Ce que la Science sait de la Mort

S'il est un phénomène qui défie la science, c'est bien la mort : pour en percer l'insondable mystère, les chercheurs n'ont d'autre choix que de l'étudier sous l'angle de... la vie. Celle de l'individu confronté au "dernier instant", celle des cellules lorsqu'elles se détruisent ou encore celle des espèces, puisqu'elles se perpétuent. Alors se dessinent d'étonnantes réponses aux questions les plus essentielles que chacun peut se poser.

Pourquoi ? Le Prix Payé par les Espèces pour se Perpétuer

La mort aurait une raison d'être ! Si les gènes du vieillissement sont apparus au cours de l'évolution, c'est qu'ils favoriseraient l'aptitude... à la reproduction. Explication.

Par-delà les époques et les cultures, il n'est pas une énigme qui n'ait autant taraudé les hommes que celle du pourquoi de la mort. Ou, plus précisément, du pourquoi de son inéluctabilité. Car c'est une évidence implacable : même si nous parvenons au cours de notre existence à éviter tous les dangers de notre environnement, comme les virus ou les accidents, notre organisme n'échappera pas en dernier ressort à sa disparition. Pour une bonne raison : "Placez n'importe quel animal dans un environnement protégé durant toute son existence, il finira quand même par mourir, à cause du vieillissement (ou sénescence) de ses cellules, explique le Pr Annie Sainsard-Chanet, généticienne au Centre de génétique moléculaire (CNRS, Gif-sur-Yvette). De fait, la sénescence, par la détérioration des organes qu'elle génère, rend l'organisme de plus en plus fragile au fil du temps. Il finit alors par mourir, du fait de variations même infimes de son environnement, ou bien à cause de facteurs endogènes comme une crise cardiaque, causée par le mauvais état de ses vaisseaux sanguins, par exemple". En d'autres termes, se poser la question du pourquoi de la mort, c'est avant tout se questionner sur cette limite fixée par le vieillissement à toute existence.
Une interrogation qui se pose avec d'autant plus d'acuité que les biologistes sont aujourd'hui en mesure de faire cette affirmation proprement sidérante : le vieillissement n'est nullement une fatalité! Un sacré bouleversement dans notre façon de concevoir ce processus, ordinairement perçu comme un destin auquel nul organisme vivant n'est censé échapper.

Penser le sens de la mort, non pas pour la rendre inoffensive, ni la justifier, ni promettre la vie éternelle, mais essayer de montrer le sens qu'elle confère à l'aventure humaine. Emmanuel Levinas, Philosophe Français (1905-1995)

UN MYSTÈRE DE L'ÉVOLUTION

En effet, si cette loi d'airain régit l'existence de la quasi-totalité des êtres multicellulaires, des vers de terre jusqu'aux mammifères les plus évolués, elle est loin de s'appliquer à l'intégralité du vivant : "Le vieillissement n'est pas une nécessité biologique, révèle Annie Sainsard-Chanet. Quasi absente chez les bactéries et inégalement présente chez les protozoaires, la sénescence est progressivement apparu au cours de l'évolution, au sein des multicellulaires".
Le vieillissement est donc un véritable mystère évolutif. Lequel est peut-être en passe d'être percé, grâce à cette autre révélation faite aujourd'hui par la science : loin d'être l'expression d'une malédiction ou d'une punition divine, comme l'imaginaient bien souvent nos ancêtres, le vieillissement serait un prix payé par les organismes pour l'obtention d'aptitudes optimales à la reproduction.
Pour comprendre comment les scientifiques sont parvenus à une telle conclusion, il faut savoir que le vieillissement, loin d'être une simple usure de l'organisme, est un processus engendré par des gènes bien spécifiques, lesquels ouvrent activement, au cours de notre existence, à nous rapprocher de la mort. Une réalité pressentie dès les années 40, mais dont la confirmation n'est venue que beaucoup plus tard : "À partir de la fin des années 80, les biologistes ont commencé à mettre en évidence le fait que le vieillissement des organismes est favorisé par l'action de certains gènes, appelés gérontogènes, explique Annie Sainsard-Chanet. Ces gènes ont notamment pour effet de réduire la résistance de la cellule aux radicaux libres ; ces dérivés nocifs de l'oxygène sont naturellement produits par les cellules lors des réactions chimiques conduisant à la production d'énergie, et ont pour caractéristique de détériorer les composants cellulaires". Ainsi, les gérontogènes augmentant la vulnérabilité des cellules aux attaques des radicaux libres, ils accélèrent leur vieillissement. Bref, c'est un étrange complot qui se trame au cour des cellules de tout être multicellulaire, voyant les gérontogènes orchestrer silencieusement la disparition prochaine de l'organisme dans lequel ils résident. Des gérontogènes dont la neutralisation permet d'ailleurs à l'organisme de jouir d'une longévité sensiblement augmentée. "Des expériences menées depuis dix ans sur des organismes aussi différents que la drosophile, le ver C. elegans, la souris ou le champignon P. anserina ont permis d'accroître sensiblement leur longévité après l'inactivation de certains gérontogènes", poursuit la chercheuse.

