En dehors de la biologie, la mort est-elle une notion pertinente ? Physicien, cosmologiste, paléontoloque... des chercheurs de tous horizons nous livrent leur définition.
...UN PHYSICIEN
"Pour un physicien, la mort évoque immanquablement la notion d'irréversibilité. C'est-à-dire cette idée que les phénomènes physiques, tels que nous les percevons à notre échelle, sont orientés dans le temps. Si l'on observe un événement banal comme un verre qui se casse, un objet qui brûle, de l'eau qui coule le long d'un torrent, une pile qui se décharge en produisant un courant électrique, on sait bien que le phénomène inverse, obtenu en passant le "film" à l'envers, est impossible : le verre ne se reconstitue jamais spontanément, l'objet brûlé reste brûlé, l'eau ne remonte pas le cours du torrent, la pile ne se recharge pas toute seule. Cette irréversibilité, si évidente dans notre vie courante, est en réalité pour le physicien une propriété assez paradoxale. En effet, à l'échelle microscopique - celle des atomes qui constituent tous les objets qui nous entourent -, les lois de la physique sont au contraire réversibles dans le temps : un phénomène peut se produire aussi bien que son inverse. Il a fallu attendre la fin du XIXè siècle, avec en particulier les travaux du physicien autrichien Ludwig Boltzmann, pour comprendre comment les lois réversibles à l'échelle des atomes pouvaient engendrer l'irréversibilité qui nous est familière.
L'origine microscopique de cette irréversibilité est statistique. Dans l'exemple du verre, elle traduit le fait qu'il y a infiniment plus de configurations possibles pour les constituants microscopiques du verre lorsqu'il est cassé que quand il est en un seul morceau : paradoxalement, le verre en un seul morceau est dans un état hors d'équilibre ; en se brisant il se rapproche de l'équilibre. Même si la configuration des atomes évolue, le verre reste dans un état brisé. Il est statistiquement extrêmement improbable que le verre se reconstitue spontanément : il faudrait attendre des temps infiniment plus longs que l'âge de l'Univers pour que cela arrive ! Pour imaginer ce temps, on peut prendre l'exemple d'un jeu de cartes : si on mélange un jeu de 54 cartes, la chance de retomber spontanément, après l'avoir mélangé, sur une configuration où elles sont parfaitement rangées (as de pique, roi de pique, etc.) est d'une sur 1068 (ce qui équivaut au nombre d'atomes de notre galaxie !). Et cela pour seulement 54 cartes ! Dans le cas du verre brisé, le nombre d'atomes qui le constituent est beaucoup, beaucoup plus grand que 54 et la chance que ses atomes se réordonnent spontanément pour le reconstituer est beaucoup, beaucoup plus faible qu'une sur 1068.
La plupart des objets ou des êtres qui nous entourent sont dans des états hors d'équilibre et tendent à évoluer de manière irréversible vers les configurations d'équilibre. Parfois, cette évolution est lente : le verre, si on ne le casse pas, met des milliers d'années à évoluer de manière sensible. Parfois, par exemple si l'on mélange de l'eau chaude et de l'eau froide dans un bocal, l'équilibre est atteint très rapidement. À l'équilibre, à part des fluctuations trop petites ou trop rares pour être vues, plus rien ne bouge, plus rien n'évolue. L'équilibre, c'est donc la mort.
Dans certaines situations, un système peut malgré tout être maintenu dans un état hors d'équilibre pendant très longtemps. C'est généralement ce qui arrive lorsqu'il est traversé par des flux d'énergie ou de matière. Si l'on pose notre bocal d'eau sur le feu, il est traversé par un flux de chaleur et on voit l'eau s'agiter, on observe des structures turbulentes. Notre Terre en est un autre exemple, qui reçoit de l'énergie du Soleil et en cède à l'espace : enlevez ce flux d'énergie solaire et la Terre ira spontanément vers un équilibre, d'où la vie sera absente ! Chaque être vivant est lui aussi maintenu dans un état physique hors d'équilibre. Dès que cessent les flux d'énergie et de matière qui le traversent, la matière qui le constitue retourne spontanément vers un état d'équilibre, homogène et inerte. C'est la mort de l'organisme." (Bernard DERRIDA, Pr à l'ENS et Paris-6. Chercheur au Labo de physique Statistique de l'ENS)
...UN COSMOLOGISTE
"L'Univers lui-même est-il "mortel" ? "Considérons d'abord ses constituants : planètes, étoiles, galaxies. Elles sont toutes soumises à l'attraction de la gravitation. Dans un futur très lointain, leur destin est donc un effondrement gravitationnel. Tout devrait se terminer dans un trou noir, imploser et se réduire à rien. Voilà pour l'Univers si on le considère localement.
