Les Bébés de l'Espace

30 juin 1999. Dimitri et Tania, deux cosmonautes russes, prennent place à bord de la station Mir. Ils doivent remplir une mission très agréable, mais très spéciale : concevoir un bébé dans l'espace. Mais à quoi ressemblera-t-il ?

Dimitri et Tania, 28 ans tous les deux, s'imposèrent d'autant plus aisément qu'ils avaient noué une idylle s'était à Zvezdnii Gorodok, la Cité des étoiles. Leur préparation fut rapide : la mission ne comprenait aucune expérience scientifique particulière. Ce qu'on attendait d'eux était à la portée de n'importe quel couple normalement constitué. En revanche, ils n'avaient pas droit à l'échec !

30 juin 1999. À sa trente-sixième révolution, le Soyouz de cette ultime mission arriva en vue de la station Mir.
Le vaisseau pivota et poursuivit lentement son approche. "Contact", annonça Dimitri, à l'intention du Tsoup, le centre de contrôle de Moscou. La première nuit, il ne se passa rien. D'abord, parce que les trois cosmonautes de l'équipage précédent - qui aurait dû être le dernier - se trouvaient encore à bord. Mais, surtout, les deux cosmonautes savaient qu'il était inutile de forcer la nature. À la Cité des étoiles, le médecin-chef du centre d'entraînement leur avait expliqué qu'en apesanteur, les premiers jours, le sang afflue vers la tête.
Sur Terre, le coeur pompe plus fort vers le haut pour irriguer le cerveau, puisque le sang est attiré vers le bas par la gravité. Quand la pesanteur disparaît, il continue comme si de rien n'était, d'où un excès de sang vers le haut. Du coup, il y a un déficit au-dessous de la ceinture, donc plus d'érection possible, puisque les corps caverneux de la verge sont insuffisamment irrigués. Heureusement, tout rentre dans l'ordre au bout de trois jours.
Ils prirent donc leur mal en patience, et, ce premier soir, se glissèrent sagement dans leur sac de couchage.
- Tu croîs que d'autres cosmonautes, avant nous, se sont aimés dans l'espace ? demanda Tania.
- Sans doute. J'en suis même presque certain pour ce couple d'astronautes américains qui, en septembre 1992, a passé une semaine à bord de la navette Endeavour. C'est une belle histoire, écoute. Lorsqu'ils ont été sélectionnés, le lieutenant-colonel Mark Lee et Jan Davis avaient tous les deux 38 ans et ne se connaissaient pas. Mark a effectué une première mission en 1989, puis ils se sont mariés en janvier 1991. C'est alors qu'ils ont posé un sérieux problème à l'agence spatiale.
- Un problème ?
- Oui, parce que l'envoi d'un couple dans l'espace était contraire aux règles. Mais, comme ils avaient déjà subi l'entraînement spécifique à ce vol, un changement d'équipage aurait coûté trop cher. La NASA a donc fait une entorse à un règlement sacro-saint... et suscité des spéculations sur le comportement amoureux d'un couple d'astronautes en apesanteur. Tu te rends compte ! Il faudrait être stupide pour ne pas faire l'amour dans ces circonstances exceptionnelles. Une expérience de reproduction en apesanteur était bien inscrite au programme, mais elle concernait des grenouilles d'Afrique du Sud préalablement fertilisées !
- Et les jeunes mariés ?
- Ils n'ont pas du tout apprécié la curiosité grivoise et les questions insidieuses dont ils étaient l'objet. »
« Je ne sais pas pourquoi les gens pensent à ça », avait déclaré Jan, faussement naïve, lors de la conférence de presse avant son départ. Quant à Mark, il avait rappelé le caractère scientifique de leur mission, et fait remarquer que leurs horaires de travail à bord étaient totalement distincts. Mais personne n'avait été dupe...

