Monde ANIMAL - Eucaryotes - Vertébrés, Tetrapoda, Mammalia
MAMMIFÈRES (29 ordres, 153 familles, 200 genres, 6495 espèces), Theria, Placentalia, Euarchontoglires, Primates : 4 Sous-ordres, 6 infra-ordres (plus de 500 espèces)
Haplorrhini (147 es), Simiiformes (136 es), Hominidés (4 genres, 8 es), Pan (2 es) |
ABC de la Culture Chimpanzé (Pan troglodytes) |
Ils ont recours à l'outil, dont ils enseignent le maniement à leurs petits. Ils connaissent l'usage des plantes médicinales et la chasse organisée. Leurs pratiques diffèrent selon les régions où ils vivent. Chaque communauté de chimpanzés a développé ses traditions et ses techniques. Une culture, disent les chercheurs, semblable dans ses fondements à celle des premiers hommes.
Un martèlement modulé, qui s'amplifie de seconde en seconde, envahit la chaleur poisseuse de la jungle, rebondit sur les troncs, s'interrompt, puis reprend. Tac-Tac-Tac-Tac... Tac-Tac-Tac-Tac. Quelle toccata ! Sur le sol de la clairière de la forêt de Taï en Côte d'Ivoire, l'heure du petit-déjeuner a sonné pour les chimpanzés. Ils sont une cinquantaine, assis au pied des arbres, l'air affairé, une pierre plate servant d'enclume entre les jambes. Avec précaution, ils y déposent des noix de panda qu'ils ont ramassées au sol. Puis à l'aide d'un caillou de un à cinq kilos, en un ballet méthodique, ils les cassent les unes après les autres pour récupérer les amandes. Tac-Tac-Tac-Tac. C'est le casse-noix version primate. La musique du début du monde.
"À première vue l'exercice semble facile, explique Christophe Boesch, primatologue à l'Institut d'anthropologie Max Planck de Leipzig, en Allemagne, mais en essayant j'ai vite changé d'avis. Grosses comme des balles de tennis, protégées par une coquille extrêmement dure, les noix de panda résistent à un poids d'une tonne et demie. Lorsque j'ai tenté d'en briser une à la manière des chimpanzés, soit elle n'arrivait pas à rester en place sur l'enclume, soit elle était totalement écrasée par mes coups, alors qu'en quelques percussions habiles, les chimpanzés obtiennent de belles amandes entières à chaque fois". Avec sa femme, Hedwige, Christophe Boesch étudie la communauté chimpanzé de Taï depuis 1979. Auparavant, on ignorait presque tout des primates de ce coin perdu de l'Afrique équatoriale. "On a longtemps considéré la fabrication et l'usage de l'outil comme le propre de l'homme, dit le chercheur. Or à Taï, nous en avons recensé pas moins de 26 types d'outils différents".
Dans la forêt ivoirienne, les chimpanzés utilisent des casse-noix, des bâtons-leviers pour ouvrir les termitières, des éponges en feuilles mâchées pour absorber l'eau contenue dans les crevasses, des tiges-cuillères pour récupérer le miel, des sondes-brindilles pour pêcher les fourmis ou encore extraire la moelle de l'intérieur des os de leurs proies. Ils emploient aussi des serviettes-feuilles pour s'essuyer les fesses, des gourdins de branches pour impressionner leurs
rivaux, des chasse-mouches en branchettes feuillues pour écarter les insectes. Et pour éviter d'avoir le derrière humide, ils se confectionnent des coussins de feuilles.
Leurs outils sont-ils le fruit d'un raisonnement intelligent ?
"En moyenne, la réalisation d'une baguette pour capturer des termites ou des fourmis nécessite au minimum trois modifications par rapport à la branche initiale, explique Christophe Boesch. Il faut la couper, ajuster sa longueur, l'effeuiller, éplucher l'écorce. Cette série d'opérations nécessite une représentation mentale des gestes à accomplir. C'est une technique de fabrication réfléchie sans équivalent dans le règne animal. Elle dénote une intelligence hors du commun, semblable à celle de l'homme".
Ces méthodes de façonnage d'outils sont-elles innées ou acquises ?
La réponse est claire. Elles sont le fruit d'une culture acquise auprès de la mère, ou bien des autres membres de la famille, tantes et sours, et transmise de génération en génération. La preuve ? Dans un environnement quasi semblable, les techniques diffèrent d'une colonie à l'autre, comme varient les nôtres selon le pays ou la région. Dans un article publié par la revue américaine Nature, le 17 juin 1999, qui fit grand bruit dans la communauté scientifique, Andrew Whiten, psychologue du département de recherche sur les primates de l'université de St Andrews en Écosse, fait un inventaire des us et coutumes des chimpanzés des sept sites de l'Afrique équatoriale (répartis en Guinée, en Tanzanie et en Ouganda) les plus étudiés par les chercheurs. Rassemblant les données recueillies par l'ensemble de ses confrères (au total 151 ans d'observations), il a dénombré 39 traditions régionales de fabrication d'outils, d'épouillage, d'alimentation et de parades sexuelles coutumières dans certaines communautés et inconnues dans d'autres, malgré un habitat forestier proche. Ainsi les mâles de tous les sites pratiquent-ils une danse rituelle pour célebrer les premières ondées de la saison des pluies à la fin de février. Sauf à Bossou en Guinée. À Gombé, en Tanzanie, les chimpanzés pêchent les termites à l'aide d'une sonde faite d'une brindille dépouillée de ses feuilles, alors que les mêmes termites sont simplement ramassés avec la main à Taï ou bien à Kibalé en Ouganda. "À l'image de l'homme, nous pouvons parler de traditions de la société Taï, de la société Gombé, ou encore de la société de Mahalé en bordure du lac Tanganyika", dit Christophe Boesch.