Certaines espèces sont-elles immortelles ?
Si, en pratique, l'immortalité n'est pas dans la nature, certaines espèces le sont... potentieliement. Ainsi les chercheurs n'ont jamais vu vieillir le protozoaire Tetrahymena. Plus exactement, cet unicellulaire ne montre pas d'altération dans son aptitude à se diviser à intervalle régulier : chaque cellule se divise indéfiniment au même rythme. Tetrahymena ne connaît donc pas la mort par vieillissement. Bien sûr, dans la nature, il finit quand même par mourir, mais "accidentellement" : à cause d'un manque de nourriture, ou bien à la suite d'un stress thermique ou chimique. Qu'en est-il des bactéries quand elles prennent la forme de spores, dont on connaît des spécimens vieux de 250 millions d'années, conservés dans l'ambre ? En fait, la spore n'est pas à proprement parler une forme vivante, plutôt un état de vie en suspens, une forme qui ne se reproduit pas dans cet état mais seulement quand elle revient à la vie une fois replongée dans son milieu. Certains multicellulaires marins sont eux aussi presque immortels. Ainsi, "l'esturgeon, l'hydre d'eau douce, et certaines anémones" ont une sénescence négligeable, leur probabilité de mourir n'augmentant pas au cours du temps, révèle Jacques Treton, biologiste du vieillissement (université de Paris-V et VII). Maintenues dans un environnement sans prédateur et sans pénurie de nourriture, ces espèces croîtraient et se reproduiraient indéfiniment. Probablement parce qu'elles possèdent des cellules souches disséminées partout dans de leur organisme. Cela leur permettrait de s'autorégénérer, en remplaçant les zones sénescentes par des tissus jeunes". Là encore, les limites à cette immortalité potentielle sont posées par l'environnement : "La taille que ces animaux finissent par atteindre engendre probablement leur mort, car ils ne trouvent plus assez de nourriture", poursuit le chercheur. L'immortalité demeure donc un mythe inaccessible...

VIEILLIR POUR SE REPRODUIRE

Ainsi, ces manipulations génétiques (notamment du gène appelé cox5), effectuées sur le champignon P. Anserina par l'équipe d'Annie Sainsard-Chanet, ont permis de faire vivre cet organisme pendant près de deux ans, alors que sa durée de vie "naturelle" n'est que de... deux semaines ! Autre performance : au laboratoire Jackson (États-Unis), des souris dont le gène Pitl a été modifié ont vu leur longévité atteindre les quatre ans, au lieu de deux ans habituellement. Au-delà de ces exploits et de leur portée, l'existence de ces mystérieux gérontogènes pose un incroyable défi à la logique évolutionniste. En effet, alors que la méticuleuse propension de la sélection naturelle à éliminer tout ce qui nuit à la survie des individus est une réalité bien connue des scientifiques, comment expliquer que des gènes qui raccourcissent la durée de vie des individus aient été retenus par la sélection naturelle ? Au point d'équiper le génome de la quasi-totalité des multicellulaires ?
À ce casse-tête, les biologistes ont désormais une réponse : "Les gènes qui déclenchent le vieillissement n'ont pas été sélectionnés pour cet effet-là, car la mort n'a en soi aucune utilité d'un point de vue évolutionniste, explique Michel Raymond, généticien à l'Institut CNRS de sciences de l'évolution (Montpellier). Ce que nous pensons auiourd'hui, c'est qu'ils ont été sélectionnés pour une autre raison : leur capacité à augmenter le potentiel reproductif de l'organisme". Car c'est une loi intangible : au sein d'une même espèce, entre un individu doté d'une faible longévité mais se reproduisant abondamment, et un individu vivant longtemps tout en se reproduisant peu, c'est le premier qui obtiendra in fine les faveurs de la sélection naturelle, via une diffusion plus importante de ses gènes au cours du temps. Dès lors, le vieillissement devient la contrepartie payée par les organismes pour l'obtention de gènes qui favorisent leur reproduction.
Dans ce désir de comprendre les origines du vieillissement, les biologistes ont toutefois longtemps été induits en erreur par une conception erronée, bien que présente encore aujourd'hui dans les esprits : il s'agit de la théorie proposée par l'évolutionniste August Weismann dans les années 1890. Selon cette approche, le vieillissement aurait été sélectionné par l'évolution car il profite aux espèces, la disparition des individus âgés permettant aux jeunes de profiter pleinement des ressources de l'environnement. Un des multiples exemples qui étayent cette conception : chez les caribous de la rivière George (Québec), l'augmentation des effectifs adultes au cours de ces dernières décennies a amenuisé les ressources alimentaires, entraînant une surmortalité juvénile. Pourtant, cette vision ne tient pas, pour une raison qui relève de l'observation, et que les évolutionnistes mentionnaient dès les années 50 : "En milieu naturel, les espèces vivantes n'ont que très rarement l'occasion de vieillir : elles sont la plupart du temps victimes de prédateurs bien avant. Par conséquent, le vieillissement ne peut pas avoir été sélectionné pour cette raison", explique Michel Raymond.