LES PUDEURS DE LA NASA

Le Dr Patricia Santy, ancien membre de l'équipe médicale de la NASA, avait été la seule à admettre que des humains puissent copuler dans l'espace. Elle avait même affirmé avec humour que, « Si l'on peut faire l'amour à l'arrière d'une voiture, on peut le faire n'importe où ».
Il est vrai que toutes les agences spatiales restaient muettes sur le sujet. La NASA avait des pudeurs de jeune fille, et rejetait toutes les demandes d'interview sur le thème du sexe dans l'espace. Lyrin Wiley, une biologiste de l'université de Californie qui avait travaillé pour l'agence spatiale américaine, était l'une des rares personnes à déplorer ce tabou : "Chaque fois que j'ai parlé du développement des embryons, ou pire, du sperme, on m'a clairement indiqué que cela ne se fait pas."
Du côté russe, la seule déclaration à ce sujet était venue d'Oleg Gazenko, directeur de flnstitut de biologie au ministère soviétique de la Santé. En décembre 1987, il avait affirmé au journal les Izvestia qu'il n'y avait aucun obstacle de principe à la naissance d'enfants conçus dans l'espace.
Le deuxième, puis le troisième jour, Tania et Dimitri firent ce pourquoi ils étaient partis dans l'espace, et jamais sans doute une mission imposée ne fut si agréable à remplir. Les deux cosmonautes constatèrent que rien n'interdisait les ébats amoureux en apesanteur. Seul inconvénient : l'un des deux partenaires devait libérer une main pour se tenir à une paroi. Pas question d'errer dans l'habitacle au risque de se blesser contre un appareil.

