Monde ANIMAL - Eucaryotes - Vertébrés, Tetrapoda, Mammalia
MAMMIFÈRES (29 ordres, 153 familles, 200 genres, 6495 espèces), Theria, Placentalia, Euarchontoglires, Primates : 4 Sous-ordres, 6 infra-ordres (plus de 500 espèces)
Haplorrhini (147 es), Simiiformes (136 es), Hominidés (4 genres, 8 es), Pan (2 es) |
Culture des Bonobos du Congo (Pan paniscus) |
Le Singe de la Rive Gauche |
Dans un coin perdu de forêt, à 80 km de la première piste d'atterrissage par un chemin de camp de Wamba, sur la rive nord de la rivière Luo, en République démocratique du Congo, jouit d'une réputation flatteuse dans le petit monde de la primatologie. Ce site a été fondé en 1974 par un scientifique japonais, Takayoshi Kano, dans le but d'étudier le comportement des bonobos (Pan paniscus), une espèce de singes qui ne ressemble à aucune autre au monde.
Parmi la gent simienne, le bonobo a la réputation de porter haut le slogan "faites l'amour, pas la guerre". Il est, en effet, bien plus lascif et moins belliqueux que son proche cousin le chimpanzé. Les études menées sur des bonobos vivant dans des zoos, notamment celles du biologiste américano-hollandais Frans de Waal, ont montré que ce singe est pourvu d'une sexualité débridée et favorise les relations amicales (surtout entre femelles) que les affrontements violents qui sont la règle chez les chimpanzés (surtout entre mâles) quand il s'agit de s'imposer au sein du groupe ou de se défendre contre un groupe rival.
Cela dit, on savait peu de chose sur le comportement des bonobos dans leur milieu naturel. Takayushi Kanm de l'Institut de recherche sur les primates de l'université de Kyoto, fut l'un des premiers scientifique déterminés à venir sur le terrain. Hormis quelques interruptions, notamment pendant les guerres du Congo, de 1996 à 2002, le travail à Wamba n'a jamais cessé.
Un matin, à l'aube, je m'enfonce dans la forêt sur les pas de Tetsuya Sakamaki, autre chercheur de l'université de Kyoto. Je ne tarde pas à remarquer des comportements inattendus par rapport à l'image que l'on se fait des bonobos. Ces primates se disputent, chassent et peuvent s'abstenir de sexe pendant des heures. S'agit-il bien de ces singes célèbres pour leur vie sexuelle trépidante et leurs rapports sociaux pacifiques ? Alors que nous observons une troupe de bonobos se gavant des fruits d'un eyoum blanc, Sakamaki me présente les membres de la communauté par leur nom. La femelle aux parties génitales gonflées s'appelle Nova. Elle a mis bas pour la dernière fois en 2008 et si la zone génitale est si brillante, semblable à un coussin rose accolé à son postérieur, c'est pour indiquer qu'elle est prête à se reproduire à nouveau.

Voici Nao, très vieille femelle, vénérable ancêtre. Nao a deux filles et l'aînée n'a, pour l'instant, pas quitté le groupe. Kiku, autre femelle très âgée est mère de 3 fils vivant dans le groupe. L'un d'eux, Nobita, n'est pas difficile à identifier - on le reconnaît à sa grande taille, aux doigts manquant à sa main droite et à ses 2 pieds, ainsi qu'à la noirceur de ses testicules. Les doigts manquants suggèrent qu'il a échappé de peu à un piège. Nobita semble être le mâle dominant, si tant est que cette notion hiérarchique ait cours au sein de l'espèce.