Mais si on le regarde dans son ensemble, les observations sont désormais formelles : l'Univers est actuellement dans une phase d'expansion accélérée. Il y a donc en permanence émergence d'espace-temps, ce qui conduit à un Univers en renouvellement perpétuel. L'évolution de l'Univers semble donc s'opposer au concept de mort. Même si l'on irait alors vers un Univers totalement vide, qui ne contiendrait plus rien...
Pour autant, il faut rester très prudent. Car on ne sait pas aujourd'hui ce qui provoque cette accélération de l'expansion. Les cosmologistes ont baptisé cette cause "énergie noire", mais cela ne fait que traduire le fait que nous ignorons tout de sa nature. Par conséquent, il est difficile d'affirmer que l'expansion accélérée de l'Univers va se poursuivre éternellement. Les choses pourraient finir par être très différentes.
En réalité, cette indétermination traduit le fait que la description actuelle de l'Univers dans le cadre de la théorie de la relativité générale est incomplète. Nous ne savons pas décrire simultanément le devenir des constituants sur des temps très longs ni celui de l'Univers dans son ensemble. Plus précisément, pour mesurer l'évolution temporelle de tout système physique, la thermodynamique introduit l'entropie, une grandeur qui augmente au fur et à mesure qu'un système se rapproche de son état définitif. Or la relativité générale est une théorie à entropie constante, qui ne peut donc pas décrire l'état final de l'Univers, quel qu'il soit. Ainsi, la question du commencement de l'Univers comme celle de sa fin nous ramènent au même constat : pour avancer, il va falloir revoir nos concepts". (J.M. ALLIMI, Dr à l'observatoire de Paris-Meudon)
...UN ROBOTICIEN
"En tant que système matériel, un robot est soumis à l'usure et à la dégradation. Il finit donc par ne plus fonctionner et, d'une certaine manière, il meurt. Mais contrairement aux animaux, un robot est composé d'un corps matériel et d'un programme immatériel, que l'on peut sauvegarder et transférer. Cela en fait-il un être immortel ? Pas exactement, car ce programme est soumis au problème général de la préservation des données numériques. Or, aujourd'hui, on est confronté à un double écueil : d'une part, celui de la pérennité des supports (CD, DVD...), d'autre part, celui du changement rapide des standards qui font que, après quelques années, un programme écrit pour un type de machine est illisible sur une autre.
Par ailleurs, la question du transfert du "cerveau" d'un robot d'un corps dans un autre ne va pas de soi. Certains robots peuvent acquérir des compétences en explorant leur environnement. La forme de leur corps est alors déterminante dans l'évolution de leurs compétences. Si on transfère le programme d'un robot-chien dans un corps humanoïde, il y a de grandes chances que cela ne marche pas. Cela dit, nous avons imaginé des programmes d'adaptation, permettant d'envisager des robots qui changent d'enveloppe selon les tâches à accomplir.
Ce n'est pas anodin si l'on emploie souvent le terme d'agent pour parler du programme qui contrôle un robot, un mot qui a la même racine que "ange". Comme les anges, les robots peuvent continuer à exister même si leur corps disparaît". (F. KAPLAN, chercheur en I.A. à l'Ecole Polytechnique de Lausanne)
...UN MATHÉMATICIEN
"Les objets mathématiques sont éternels, quelle que soit la conception que l'on en ait. Les nombres, les triangles, les groupes... sont ce qu'ils sont et ne peuvent pas mourir. C'est cette immuabilité qu'a traduite le mathématicien indien Ramanujan en disant "qu'une équation n'a aucun sens, à moins qu'elle n'exprime une pensée de Dieu". Les mathématiques pourraient se définir comme la science des relations entre les "idées vraies de toute éternité". Ainsi, une fois qu'un théorème est démontré, sa démonstration reste valide indéfiniment. Les démonstrations vieilles de 2000 ans, celle des éléments d'Euclide, par exemple, sont toujours considérées comme correctes. Cette éternité est peut-être un peu moins marquée pour les théories qui sont des constructions organisées de définitions et de résultats. Leur pertinence peut évoluer rapidement, parfois parce qu'une théorie est généralisée ou qu'elle se trouve associée à une autre dans une nouvelle synthèse qui rend démodée sa précédente forme.
