Diversité Planctonique des Océans (Tara)

Japon : Le Plancton Miraculeux

R.B. - NATIONAL GEOGRAPHIC N°200 > Mai > 2016

Tara a capturé la Diversité de Tous les Royaumes de la Vie

Pour la première fois, la diversité planctonique des océans a été échantillonnée de manière quasi exhaustive, grâce à l'expédition Tara Oceans, lancée par Éric Karsenti.

L'expédition Tara Oceans a livré en 2015 le résultat de quatre ans d'échantillonnage de la diversité planctonique. Une récolte de données sans précédent : des dizaines de milliers d'échantillons prélevés, près de 40 millions de gènes bactériens identifiés, pour la plupart inconnus jusqu'à présent. « Cette image "instantanée" de la biodiversité microbienne est une "énorme" plus-value pour notre communauté, comme l'explique Dominique Lefèvre, de l'Institut méditerranéen d'océanographie. Car la biodiversité microbienne est le maillon de base des réseaux trophiques et de notre écosystème ». À la tête de cette expédition, Éric Karsenti, biologiste cellulaire au laboratoire européen de biologie moléculaire à Heidelberg, en Allemagne, a reçu la médaille d'or du CNRS en 2015. Directeur scientifique de Tara Oceans, il est l'un des initiateurs de ce projet. Il revient sur ces quatre années de recherche en mer.

La Recherche : Avec Tara Oceans, vous avez réalisé un échantillonnage sans précédent de la biodiversité planctonique, dans tous les océans du globe. Comment avez-vous procédé ?
Éric Karsenti : Nous avons récolté tous les organismes vivant dans la colonne d'eau, depuis la surface jusqu'à 600 mètres de profondeur. L'objectif était de caractériser la composition des grands systèmes océaniques. Pour cela, nous avons défini 68 zones différentes réparties sur 8 régions océaniques, puis 210 stations. Au total, nous avons récolté 35 000 échantillons ! C'est ce qui fait vraiment la particularité de Tara Oceans, et qui n'avait jamais été fait auparavant : nous avons capturé la diversité de tous les royaumes de la vie dans nos échantillons. À chaque station, différents types d'échantillons sont collectés, notamment en fonction de la taille des organismes. Cela va des virus jusqu'aux petits organismes multicellulaires de quelques millimètres. C'est ce qui constitue le plancton. Parmi ces organismes, d'autres, plus gros, sont également échantillonnés : des larves de poissons, des embryons de méduses, et des fragments d'organismes plus grands. Nous en avons ensuite séquencé l'ADN et l'ARN, ce qui nous a permis de caractériser quasi exhaustivement ces écosystèmes d'un point de vue génétique, c'est-à-dire identifier et quantifier toutes les espèces qui en font partie.
Nous avons également caractérisé 40 millions de gènes bactériens, répartis entre les différentes profondeurs. En surface, la moitié des gènes bactériens que nous avons identifiés étaient inconnus. Dans la zone mésopélagique (de 60 à 600 mètres de profondeur), on atteint plus de 80 % de nouveauté (Fig.1). Et là encore, nous proposons une description quasi exhaustive de ces écosystèmes. Nous avons aussi montré qu'il existait une corrélation entre la composition en espèces, la composition en gènes bactériens, et la température de l'eau. Si bien qu'on peut prédire à quelle température on va trouver une combinaison de gènes et de bactéries donnée, que l'échantillon vienne de l'océan Indien, de l'Atlantique ou du Pacifique ! La température est donc l'un des principaux paramètres qui détermine la composition des écosystèmes marins ? Oui, mais d'autres paramètres comme le taux d'oxygène sont importants. Je vous donne un exemple. Chaque grand bassin océanique correspond à un grand tourbillon, un « gyre ». D'autres tourbillons de moindre ampleur se créent aussi lorsque plusieurs courants se rencontrent. Dans une des études que nous avons publiées, nous nous sommes focalisés sur un de ces tourbillons, dans la zone de l'anneau d'Agulhas (3), qui mesure 400 kilomètres de diamètre et 4000 mètres de profondeur. Il se forme au sud de l'Afrique et traverse l'Atlantique. Dans cet anneau se trouve de l'eau de trois océans (Antarctique, Indien et Atlantique Sud). Nous en avons échantillonné le centre. Et surprise, nous avons constaté que les écosystèmes qui s'y développent sont complètement différents de ceux que l'on trouve dans les trois océans. La raison en est que le mélange des eaux océaniques engendre une température spécifique (plus froide qu'ailleurs) au sein de cet anneau. Il y règne aussi des conditions physico-chimiques particulières dues à de la remontée d'eaux profondes très différentes vers la surface. Cela crée donc une sorte de réacteur qui transforme l'écosystème.