Nous suivons les bonobos vers un bosquet de parasoliers où ils se gorgent de fruits verts pulpeux. Soudain, une altercation éclate entre Nobita et un autre mâle, Jiro. La vieille mère de Nobita, Kiku, se précipite au secours de son fils. Intimidé par les 2 singes, Jiro bat en retraite et va bouder dans un arbre proche. Intéressant, remarque Sakamaki. Nobita est le plus grand mâle de ce groupe et, pourtant, sa mère vient à sa rescousse lors d'un combat. Quarante minutes plus tard, alors que les cris retentissent à nouveau, Sakamaki attire mon attention sur la cause du vacarme : un anomalure (rongeur capable de voler) est agrippé à un tronc vers lequel convergent plusieurs bonobos. Alors que les singes se rapprochent, l'anomalure se lance dans les airs et disparait dans un vol plané. Nous en remarquons alors un second, que les bonobos repèrent au bout d'un moment et cernent en hurlant. Un des primates monte sur le tronc, luttant pour trouver des appuis. L'anomalure file 6 m plus haut, avec autant de facilité qu'un gecko escaladant un mur. Entouré par les singes assoiffés de sang, le petit rongeur prend son élan et plane entre les branches du sous-bois pour se mettre à l'abri, très loin. "Un comportement de prédateur... c'est rare, souligne Sakamaki. Vous avez beaucoup de chance". C'est mon premier jour au camp de Wamba, et c'est peu dire que mes certitudes au sujet des bonobos ont déjà été sérieusement ébranlées par ce que j'ai pu observer.
LES BONOBOS DÉCONCERTENT les gens depuis leur découverte par les scientifiques. En 1927, le zoologue belge Henri Schouteden examina la boîte crânienne et la peau d'un primate censé être une femelle chimpanzé adulte vivant sur le territoire du Congo belge. Il nota que le crâne était "curieusement petit pour une bête de semblables dimensions". L'année suivante, un zoologue allemand, Ernst Schwarz, visita le musée créé par Schouteden et prit les mesures de ce crâne et de 2 autres. Il en conclut qu'ils appartenaient à un type différent de chimpanzé qu'on ne trouvait que sur la côte sud - la rive gauche - du Congo. Et d'annoncer sa découverte dans un article titré : "Le chimpanzé de la rive gauche du Congo". Ainsi, dès le départ, une sorte de lien subliminal s'établit entre la culture au cour du monde francophone - à savoir la bohème artistique et intellectuelle qui tenait ses quartiers sur la rive gauche de la Seine - et ce nouveau singe congolais si étrange. Peu après, le singe de la rive gauche fut reconnu comme une espèce à part entière et reçut son appellation actuelle, Pan paniscus.
"Chimpanzé nain" est un autre nom qu'on lui colla, bien que la bonobo ne soit guère plus petit que Pan troglodytes, le chimpanzé commun. Certes, proportionnellement à son corps, la tête du bonobo est moins volumineuse que celle de son cousin ; il est plus élancé et ses membres inférieurs sont plus longs. Mais, en général, les bonobos mâles et femelles pèsent le même poids que les chimpanzés femelles.
Les 2 espèces se distinguent surtout par leur comportement, notamment dans le domaine sexuel. Qu'ils vivent dans la nature ou en captivité, les bonobos pratiquent une étonnante variété de positions sexuelles. Selon Frans de Waal, "alors que les chimpanzés se limitent à quelques variantes, les bonobos semblent connaître le Kâmasûtra sur le bout des doigts, jouant de toutes les positions possibles". Il leur arrive ainsi de s'accoupler dans celle dite "du missionnaire", chose à peu près inconnue chez les chimpanzés. Mais leur comportement sexuel ne se limite pas aux actes nécessaires à la reproduction. La plupart de ces comportements ont une valeur socio~sexuelle. Autrement dit, les relations entre mâles et femelles adultes ne sont pas limilées à la période fertile de la femelle.