Au fond, les théories mathématiques ont une existence sociale. Après une naissance souvent liée à une autre science (la physique, par exemple), un domaine de recherche peut connaître une phase d'expansion avant de dépérir. Cela peut se produire soit parce qu'on en a fait le tour, soit parce que des méthodes générales résolvent tous les problèmes qui constituaient la raison d'être de cette théorie. Du côté des théories mathématiques, il y a donc bien vie et mort. Par exemple, l'algèbre élémentaire permet de résoudre toutes les questions que se posaient les Babyloniens. Cependant, il n'est pas rare qu'une discipline qu'on croyait morte ressuscite. Notamment la géométrie du plan, qu'on a donnée pour finie plusieurs fois, mais qui est en fait toujours bien vivante et regorge de problèmes irrésolus que l'algorithrnique et la théorie de la complexité ont récemment remise en valeur. Ainsi, la mort d'une théorie mathématique n'est souvent qu'une impression, et sous la cendre la braise reste brûlante". (J.P. DELAHAYE, Pr à l'université Sciences et Techno de Lille)
...UN PALÉONTOLOGUE
"Les deux plus grandes inventions de l'évolution sont le sexe et la mort ! Ces deux moteurs ont permis une accélération sans précédent de l'évolution et l'émergence d'une incroyable complexité biologique. Certes, on peut imaginer une évolution sans sexe et sans mort, avec des individus éternels, ce qui n'est pas très loin de ressembler à la vie de bactéries se répliquant à l'identique. Mais dans ce cas, on assiste à une évolution extrêmement lente.
Par ailleurs, on ne connaît aucune espèce qui n'ait pas fini par disparaître dans le passé. Que ce soit sous l'effet des changements de milieu ou de la compétition avec d'autres espèces. Or ce phénomène aussi fait avancer l'évolution. C'est donc un autre degré d'implication de la mort, au niveau des espèces, celui-là, dans le processus d'évolution. Cela dit, si on met de côté le cas de l'extinction pure et simple, la question du remplacement des espèces sous l'effet de l'évolution n'est pas si évidente. Car au sein d'une espèce, et d'une espèce à l'autre, les générations forment une chaîne de reproducteurs qui nous relie à des êtres ayant vécu il y a des centaines de millions d'années et qui n'ont rien à voir avec nous. Et il est parfois difficile de mettre des limites très nettes dans la succession des espèces.
L'espèce humaine peut-elle faire exception à ce qui vient d'être dit ? Peut-elle être éternelle ? C'est difficile de répondre par l'affirmative, étant donné qu'il n'y a aujourd'hui aucune espèce de vertébrés dont on puisse dire qu'elle existait déjà, disons il y a 10 millions d'années. Pour autant, notre espèce est particulière. Elle ne s'est pas adaptée à tous les environnements terrestres par évolution biologique, mais adapte le milieu à elle-même du fait de son évolution culturelle. Elle entre par ailleurs dans une ère de manipulation de son génome. Cela la préservera peut-être. Mais qui sait si, en inhibant certains gènes responsables de maladies, nous n'allons pas finir par appauvrir notre variabilité, et donc nos chances de survie. Car un gène est rarement impliqué dans un seul caractère. Le futur de l'espèce humaine est donc ouvert !" (J.J. HUBLIN, Dr à l'Institut Max Planck, Leipzig)
M.G. - SCIENCE & VIE Hors Série > Septembre > 2009 |
|
Même sans vieillir, tout être vivant finit forcément par disparaître, victime d'un malencontreux accident. Mais alors, comment expliquer la mort "naturelle" ? Comme un simple dégât collatéral... de la reproduction ! Explications.