UN MAL POUR UN BIEN

Il faudra attendre 1941 pour qu'une autre piste se dessine, grâce aux travaux menés par le généticien britannique John Haldane sur la chorée de Huntington (une maladie génétique causant une dégénérescence du cerveau). À l'époque, le chercheur tente de comprendre pourquoi la prévalence de cette affection est aussi élevée dans la population (1 individu sur 10.000) alors que les gènes qui la sous-tendent auraient normalement dû se raréfier au cours de l'évolution humaine. Or, remarquant que cette maladie frappe généralement ses victimes entre 35 et 45 ans, c'est-à-dire la plupart du temps après l'obtention d'une descendance, Haldane a une intuition géniale : si ces gènes n'ont pas été éliminés par la sélection naturelle, c'est que leurs effets délétères se manifestent... après l'âge de la reproduction ! Comme ils ne nuisent pas à la capacité des individus à se reproduire, ils n'ont donc aucune chance d'être éliminés au fil des générations. Et d'en tirer une déduction fulgurante et cruciale pour les travaux ultérieurement menés sur le vieillissement : tous les gènes qui manifestent des effets délétères après l'âge de la reproduction, et ce quels que soient les troubles qu'ils engendrent, ne peuvent pas être éliminés par la sélection naturelle.
Une découverte sur laquelle le futur prix Nobel de médecine britannique Peter Medawar va s'appuyer pour formuler en 1952 la théorie dite de "l'accumulation des mutations" : "Cette théorie, touiours en vigueur auiourd'hui, postule que le vieillissement est causé par l'accumulation de mutations génétiques délétères dont les effets sur l'organisme se manifestent après l'âge de la reproduction, détaille Michel Raymond. Comme elles ne nuisent pas à l'aptitude des individus à avoir une descendance, ces mutations ne peuvent donc pas être éliminées par la sélection naturelle, et s'accumulent au fil des générations. Vision éminemment cruelle de l'existence que voilà : la sélection naturelle favorise la survie des organismes vivants tant qu'ils sont aptes à se soumettre à l'impératif de la reproduction. En revanche, dès qu'ils n'en sont plus capables, elle laisse impitoyablement s'accumuler les mutations délétères dans leurs génomes, lesquelles les mènent à une mort inéluctable...
Et c'est en 1957 que le biologiste américain George Williams, en poussant la théorie de Medawar un cran plus loin, va enfin parvenir à l'idée que les gènes du vieillissement sont susceptibles d'avoir été sélectionnés pour leur intérêt en matière de reproduction. En effet, en étudiant cette théorie, Williams a l'intuition que si les gènes du vieillissement n'ont pas été éliminés au cours de l'évolution, ce n'est peut-être pas seulement parce qu'ils n'ont pas d'incidence sur le potentiel reproductif des organismes, mais aussi parce qu'ils confèrent de surcroît un avantage à ces derniers. Et Michel Raymond de préciser : "Dans cette théorie, Williams suppose l'existence de gènes dits 'pléiotropes', c'est-à-dire induisant à la fois un bénéfice précoce et un coût tardif chez les organismes dans lesquels ils résident : le bénéfice précoce se manifeste par une meilleure aptitude à se reproduire, via une plus grande vigueur physique par exemple, tandis que le coût tardif se traduit par un vieillissement de l'organisme survenant après l'âge de la reproduction." C'est la théorie dite de la "pléiotropie antagoniste".
Afin de prouver la validité d'une telle conception, restait il montrer l'existence de ces fameux gènes pléiotropes. Ce qui est chose faite depuis une dizaine d'années : "On constate que chez les animaux dont la longévité a été augmentée par manipulation génétique, il y a aussi une réduction très importante de leur potentiel reproductif. Prenez les souris dont la durée de vie a été prolongée par la modification du gène pitl ; les chercheurs qui ont mené ces travaux ont constaté que ces souris présentaient en contrepartie divers troubles, tels que le nanisme et une diminution très sensible de la fécondité, voire une stérilité complète", mentionne Annie Sainsard-Chanet.

MAÎTRISER LES GÉRONTOGÈNES ?

Pas de doute, l'obtention d'une longévité accrue semble bien se faire au détriment de l'aptitude à se reproduire, corroborant la théorie de la pléiotropie antagoniste. Si bien qu'aujourd'hui, les approches de Medawar et de Williams sont les deux modèles explicatifs de la sénescence qui font désormais autorité en biologie. Et si ces avancées permettent d'apporter un début de réponse à cet éternel débat du pourquoi de la mort, elles pourraient également ouvrir la porte sur un mythe : celui de l'immortalité. Car, fort de sa nouvelle compréhension sur le vieillissement, l'homme pourrait être tenté d'utiliser ces connaissances afin de s'octroyer... un supplément de vie, en neutralisant les effets de ses gérontogènes, ou même en manipulant directement son génome. Un défi qui devrait se heurter à bien des obstacles.

N.R. - SCIENCE & VIE > Aout > 2006
 

   
 C.S. - Maréva Inc. © 2000 
 charlyjo@laposte.net