Ils notèrent aussi que, en raison de l'absence de poids, il était facile d'adopter les positions les plus voluptueuses. Dimitri rêva un instant d'hôtels cosmiques semblables à ceux qu'ont imaginés Shimitzu et d'autres promoteurs japonais. Nul doute que ces établissements séduiraient une clientèle fortunée, avide de sensations nouvelles...
La mission des premiers parents de l'espace tirait à sa fin, et il n'aurait servi à rien de la prolonger. D'après le cycle de fécondité établi par les médecins de la Cité des étoiles, Dimitri et Tania avaient maintenant dépassé la période favorable. Ils se préparèrent donc à regagner la Terre. Il était trop tôt pour faire un test de grossesse, mais la jeune femme était sûre d'être enceinte.
Tandis qu'ils reprenaient place à bord du Soyouz, abandonnant derrière eux la vieille station Mir, Tania se surprit à songer à l'avenir. Quelques inquiétudes commençaient même à assaillir la jeune maman en puissance.
- À quoi ressemblera notre bébé ? Crois-tu qu'il sera normal ?
- Tu seras la première à connaitre la réponse, dans neuf mois, répondit son compagnon... Tout ce qu'on sait ne concerne que des enfants conçus sur Terre, au retour de la mission. D'ailleurs, il y a quelque chose de curieux...
Tania, soudain en alerte, appréhendait la suite.
- Rassure-toi, ils sont tous en parfaite santé. Mais ces cosmonautes n'ont eu que des filles ! Souviens-toi : Valentina Terechkova a donné le jour à une petite Elena. Quant aux Français, Patrick Baudry est devenu papa d'une petite Tatiana, Jean-Loup Chrétien d'une adorable Loren et Claudie André-Deshays d'une mignonne Carla...
- Peut-on tirer une conclusion scientifique de ce qui n'est pour l'instant qu'une statistique ? dit Tania.
- La statistique donne 100 %, mais ne porte, c'est vrai, que sur un petit nombre de cas. Avoue que c'est quand même curieux...
- J'avoue surtout que je suis inquiète. Que sait-on au juste de la reproduction dans l'espace ?
- Pour l'instant, les seuls êtres vivants qui soient nés dans respace sont de petits animaux : des mouches, des poissons, des grenouilles, des salamandres et des souris. Les biologistes ont procédé par étapes, mais, d'après les connaissances actuelles, les perspectives ne semblent pas vraiment favorables. Les expériences conduites sur des oufs de grenouille montrent des anomalies du développement. Juste après la pénétration du spermatozoïde, il semble qu'il y ait une période cruciale de trois heures au cours de laquelle le rôle de la gravité est capital. Si la gravité a disparu, des éléments se déplacent à l'intérieur de l'ouf et perturbent la symétrie bilatérale de l'embryon. Intéressantes aussi ont été les expériences "Fertile", menées lors des missions franco-russes Antarès et Pégase, avec des oufs de pleurodèle (Amphibien voisin du triton), fécondés dans l'espace et suivies d'une naissance également dans l'espace. Elles ont révélé des anomalies à certains stades du développement embryonnaire, mais également à ceux de la fécondation elle-même, de la segmentation des cellules et de la fermeture du tube nerveux.
Dimitri aurait pu ajouter qu'au printemps 1998 des astronautes américains avaient embarqué des rates enceintes à bord d'une navette, pour suivre l'évolution des petits rats nés dans l'espace. Hélas, la moitié d'entre eux étaient morts faute de soins : curieusement, la plupart des mères avaient cessé de s'occuper de leurs rejetons...
L'apesanteur n'était donc pas un facteur négligeable dans la reproduction d'êtres vivants vertébrés. Elle paraissait même jouer un rôle crucial au moment précis de la fécondation, et au tout début du développement des oufs.
« Fort heureusement, l'organisme semble capable de corriger ensuite ces anomalies », ajouta Dimitri, prenant enfin conscience de l'inquiétude qu'il semait dans l'esprit de sa compagne.
Guère rassurée, Tania commençait à se demander si, en se prêtant à cette expérience, ils n'avaient pas joué avec le feu.
"Et s'il grandissait dans l'espace, notre bébé, à bord d'une station comme celle qu'on est en train de construire, que deviendrait-il ?"
Dimitri n'en savait trop rien. Il tenta de rester logique, en se fondant sur ce qu'il avait appris.
« À l'âge adulte, il ne pourrait sans doute plus vivre normalement sur Terre. Parce que ses muscles seraient atrophiés, son coeur battrait trop lentement et ses os casseraient comme du verre, faute de calcium. Tous les cosmonautes souffrent d'une importante décalcification. Il perdrait aussi ses défenses immunitaires, et tomberait malade au premier courant d'air... En imaginant que, plus tard, il fasse à son tour un enfant à bord de la station, cette descendance pourrait déboucher, après quelques générations, sur une nouvelle espèce. Ce seraient des "spatiopithèques", des "homo cosmicus", comme tu voudras.
- Tu les vois comment, ces spatiopithèques ?
- Ils seraient plus légers que nous et auraient quatre membres très maigres, puisque les muscles, en apesanteur, ne servent plus à rien. Ces membres seraient sans doute préhensiles, comme ceux des singes ! Tu as remarqué qu'en apesanteur on se sert aussi bien de ses mains que de ses pieds. La colonne vertébrale d'Homo cosmicus serait souple, puisqu'elle n'aurait plus à supporter le poids du corps. Le nouvel homme aurait un gros cerveau et des yeux protégés des radiations... »
Tania lança en riant qu'elle ne pourrait jamais tomber amoureuse d'un type pareil.
- Les descendants des futurs bébés de l'espace, poursuivit Dimitri, seraient condamnés à rester là-haut, en orbite, puisqu'ils ne toléreraient pas de revenir à la gravité terrestre.
- Et si des enfants naissent dans les bases qui seront installées sur Mars vers 2020, 2030, ou après ?
- Ce sera différent, car il y a une gravité sur Mars. Elle n'est pas très forte - un tiers de celle de la Terre -, mais c'est suffisant pour qu'on ne se heurte pas aux mêmes écueils qu'en totale apesanteur. En revanche, tous ceux qui étudient la question admettent que, pour des raisons d'équilibre psychologique, il faudra faire vivre des couples d'hommes et de femmes dans ces futures colonies spatiales. Et il sera logique qu'ils aient des enfants...
- Ces enfants, ce seront des martiens !
- Eh, oui ! Espérons seulement qu'ils ne seront ni petits ni verts...

SCIENCE & VIE > Octobre > 1998
 

   
 C.S. - Maréva Inc. © 2000 
 charlyjo@laposte.net