"La mort d'un individu est inéluctable parce que dans notre monde il y a toujours un "pot de fleurs" qui tombe et crée l'accident". Thomas Lenormand, du Centre d'écologie fonctionnelle et évolutive (Cefe), à Montpellier, est clair : la mort n'est pas une "invention" de la biologie, c'est un fait physique incontournable - le pot de fleur fatal... De fait, l'environnement physique ne laisse aucune chance à l'immortalité : les physiciens savent que l'aléatoire et l'indéterminé sont des composants essentiels du monde, inscrits dans les lois physiques de la méçanique quantique, de la thermodynamique, etc. Or, cette indétermination physique implique que le risque zéro de recevoir un pot de fleur sur la tête n'existe pas. Et du moment que la probabilité n'est pas nulle, elle finit par advenir si on lui en donne le temps. C'est mathématique... Même les organismes réputés "immortels" - comme les hydres ou certains conifères - n'échappent pas aux lois implacables des probabilités : quelque "immortels" qu'ils soient, leurs chances de mourir tendent vers 100 % avec le temps.
En effet, imaginons qu'un organisme capable de rester indéfiniment jeune ait malgré tout 5 % de chances de mourir d'un accident dans l'année à venir, pour cause de cyclone, séisme, chute de matière, etc., ou plus simplement par prédation ou par tarissement des ressources alimentaires. Si ce risque ne varie pas au cours des années (l'environnement ne change pas), quelles sont ses chances d'être encore en vie dans 100 ans ? À peine 0,6 %. Ainsi, sur 1000 "immortels" aujourd'hui, seuls 6 seraient encore sur pied en 2109. Face aux mathématiques, l'éternelle jeunesse n'est pas une garantie d'immortalité...
Le trépas n'est donc pas une invention du vivant, qui a dû, au contraire, faire avec dès le départ. Mais les organismes semblent avoir fait plus que s'en accommoder. On les voit anticiper cette incontournable fin à travers une sorte de chemin bien balisé : le vieillissement.
VIEILLISSEMENT ET VIE MODERNE
Le principe du vieillissement comme effet collatéral se manifestant après la reproduction s'appliquerait-elle à tous les mammifères... sauf à nous ? Biologiquement, le cycle de reproduction de Homo sapiens se déclenche à la puberté, entre 14 et 18 ans, et le vieillissement biologique se manifeste dès 25 ans... Or, l'âge de reproduction des humains tend aujourd'hui à dépasser cette fourchette de 15 à 25 ans, surtout dans les sociétés industrielles. Bref, sapiens se retrouve dans cette situation paradoxale - au regard des lois de l'évolution : le démarrage de son cycle de reproduction coïncide voire dépasse le début de son vieillissement... C'est que les caractéristiques essentielles de notre génome se sont fixées il y a quelque 200.000 ans, époque où les probabilités de survie au-delà de 20 ou 25 ans étaient très faibles. Mais notre développement culturel et technologique a modifié profondément nos comportements par rapport à notre héritage génétique, et allongé la qualité et le temps de vie. Homo sapiens va-t-il se mettre à vieillir plus tard ? Difficile de prévoir, car la vie moderne est trop récente à l'échelle du temps de la sélection naturelle... Si des modifications génétiques du vieillissement devaient se manifester, elles ne le feraient que dans des dizaines de milliers d'années.. |
UN PROCESSUS ACTIF
"Dans le langage courant, dire qu'on vieillit est ambigu : ça peut signifier qu'on a fêté un grand nombre d'anniversaires, ou alors qu'on se sent diminué physiquement, précise Thomas Lenormand. Mais en biologie évolutive, c'est exclusivement le sens "diminution physique" qui est qualifié de vieillissement, ou de sénescence". Autrement dit, pour les spécialistes de l'évolution (biologistes, généticiens, etc.), le vieillissement n'est pas une affaire d'âge, c'est un concept directement lié à la mort : un organisme vieillit s'il est le siège d'un processus actif conduisant vers sa mort naturelle, sans l'intervention d'un pot de fleurs, d'un prédateur ou d'un manque de nourriture.