Pourquoi ces différences ?
C'est un véritable casse-tête pour les primatologues. D'autant que comme les modes qui surgissent chez nous et se répandent rapidement, les scientifiques ont été témoins de l'apparition soudaine de nouvelles habitudes. "Au milieu des années 90, les chimpanzés de Gombé se sont mis à utiliser des feuilles pour écraser les insectes appelés ectoparasites et saisis lors de l'épouillage", raconte le primatologue Andrew Whiten. Comment cette nouvelle coutume s'est-elle installée ? Peut-être un chimpanzé n'aimait-il pas avoir les mains poisseuses après avoir écrasé des parasites, ou peut-être l'un des membres de la colonie a-t-il découvert que les feuilles facilitaient l'élimination des insectes. Et trouvant l'astuce efficace, les autres se sont mis à l'imiter. "Ces variations entre populations ne peuvent être expliquées par des facteurs écologiques ou génétiques", analyse Andrew Whiten. Il s'agit là d'un comportement culturel.
Plus étonnant encore, les chimpanzés semblent connaître l'usage des plantes médicinales. En Ouganda, à Kibalé et à Mahalé, en Tanzanie, ils ont recours aux bienfaits de la vernonia et de l'aspilia pour lutter contre les diarrhées et les parasites. Ont-ils pour autant conscience de se soigner ? "Pour se procurer ces plantes difficiles d'accès, ils se détournent de leur chemin, explique Tetsuro Matsuzawa, professeur à l'université de Kyoto. De là à conclure qu'ils
s'auto-médicalisent, le sujet fait l'objet de vives controverses. Mais les chimpanzés associent sans aucun doute l'action de mâcher ces plantes avec l'amélioration de leur santé. Dans ce domaine, on en est au B.A.-BA. Les recherches ne font que commencer. Deux équipes d'éthologues de Kyoto et d'Harvard étudient en ce moment en Ouganda l'usage probable de plantes antibiotiques par les chimpanzés de Kibalé".
Comment se transmet le savoir-faire ?
Les femelles les plus douées jouent un important rôle social dans la communauté et choisissent par exemple leurs partenaires mâles. Ce sont elles qui alimentent en grande partie la chaîne du savoir-faire.
Les chimpanzés auraient-ils un langage ?
Vivant en communauté, ils disposent d'un large répertoire de vocalisations pour annoncer les repas, le coucher, la chasse et surtout d'une communication gestuelle très élaborée : une femelle demande de la nourriture à un mâle en lui grattant le menton, deux adultes alarmés se serrent la main pour se donner confiance. Dans la même situation, un jeune adulte place sa main dans la bouche d'un mâle plus âgé. Et comme il est bon d'adopter les coutumes locales, les chercheurs ont pu constater qu'en Tanzanie, des chimpanzés transposés dans un autre groupe avaient tous, plusieurs années plus tard, laissé tomber leur façon de se saluer (s'empoigner la main, paume contre paume) au profit de celle de leur nouveau groupe (poignet contre poignet).
Seraient-ils organisés comme les hommes ?
"Oui, répond Christophe Boesch. Et la chasse en est l'exemple le plus significatif. Amateurs de fruits, de feuilles, d'insectes, la plupart des groupes se delectent aussi de viande rouge. Leur proie favorite est le colobe, un petit singe vivant exclusivement dans la canopée. À Gombé, les mâles traquent leur proie en solitaire et s'attaquent le plus souvent aux jeunes, craignant les coups de dents des adultes. Mais à Taï, le scénario est différent. Lorsqu'un mâle repère un groupe de colobes, il tambourine contre un tronc d'arbre avec ses pieds selon un code sonore très précis. C'est le signal : les autres mâles se rassemblent, sans pousser un cri, malgré leur excitation visible au hérissement de leurs poils. Dans cette chasse coopérative, chacun a son rôle : un rabatteur grimpe dans les arbres et se lance à la poursuite de la proie, tandis que les autres l'encerclent et se postent en embuscade pour bloquer sa fuite. Le petit singe sera ensuite partagé avec tous les membres de la communauté, dominants et dominés, femelles et petits, quelle que soit leur place dans la hiérarchie. Ils partagent, ce qui est une forme d'humanité". Une preuve qu'il nous reste beaucoup à apprendre sur les traditions de ces doubles troublants de nous-mêmes qui, dans les clairs-obscurs de la forêt africaine, ne font que raconter nos propres origines.
K.-L.M. - JONAS > Septembre > 2001 |
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