Adultes du même sexe, adultes et juvéniles de l'un ou l'autre sexe, juvéniles entre eux : tels sont les choix laissés aux partenaires. Parmi les figures sexuelles possibles, citons le baiser sur la bouche, le sexe oral, la masturbation, le frottement réciproque entre mâles ou entre femelles, ou encore la pénétration entre mâles. Ces activités ne finissent pas souvent par un orgasme. Leur but semble être de communiquer : manifestation de bonne volonté, soulagement d'un état d'excitation, salutations, apaisement des tensions, solidarité, sollicitation pour le partage de la nourriture ou réconciliation. Ajoutons peut-être à cette liste de raisons le plaisir pur et simple, et, pour les juvéniles, l'occasion de s'initier aux joies du sexe. Variée, fréquente et souvent nonchalante, l'activité sexuelle est une sorte de "lubrifiant" social qui permet aux bonobos de maintenir des relations amicales. De Waal le résume en se termes : "Chez les chimpanzés, les luttes de pouvoir servent à résoudre les problèmes sexuels ; chez les bonobos, c'est par le sexe qu'on résout les problèmes liés à l'exercice du pouvoir".
LE COMPORTEMENT SEXUEL n'est pas le seul grand critère de différenciation entre les deux espèces. Chez les bonobos, les femelles, et non les mâles, trônent au sommet de la hiérarchie. Apparemment, elles y accèdent en privilégiant la cordialité des rapports sociaux symbolisée par leurs séances de frotti-frotta qu'en formant des alliances temporaires et belliqueuses, comme le font les mâles chimpanzés. Ainsi, les différentes communautés de bonobos ne se battent pas entre elles pour défendre leur territoire. Dans la journée, elles cherchent leur pitance au sein d'un groupe stable et souvent important (pouvant atteindre 15 à 20 individus). Les bonobos se déplacent à l'unisson d'une source de nourriture à l'autre ; là ils rapprochent leurs nids, sans doute par mesure de sécurité.
Leur régime alimentaire est en grande partie identique à celui des chimpanzés : fruits, feuilles, quelques protéines animales à l'occasion. Il diffère cependant sur un point précis : les bonobos consomment beaucoup de végétaux abondants en toute saison - tiges de maïs ou tubercules comme l'arrow-root - et qui ont l'avantage d'offrir des pousses ou des jeunes feuilles très nourrissantes, ainsi que de la sève, gorgée de sucres et de protéines. Disposant ainsi de ressources alimentaires quasiment inépuisables, les bonobos ne connaissent ni la faim ni la lutte pour la nourriture qui sont le lot des chimpanzés. Cet état de choses a pu avoir de grandes conséquences au cours de leur évolution.
Bonobos et chimpanzés ont pourtant un point commun : tous deux sont les plus proches cousins vivants d'Homo sapiens. Revenons 7 millions d'années en arrière, dans les forêts d'Afrique équatoriale où vivait un proto-primate qui fut leur ancêtre direct, et le nôtre. Par la suite, les deux lignées divergèrent et, il y a environ 900.000 ans, les deux singes s'éloignèrent à leur tour. Personne ne sait si leur dernier ancêtre commun ressemblait, tant par son anatomie que par son comportement, à un chimpanzé ou à un bonobo. Mais résoudre cette énigme pourrait nous en apprendre un peu plus sur nos origines. Sommes-nous issus d'une très ancienne lignée de singes aimant le sexe et la paix, et se soumettant à la hiérarchie des femelles ? Ou bien d'une espèce caractérisée par l'agressivité, l'infanticide et la domination des mâles ?
Autre question : que s'est-il passé dans l'histoire de l'évolution pour qu'elle donne naissance à cette créature unique, Pan paniscus ? Richard Wrangham a sa petite idée sur le sujet. Anthropologue et biologiste éminent à Harvard, il a passé plus de 40 ans à étudier les primates dans la nature. Sa théorie repose sur l'hypothèse que, pendant les 1 ou 2 derniers millions d'années, les gorilles n'ont pas peuplé la rive gauche du Congo. Si on en ignore encore la raison, il est évident que cela a joué un rôle primordial dans l'évolution des autres espèces de singes.