Avez-vous constaté des différences entre les écosystèmes, selon la profondeur ?
Nous avons découvert que la diversité génétique était beaucoup plus élevée en profondeur alors que la couche de surface (entre 0 et 5 mètres) et la zone dans laquelle la concentration en chlorophylle atteint son maximum (entre 5 et 60 mètres de profondeur) ont un niveau de diversité similaire. Dans la zone mésopélagique où il n'y a pas de lumière, les organismes photosynthétiques sont absents, d'autres prolifèrent. Ces derniers vivent en grande partie grâce à la « neige marine » qui provient des êtres vivant au-dessus : les organismes qui meurent, les déjections qui coulent.

Vous avez également mené un important travail sur les virus marins.
Oui, nous montrons par exemple un début de caractérisation des virus : certaines zones présentent en effet une plus grande diversité de virus parce qu'il y a une plus grande diversité d'hôtes. Ces virus se propagent ensuite dans les océans grâce aux courants marins, créant des assemblages très différents selon les endroits. Cette idée avait déjà été émise, mais cela n'avait encore jamais été prouvé.

Quelles sont les applications de vos recherches ?
Elles sont infinies. Cependant, à travers nos publications, nous nous sommes attachés à montrer comment utiliser ces données. Nous avons apporté des premiers éléments de réponse à différentes questions sur les écosystèmes : comment les interactions entre les organismes déterminent-elles leur composition ? Et ce, grâce à une méthode statistique assez sophistiquée que nous avons développée. Nous avons trouvé que, bien que l'environnement joue un rôle important dans la détermination des écosystèmes, les interactions entre les organismes sont également très structurantes, autant sinon plus que l'environnement, pour déterminer un type de communauté planctonique. Le pourcentage de variation expliqué par l'environnement seulement n'est en effet que de 18 %.

Ces données vous permettront-elles de réaliser des modèles pour anticiper l'évolution des océans ?
Oui, nous devrions avoir statistiquement assez d'informations pour commencer à faire des modèles. Ils seront utiles notamment pour évaluer la réponse des océans au réchauffement climatique. Du moins, c'est ce que nous espérons. Ces modèles ne seront pas précis mais cela donnera une idée et nous permettra d'établir quel type d'échantillonnage nous devons refaire pour améliorer leur qualité.

L'arrivée de nouvelles technologies a joué un grand rôle dans vos recherches.
En effet, il est important de souligner que les découvertes liées à Tara Oceans ont été rendues possibles grâce à l'avancée de la technologie. Il y a seulement huit ans, nous n'aurions pas pu faire tout ce que nous avons accompli. Le séquençage était trop cher, pas assez rapide, et nécessitait une quantité importante d'échantillons. Enfin, la capacité de stockage des données était trop limitée, de même que la capacité de calcul.

Quelle est la suite pour Tara Oceans ?
Le consortium Tara Oceans va continuer à analyser les données et à travailler à l'étude de cet écosystème marin. La prochaine expédition de Tara Expéditions, consacrée aux coraux, aura lieu en mai prochain, dans le Pacifique Ouest. L'expédition se déroulera principalement en Polynésie, en Nouvelle-Zélande, en Australie et au Japon.

Bérénice Robert - LA RECHERCHE N°507 > Janvier > 2016
 

   
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