Voilà qui est bien choquant à nos yeux d'humains, luttant sans cesse pour nous maintenir en forme et rester jeunes, c'est-à-dire en vie ! Si l'on peut admettre que la mort accidentelle est inévitable, il est bien plus difficile d'accepter que le corps soit le siège d'un processus actif de mise à mort... Il y a là un mystère qu'il faut résoudre : comment cette autodestruction - prématurée au regard du risque d'accident - a-t-elle pu s'installer au sein du vivant ? "Le vieillissement est une conséquence de la reproduction", répond Hervé Le Guyader, professeur de biologie évolutive à l'université Pierre-et-Marie-Curie (Paris 6). Réponse un brin énigmatique : si l'on vieillit, serait-ce donc à cause des enfants ? Heureusement, le rapport n'est pas aussi direct.
LES LOIS DE DARWIN
Comme le précise Philippe Jarne, directeur de recherche au Cefe, la sénescence serait... un effet collatéral de la reproduction : "Les mécanismes de vieillissement sont une conséquence secondaire des deux phénomènes physiques qui caractérisent le vivant : premièrement, un organisme se réplique, mais la copie n'est jamais absolument identique à l'original à cause des variations aléatoires inévitables à l'échelle moléculaire (mutations) ; deuxièmement, un organisme extrait de l'extérieur l'énergie et la matière pour se répliquer, mais les ressources ne sont pas illimitées dans son environnement proche".
Copies imparfaites d'un côté, ressources limitées de l'autre : c'est en déroulant mécaniquement ces deux phénomènes que la théorie darwinienne explique la mise en place du vieillissement - et, d'ailleurs, de tous les autres "résultats" de l'évolution. "Imaginons une population d'organismes soumise au départ à un risque de mort accidentelle relativement élevé et dont les ressources disponibles ne lui permettent pas de croître de manière illimitée, poursuit Thomas Lenormand. Il y a des chances que, sur plusieurs générations, cette population évolue vers des individus qui se reproduisent tôt puis périclitent, c'est-à-dire vieillissent". Pourquoi ?
C'est que, comme on l'a vu, la probabilité de mouIir par accident croît avec le temps. Les individus qui ont subi par hasard une mutation du génome favorisant un cycle de reproduction plus rapide et précoce engendreront donc un plus grand nombre de descendants avant que le fatidique pot de fleur ne leur tombe sur la tête. Les autres mourront aussi par accident, mais sans s'être reproduits autant de fois. Comme les caractères génétiques sont transmis à la génération suivante, le gène de reproduction rapide se répand dans la population au cours des générations. Et cette vitesse de reproduction finit par rendre majoritaires les individus portant ces gènes (même si, à chaque génération, les mutations se poursuivent). Or, comme les ressources sont limitées, la population ne peut croître indéfiniment, et les représentants à reproduction lente disparaissent peu à peu. On dit que le génotype de reproduction rapide a été sélectionné - même s'il s'agit d'un abus de langage, puisqu'il n'y a, bien sûr, aucun sélectionneur dans l'affaire ; il s'agit d'un résultat statistique basé sur les seules lois causales de la physique. Dans cet exemple, c'est la reproduction prématurée et rapide qui est sélectionnée à cause du risque élevé d'accident, mais ce n'est pas le seul cas possible : "Selon les contraintes de l'environnement, souligne Hervé Le Guyader, le mécanisme de sélection favorisera une reproduction rapide et nombreuse, ou plus lente et avec moins de descendants, mais mieux protégés par les parents, etc". À chaque jeu de paramètres extérieurs (prédation, climat, par exemple) son effet sur le mécanisme de sélection...