Sur la rive droite du fleuve où chimpanzés et gorilles se partageaient la forêt, chaque espèce restait à son régime alimenlaire : les gorilles se nourrissaient principalement de végétaux herbeux et les chimpanzés essentiellement de fruits, de feuilles d'arbres et parfois de viande. Etabli sur la rive gauche, notre singe apparenté au chimpanzé avait la chance de ne pas être en compétition avec le gorille. "Et voilà comment on a obtenu un bonobo", s'exclame Wrangham. Les primates de la rive gauche, adeptes du riche régime alimentaire des chimpanzés, pouvaient se contenter du régime des gorilles quand la situation l'exigeait. Leur quotidien était plus serein que celui des chimpanzés de la rive droite. Nul besoin pour eux de se séparer en petits groupes pour tenter de trouver de la nourriture - avec tout ce que cela implique de rancours, de réconciliations et de rivalités. Selon Wrangham. cette différence radicale dans la manière de se nourrir a eu des conséquences sur le comportement social de chaque espèce. Dans une communauté bonobo, la relative stabililé des groupes chargés de trouver la nourriture procure aux individus les plus vulnérables l'assurance de ne pas être livrés à eux-mêmes. Ce qui a pour corollaire de supprimer les conflits et les actes violent.
Wrangham a également noté que la stabilité du groupe nourricier a un lien avec le rythme sexuel des femelles. Au contraire des femelles chimpanzés, les femelles bonobos ne sont pas obligées par les circonstances de paraître très attractives et prêtes à l'accouplement avec le plus grand nombre de mâles possible durant de courtes périodes. "Une femelle bonobo appartenant a un groupe plus large et plus stable en charge de la nourriture peut se permettre d'être fécondable plus longtemps, explique-t-il. Cela réduit cnnsidérablement les rapports de domination entre mâles et le harcèlement dont sont victimes les femelles". Ainsi, à en croire Wrangham, la bonne entente et l'appétence sexuelle qui caractérisent la vie des honobos sont dues à un facteur inattendu : la disponibililé des ressources alimentaires des gorilles. Mais pourquoi les gorilles sont-ils absents de la rive gauche du Congo ? Wrangham a échafaudé un scénario qu'il considère assez plausible. Une sécheresse de grande ampleur semble avoir frappé l'Afrique centrale il y a environ 2,5 millions d'années. Dans les plaines équatoriales, sur les deux rives du la végétation herbeuse - base de l'alimentation des gorilles - disparut. Les chimpanzés auraient survécu grâce aux fruits des forêts ripicoles, tandis que les gorilles de la rive droite auraient été contraints de se réfugier sur les hauteurs, dans les volcans Virunga, au nord-est du bassin du Congo, et dans les monts de Cristal, à l'ouest. La rive gauche, où le relief est plat, pas de telles zones de repli. Si les gorilles y avaient vécu, la sécheresse du Pléistocéne les aurait de toute façon tués.
LE COMPORTEMENT DES BONOBOS a beau être exceptionnel parmi les primates, il existe des anomalies. Personne n'en est plus conscient que Gottfried Hohmann et Barbara Fruth qui travaillent pour l'Instilut Max-Planck d'anthropologie de l'évolution basé à Leipzig, en Allemagne. Depuis plus de 20 ans, ce couple marié étudie les bonobos à l'état sauvage. C'est en 1990, sur le site de Lomako, dans le nord du Congo, qu'ils commencèrent leurs recherches, avant que la guerre, en 1998, ne les force à les interrompre pendant 4 ans. Hohmann et Fruth établirent alors un nouveau campement plus au sud, au lieu-dit Lui Kotale, dans une zone forestière privilégiée, en bordure du parc national de la Salonga. Ils signèrent un accord avec la population locale : en échange d'un dédommagement financier, les autochtones s'engageaient à ne pas chasser les singes ni à couper les arbres.
Pour parvenir à Lui Kotale, il faut atterrir sur une piste herbeuse, marcher une heure jusqu'à un village, saluer les anciens, puis repartir pour 5 heures de marche. Il suffit ensuite de traverser la rivière Lokoro en pirogue, de franchir à gué les eaux sombres d'un torrent et d'escalader la rive. Nous arrivons dans un campement simple et propre, équipé de tentes et d'abris aux toits de chaume, ainsi que de 2 panneaux solaires destinés à alimenter les ordinateurs. Hohmann est ici depuis juin 2012, pas mécontent d'avoir abandonné son bureau après de longs mois passés à Leipzig. C'est un robuste gaillard de 60 ans et, si je n'avais pas été obligé de suivre son rythme, notre équipée de 6 heures m'en aurait pris une de plus.
