre, car nous ne pouvons nous passer de nos microbes symbiotiques, qui nous apportent des compléments et des métabolites essentiels, nous protègent contre les agents pathogènes et participent à notre développement. Le système immunitaire a évolué en conséquence, afin de maintenir un équilibre entre ces microbes et nous, ou devrais-je dire, afin de maintenir notre équilibre, car nous sommes à la fois Homo sapiens et microbes... Le risque fait donc partie de notre organisme, mais le risque le plus grand n'est pas forcément là où on l'attend. Vouloir se défaire de notre microbiote, stériliser à outrance, peut avoir des conséquences imprévues. Pour l'immunologiste Jean-François Bach, la recrudescence des maladies allergiques serait due à la baisse des expositions aux maladies infectieuses - une thèse connue sous le nom de théorie de l'hygiène. Il est assez ironique de constater que le risque infectieux est inversement proportionnel au risque allergique. L'équilibre est la clé, même dans l'hygiène.

LE MICROBIOTE AGIT SUR LE CERVEAU : D'autres essais cliniques ont montré que la consommation de bactéries probiotiques atténue le niveau d'anxiété et améliore l'humeur ou l'état émotionnel d'individus à tendance dépressive. Cet effet favorable des probiotiques a aussi été observé sur des modèles animaux de dépression. Par exemple, l'administration du probiotique Bifidobacterium infantis à des rats rendus "dépressifs" par une séparation précoce de leur mère améliore leur comportement. Parallèlement plusieurs paramètres perturbés par la séparation redeviennent normaux, tels que le fonctionnement du système immunitaire et la concentration de noradrénaline (un neurotransmetteur dont le déficit serait une des causes de la dépression) dans le tronc cérébral, où elle est synthétisée. Là encore, de nombreux essais cliniques devront être réalisés pour établir l'efficacité des probiotiques dans le traitement de la dépression. Ces études préliminaires ont tout de même conduit l'équipe de T. Dinan à proposer de définir une nouvelle classe de probiotiques, les psychobiotiques : il s'agirait dem icro-organismes vivants qui améliorent les symptômes de patients souffrant d'une maladie psychiatrique, en produisant dans leur intestin des molécules susceptibles d'interagir avec le cerveau.


Une partie des molécules produites par les bactéries traversent les cellules épithéliales, tandis que d'autres se fixent sur les prolongements des cellules immunitaires ou sur les cellules endocrines. Ces deux derniers types de cellules réagissent en libérant d'autres composés dans la couche sous-épithéliale. Les cellules immunitaires produisent des cytokines (billes bleues), les cellules endocrines des neuropeptides (billes rouges). Cette réponse peut aussi être déclenchée par les molécules constituant la structure externe des bactéries. Dans certains cas, par exemple lors d'un stress, la perméabilité augmente et des fragments de bactéries en décomposition passent entre les cellules épithéliales pour atteindre également la couche sous-épithéliale. Une fois arrivées dans cette couche, toutes ces molécules peuvent passer dans le sang ou activer les neurones du "système nerveux entérique", en se fixant sur leurs récepteurs membranaires. Ce système, qui compte près de 200 millions de neurones, est divisé en deux composantes : le plexus myentérique, qui commande les contractions musculaires et fait progresser les aliments dans l'intestin, et le plexus sous-muqueux, qui est sensible à l'environnement chimique et régule les sécrétions intestinales. Le système nerveux entérique influe sur le cerveau, notamment via le nerf vague. Les molécules qui passent dans le sang ont également divers effets sur le cerveau. L'ammoniac fabriqué par les bactéries est toxique pour les neurones quand il est en quantité excessive. Les cytokines peuvent causer une inflammation des tissus nerveux. Les neuropeptides sont susceptibles d'activer les neurones. Les mécanismes liant les déséquilibres du microbiote à certaines maladies mentales restent à préciser, mais les modes d'action potentiels ne manquent donc pas.

Des ponts entre intestin et cerveau : Les mécanismes qui lient ces maladies aux bactéries intestinales restent à élucider, mais on connaît plusieurs moyens par lesquels le microbiote influe sur le cerveau. Deux catégories de molécules seraient en cause : d'une part, celles produites par l'activité métabolique des bactéries et libérées dans l'intestin (il s'agit par exemple d'acides gras issus d'un processus de fermentation) ; d'autre part, celles qui constituent l'enveloppe des bactéries, leurs cils ou leurs flagelles (des prolongements cellulaires dotés de fonctions sensorielles ou motrices). L'action de ces molécules sur le cerveau peut être directe ou indirecte. Dans le premier cas, elles passent dans le sang ou activent les voies nerveuses innervant la muqueuse intestinale. Dans le second, elles provoquent la libération par la muqueuse de certains composés, qui à leur tour passent dans le sang ou activent les voies nerveuses (encadré). Les bactéries intestinales libèrent dans l'intestin des molécules très variées, susceptibles d'être transportées par le sang jusqu'au cerveau. Un déséquilibre du microbiote, provoqué par exemple par une infection ou un traitement antibiotique, aboutit parfois à une production excessive de certains de ces composés, qui deviennent alors toxiques pour l'organisme. C'est le cas dans l'encéphalopathie hépatique, où l'ammoniac et les acides gras à chaîne courte fabriqués par le microbiote concourent, avec d'autres composés, au dysfonctionnement cérébral. En 2010, l'équipe de Derrick MacFabe, de l'Université de Western Ontario, au Canada, a reproduit chez le rat des troubles comportementaux assimilables à ceux de l'autisme en injectant dans le cerveau des acides gras à chaîne courte d'origine bactérienne, l'acétate et le propionate. Certaines des molécules synthétisées par les bactéries sont identiques aux neurotransmetteurs humains. Activent-elles les terminaisons nerveuses de la muqueuse intestinale ? On l'ignore, mais l'implication des voies nerveuses dans la communication entre le microbiote et lecerveau est avérée.
Les bactéries intestinales agissent sur le système nerveux entérique, un ensemble de neurones situés dans la paroi intestinale et connectés au cerveau par - l'intermédiaire du nerf vague. Ainsi, chez la souris, plusieurs expériences ont montré que l'administration de bactéries probiotiques diminue l'excitabilité d'une population de ces neurones, les neurones sensoriels entériques. Deux études réalisées en 2011 par les équipes de Premysl Bercik, de l'Université McMaster, au Canada, et de J. Bravo ont aussi révélé, toujours chez la souris, qu'une section du nerf vague empêchait les probiotiques d'atténuer un comportement anxieux. Les mécanismes moléculaires par lesquels les bactéries intestinales agissent sur les terminaisons nerveuses entériques restent à préciser. Certains seraient en tout cas indirects : selon plusieurs études, le microbiote module l'activité des cellules endocrines de la muqueuse intestinale. Ces cellules sécrètent des petites protéines qui influent sur les neurones, les neuropeptides. Les neuropeptides modulent par exemple la satiété ou l'anxiété, agissant localement sur le système entérique, mais aussi à distance sur le cerveau grâce à leur passage dans le sang.

G.E. - POUR LA SCIENCE N°447 > Janvier > 2015
 

   
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