Mais quel que soit le génotype de reproduction qui s'impose statistiquement, celui-ci est "chargé" de mutations parasites, elles aussi héréditaires. Des mutations dont certaines dégraderont prématurément l'organisme. C'est-à-dire le feront vieillir. On en arrive au point essentiel... "Il y a deux origines possibles à la sénescence, rappelle Thomas Lenormand. Soit c'est un "effet secondaire" des mutations favorables à une reproduction efficace, soit ce sont des mutations "annexes", ne concernant pas la reproduction, qui la provoquent". Et voilà donc le fin mot de l'histoire... Dans le premier cas, on se trouverait ainsi en présence de gènes qui, d'abord, favoriseraient la reproduction, mais contribueraient à dégrader l'orgarlisme par la suite, après le cycle de reproduction. Ce serait le cas du diabète, des tumeurs de la prostate (pour les hommes), voire de la maladie d'Alzheimer, comme l'indiquent André Klarsfeld et Frédéric Revah dans leur ouvrage Biologie de la mort (éd. Odile Jacob). On pourrait comparer cela aux courses de F1 : les voitures sont conçues pour une efficacité maximale à court terme (vitesse, tenue au sol), au détriment de toute considération sur le long terme. Aussi, une fois la course finie, les qualités qui les ont fait gagner les envoient-elles à la casse prématurément : le développement d'une puissance maximale a peut-être grillé les joints des cylindres, déformé irréversiblement certaines pièces mécaniques... Peu importe, il fallait gagner la course, quitte à faire la suivante avec une voiture neuve. Et, de fait, on n'a jamais vu une voiture de F1 vivre une longue et active retraite !
AUCUNE STRATÉGIE À LONG TERME
Dans le deuxième cas, on trouverait, selon Thomas Lenormand, "des mutations délétères qui ne concernent pas la reproduction et qui ne la compromettent pas, mais qui provoquent la mort de l'individu, une fois le cycle de reproduction passé". En effet, tant qu'une mutation n'altère pas l'efficacité de la reproduction, elle n'a pas d'effet statistique sur l'évolution à long terme du génome - on dit que la sélection est "aveugle" à ces mutations. "Par exemple, les mutations provoquant la maladie d 'Huntington, qui ne se manifestent que tardivement".
Bref, le vieillissement serait soit un effet secondaire tardif des gènes de la reproduction, soit la conséquence de mutations létales qui n'ont pas d'effet sur celle-ci (ce qui implique qu'ils ne tuent pas l'individu avant que celui-ci n'ait achevé son cycle reproductif)... Dans tous les cas, les lois de l'évolution ne semblent pas comporter de programme dédié à la mort naturelle des organismes. La mort, dans ce cadre, ne s'inscrit dans aucune stratégie ni plan à long terme. Elle n'est qu'un effet collatéral naturel d'un filtrage des gènes qui s'est fait à l'aveugle, de génération en génération, dans une course mécanique à la reproduction entre organismes subissant des mutations aléatoires. Certains génomes, bien que mutants et mal fichus, ont rendu ceux qui les portaient meilleurs reproducteurs, ce qui a fini par les rendre majoritaires. Et la vieillesse n'est, de ce point de vue, qu'un effet d'accumulation de mutations mortifères invisibles aux yeux de la sélection.
À L'A8RI DES PRÉDATEURS, LA JEUNESSE DURE PLUS LONGTEMPS
Moins il y a d'accidents mortels, plus on vieillit lentement. C'est ce que montre une étude menée en 1993 par l'américain Steven Austad, de l'Université du Texas. Le chercheur a comparé deux populations d'une même espèce - des opossums de la côte est des États-Unis - qui se développent dans deux habitats différents depuis 5000 ans : sur le continent et sur une île voisine. Or, seuls les insulaires n'ont pas de prédateurs, ce qui diminue leur probabilité de mort non naturelle. Alors que le cycle de reproduction des femelles continentales n'est que d'une année et que leur vieillissement se déclenche la deuxième année, le cycle reproductif des insulaires peut s'étendre sur deux ans. Surtout, les femelles insulaires vieillissent plus lentement : leur longévité naturelle (mort par vieillissement) dépasse les 2 ans, contrairement aux continentales, inférieure à 2 ans. Explication : quand le risque de mort accidentelle est important, les gènes des individus qui se reproduisent vite deviennent majoritaires, au détriment des gènes de reproduction plus lente (que l'animal n'aura pas l'occasion de disséminer avant d'être mangé). |
UN AVANTAGE POUR LA DESCENDANCE