Un jour, je me lève avec l'équipe du matin, deux sveltes et jeunes volontaires, Tim Lewis-Bale et Sonja Trautmann. A 5 h 20, nous atteignons les nids des bonobos qui dorment encore. Dès leur réveil, ils se mettent à uriner. Lewis-Bale et Trautmann, chacun debout sous un arbre, recueillent le précieux liquide dans une feuille, avant de le transvaser à l'aide d'une pipette dans une fiole sur laquelle ils inscrivent le nom du donateur. Puis, nous suivons les bonobos. Plus tard dans l'après-midi, assis sous l'un des abris en chaume, Hoffman et moi évoquons le comportement des bonobos. 
Rares sont les autres chercheurs qui ont eu l'occasion de voir ces singes se livrer à des actes de prédation. Mais, à Lomako, en 9 occasions, Fruth et Hohmann ont été témoins de bonobos s'attaquant à des animaux. Sept fois, les prises concernaient un céphalope (ongulés : antilope forestière) de taille importante. En général, un seul singe l'attrapait avant de déchiqueter le ventre de sa proie encore vivante, d'en manger les entrailles et d'en partager la viande. Plus récemment, ici-même, à Lui Kotale, les scientifiques ont pu observer 21 autres cas de prédations réussies. Parmi les victimes, ils ont recensé 8 céphalopes adultes, un galago (petit primate ->) et 3 singes. Des bonobos s'attaquant à d'autres primates ? "Cela fait partie de leur régime alimentaire habituel", affirme Hohmann.
Leur activité sexuelle, par ailleurs, semble moins frénétique aux yeux du chercheur qu'à ceux de Frans de Waal. Certes, Hohmann admet la grande variété des actes sexuels pratiqués par l'espèce, mais "la captivité d'un bonobo amplifie tous ses comportements. Dans la nature, il se comporte obligatoirement différemment, car il est très occupé à chercher sa nourriture". Hohmann a mentionné d'autres idées reçues avec lesquelles Fruth et lui ne sont pas d'accord, notamment le fait que le ciment de la société bonobo serait fondé sur les relations entre femelles (ils considèrent les rapports mère-fils comme au moins aussi importants) et le fait que les bonobos ne se montreraient pas agressifs entre eux. Selon lui, si l'agressivité se manifeste rarement et discrètement, elle n'est pas pour autant négligeable. Considérez comment, chez les humains, elle peut s'exprimer de manière très subtile. Considérez comment un seul acte violent, ou tout simplement méchant, peut imprégner la mémoire d'une personne pendant des années. "Je crois qu'on peut appliquer cela au comportement des bonobos", dit-il. Leur vie est sans doute-moins souriante qu'il parait. Les recherches menées par Martin Surbeck, un de ses post-doctorants, ont fait émerger l'idée d'anxiétés insoupçonnées chez les bonobos. En analysant des échantillons de fèces et d'urines, Surbeck a fait une découverte surprenante : certains mâles bonobos étaient porteurs, et à des taux importants, d'une hormone directement liée à des états de stress, le cortisol. Les niveaux étaient particulièrement élevés chez les mâles de haut rang se trouvant en présence de femelles en chaleur. Alors, que faut-il en déduire ? Qu'un mâle de haut rang, qui doit trouver le compromis entre un machisme modéré (qui pourrait lui coûter son statut parmi les mâles) et un machisme excessif (qui pourrait le priver des opportunités d'accouplement avec des femelles arrogantes), est stressé par la complexité de la situation.
Enclins à éviter les conduites délibérément violentes, les bonobos ne vivent pas pour autant dans le royaume de l'insouciance ; ils utilisent les comportements socio-sexuels, divers et assez fréquents, pour résoudre les conflits. "C'est cela qui les rend différents, pas le fait que tout est pacifique", résume Hohmann.