Il n'empêche, tout secondaire et collatéral qu'il soit, le vieillissement semble avoir aussi un effet positif direct sur la reproduction de certains organismes : "Il n'y a des espèces dont la mort par vieillissement est corrélée avec un avantage direct pour la descendance, remarque Hervé Le Guyader. Par exemple, les graminées : quand un blé adulte meurt, sa matière alimente ses descendants". L'arbre tropical Tachigalia en est un autre exemple : sa sénescence et son trépas, qui se produisent très rapidement après la reproduction, libèrent un espace dans la voûte des arbres qui permet à la lumière de faire germer et se développer les graines qu'il a essaimées... Il semble donc que le vieillissement peut aussi, parfois, favoriser la descendance. Les lois de l'évolution expliquent alors simplement ce fait : par accumulation aléatoire de mutations n'ayant pas d'incidence sur l'efficacité de la reproduction, certains individus se sont mis à vieillir et à mourir juste après la reproduction. Or, il s'est trouvé que, chez certaines espèces, cette mort rapide des individus permettait à leurs enfants de se maintenir en vie et - surtout - de se reproduire plus efficacement que les autres (apport supplémentaire d'aliments ou de lumière). Aussi, les descendants porteurs de ces mêmes gènes de vieillissement rapide sont-ils devenus peu à peu statistiquement majoritaires... S'il n'y a jamais eu, au cours de l'évolution, quelque phénomène qui pourrait être interprété comme un principe de sacrifice "pour les enfants", en revanche, profiter de la mort des parents pour mieux se reproduire est bien, métaphoriquement, un fait de l'évolution...
QUI DIT VIE DIT VIEILLISSEMENT
En fin de compte, selon la théorie darwinienne, c'est donc la mort inéluctable de tout organisme vivant, pour cause de chute de pot de fleur, qui aurait conduit la plupart des espèces à connaître une mort par vieillissement, en particulier les mammifères - dont Homo sapiens. Ce processus a raccourci leur espérance de vie par rapport à la seule mort accidentelle. Mais comme le phénomène était un effet secondaire des gènes de reproduction ou n'avait pas d'incidence sur l'aptitude à se reproduire, le mécanisme de sélection naturelle ne l'a pas éliminé... Le plus surprenant, c'est que le vieillissement semble s'être mis en place sous les seules contraintes imposées par notre univers physique et par l'effet statistique de la reproduction (sur plusieurs générations). Le vieillissement serait-il in fine un effet inévitable de la vie ? Autrement dit : si de la vie émergeait ailleurs, connaîtrait-elle nécessairement des processus de vieillissement similaires ? "Tant qu'on s'en tient à notre définition de la vie, c'est-à-dire des systèmes qui se maintiennent et se recopient (imparfaitement) en puisant de l'énergie (limitée) dans l'environnement, dit Ophélie Ronce, de l'Institut des sciences de l'évolution de Montpellier (CNRS-université Montpellier 2), le mécanisme physique de sélection naturelle ne peut que se déclencher. Et s'il se déclenche, il y a de fortes chances que cela débouche sur le phénomène collatéral de vieillissement"... Les lois de la physique étant les mêmes partout, et la chute du pot de fleurs inéluctable où que ce soit dans l'Univers, espérons que les extraterrestres ont développé un bon système de retraite...
DES GÈNES IMMORTELS
La mort n'est-elle, au fond, qu'une question d'échelle ? En effet, si l'on considère comme vivants les gènes eux-mêmes plutôt que les individus, alors on peut dire que cette vie, apparue peut-être il y a 3,7 milliards d'années, ne s'est jamais interrompue... et ne s'in terrompra pas (sauf cataclysme planétaire). Via la reproduction des individus, les premiers gènes se sont multipliés, modifiés, diversifiés (espèces)... comme un être se métamorphosant mais ne mourant jamais. Belle idée ! Mais, tempère Ophélie Ronce, de l'Institut des sciences de l'évolution de Montpellier (CNRS-université Montpellier 2), "du point de vue de l'évolution, c'est précisément cette idée qu'un individu est un véhicule éphémère transmettant des informations génétiques qui définit la vie". Bref, ce qui perdure à travers les gènes, c'est l'information du vivant, non pas la vie elle-même. L'information sur un phénomène n'est en effet pas le phénomène lui-même. La mort est donc strictement une affaire d'individus, et de ce fait, elle est incontournable. |
R.I.- SCIENCE & VIE Hors Série > Septembre > 2009 |
|