ESPÈCE MENACÉE, les bonobos sont protégés par la loi congolaise. Ils continuent pourtant à être victimes de phénomènes bien trop répandus, au premier rang desquels la chasse et la perte de leur habitat. Il ne reste peut-être plus que 15.000 à 20.000 bonobos en liberté, en comptant ceux qui vivent dans les parcs nationaux et les réserves. Ces zones "protégées" sont des refuges plus ou moins sûrs pour les bonobos et d'autres espèces. Cela dépend de questions pragmatiques : les gardes ont-ils reçu un entraînement ? Leur salaire ? Des armes convenables pour affronter les braconniers ? Dans un pays qui a souffert pendant 70 ans du colonialisme belge, pendant 30 ans de la kleptocratie dirigée par Mobutu, puis de la guerre, les protecteurs de la nature doivent se débattre avec des institutions défaillantes. Parmi tous les otages de cette situation, le bonobo est une espèce qu'on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde. Si elle disparaît un jour du Congo, on ne la rencontrera plus jamais en liberté.

John et Terese Hart, écologistes venus dans le bassin du Congo dès le début des années 1970, font partie de ceux qui croient que les bonobos peuvent survivre. Aujourd'hui, les Hart travaillent avec une jeune équipe de Congolais et des partenaires nationaux à un projet baptisé TL2 Conservation Landscape. C'est une région à cheval sur 3 rivières, dans l'est du pays, où l'on trouve non seulement des bonobos mais aussi des éléphants de forêt, des okapis et un singe découvert récemment : le lesula (->).
Sur la TL2, m'a avoué John, on continue à braconner les bonobos, leur carcasses étant souvent transportées jusqu'au marché en biclyclette. Si une partie du territoire pouvait bénéficier du statut de parc national, de lois s'opposant à la chasse, du soutien de la population locale et de postes de contrôle, m'explique-t-il, il serait possible de mettre fin à ce trafic. Le TL2 jouit d'un potentiel considérable mais les contraintes sont gigantesques, même pour un homme aussi expérimenté et énergique que John Hart.
Je rejoins John et Terese à l'aéroport de Kinshasa. Direction : Kindu, une capitale provinciale à l'est du pays, sur la rive occidentale de la rivière Lualaba, qui marque la frontière de l'aire de distribution des bonobos. À Kindu, nous réussissons à obtenir l'autorisation d'effectuer un petit périple de 5 jours dans le TL2. Vers 16 heures, nous montons dans une grande pirogue avec deux collègues congolais de Hart et un biologiste. Nous sommes escortés par un colonel et un soldat armés de kalachnikovs. Désigné en catastrophe pour nous surveiller, un employé de la direction de l'immigration se trouve également à bord. Il porte des chaussures de ville et garde une chemise de rechange dans son attache-case. Sur le ton de la plaisanterie, John lui fait croire que nous partons pour une expédition d'un mois et qu'il devra nous aider à tuer des crocodiles pour notre consommation. Puis, la pirogue s'éloigne lentement de Kindu avant de gagner le milieu de la rivière. Les eaux lisses et brunâtres de la Lualaba s'étalent sur une largeur de 900 m. Le soleil qui descend derrière le rideau brumeux caractéristique de la saison sèche ressemble à un gros jaune d'ouf sanguinolent. J'observe un couple de vautours palmistes survolant nos têtes et, vers l'est, un groupe de roussettes tournoyant auteur de leur perchoir. La nuit tombe rapidement et la rivière prend une couleur sépia, parsemée des reflets laiteux du croissant de lune. L'air fraichit ; nous nos vestes. Quelques heures plus tard, nous accostons sur la rive gauche, qui marque le point de départ de notre randonnée dans le pays bonobo. Ce ne peut être que la rive gauche, j'en suis parfaitement certain. Nulle part sur l'autre rive nous n'avons rencontré de bonobos.
D.Q., Photos C.Z. - NATIONAL GÉOGRAPHIC N°162 > Mars > 2013 |
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