Monde ANIMAL - Eucaryotes - Vertébrés, Tetrapoda, Mammalia
MAMMIFÈRES (29 ordres, 153 familles, 200 genres, 6495 espèces), Theria, Placentalia, Euarchontoglires, Primates : 4 Sous-ordres, 6 infra-ordres (plus de 500 espèces)

De l'importance de Sauver les Grands Singes

Les grands singes disparaissent, et avec eux leurs cultures et leurs traditions, alors que nous les découvrons seulement.

Les forêts tropicales ne couvrent plus que sept % de la planète alors qu'elles abritent la moitié des espèces vivantes. Parmi elles, les grands singes sont menacés de disparition à court terme. La déforestation n'est pas la seule cause de ce drame ; les hommes les chassent pour leur viande ou leur commerce comme animaux de compagnie (pour capturer un jeune, il faut tuer les adultes), alors que les grands singes ne se reproduisent que lentement, n'assurant pas un renouvellement suffisant de leur population. L'estimation de leur population actuelle révèle l'ampleur du phénomène.

À Bornéo, on estime que 45.000 à 70.000 orangs-outans de l'espèce Pongo pygmaeus subsistent sur l'île. Sur celle de Sumatra, il ne reste guère plus de 3500 individus de l'espèce Pongo abelii. En Afrique de l'Ouest et centrale, les gorilles des plaines - l'espèce Gorilla gorilla - ne comptent que 100.000 représentants. En Afrique de l'Est ne vivent que 5000 gorilles (Godila beringei), dont 700 gorilles des montagnes (Gorilla beringei beringei), répartis entre l'Ouganda, la République Démocratique du Congo et le Rwanda.

Les chimpanzés (Pan troglodytes) vivent en Afrique équatoriale, du Sénégal à l'Ouest jusqu'à la Tanzanie à l'Est. Ils étaient probablement plus de deux millions au début des années 1900, puis seulement la moitié en 1960. Le déclin s'est accéléré dans les dernières décennies : aujourd'hui, il ne resterait que 170.000 à 300.000 chimpanzés en Afrique. En République démocratique du Congo vit le dernier groupe de grands singes, les bonobos (Pan paniscus). Il n'en reste pas plus 30.000, disséminés dans les forêts humides de basse altitude.
Cette situation inquiétante se double d'un constat humain problématique. En effet, les orangs-outans vivent dans des pays en développement, à la forte densité de population, et les habitats des grands singes africains sont souvent situés dans les pays les plus pauvres du monde. Cet ensemble de facteurs contribue à augmenter la pression qui pèse sur nos derniers cousins.

Sauver des communautés écologiques

Les grands singes jouent un rôle clé au sein des écosystèmes qu'ils occupent. Ils peuvent vivre 50 ans en milieu naturel et ont des domaines vitaux très vastes, ce qui augmente encore leur influence. En raison de leur grande taille, ils avalent une grande quantité de graines de toutes sortes. Elles ne sont généralement pas croquées et se retrouvent intactes dans les fèces. Les grands singes parcourent de longues distances, donc les graines aussi : remarquables "jardiniers paysagistes" de la forêt, ils sont responsables de 45 % des graines dispersées. La disparition des grands singes entraîne un déséquilibre dans la vie de la forêt, ce qui a des conséquences obligées sur la vie d'autres espèces animales. En protégeant les grands singes, on protège sur le long terme de nombreuses autres espèces. C'est ce qu'on nomme une espèce parapluie.
Les forêts tropicales recèlent la plus grande diversité d'espèces végétales et animales de la planète. Ces espèces vivent en relation les unes par rapport aux autres. Malheureusement, la conversion des forêts en espaces agricoles et les changements climatiques pèsent sur cet équilibre. Nous devons penser à maintenir et à restaurer ces écosystèmes.
Protéger les grands singes, c'est d'abord protéger leurs habitats. On participe à la destruction des grands singes en achetant des produits en bois tropicaux provenant de forêts non gérées. Il faut aussi éviter les produits à base d'huile de palme l'exploitation des palmiers à huile nécessite la coupe à blanc des forêts qui abritent les derniers grands singes. Et les exemples de ce type sont nombreux. En revanche, une gestion communautaire profiterait aux populations humaines locales, autrefois gardiennes de leur équilibre.
Il faut aussi faire respecter les lois. En Indonésie par exemple, 73 % de l'exploitation forestière est illégale. Des dispositions ont été prises dans certains pays pour limiter les concessions dans des zones à riche biodiversité ; grâce à elles, la communauté scientifique restera informée sur le nombre de grands singes subsistant dans les régions concernées.
Protéger les grands singes, c'est enfin modifier les relations que l'homme entretient avec eux. Nombre d'efforts restent à faire sur le commerce des jeunes, vivants, et sur la viande de brousse, consommée par les populations locales pour survivre. Cela préservera d'ailleurs la santé des hommes au même titre que celle des singes. Beaucoup de maladies, comme le virus Ebola, se transmettent entre nos cousins et nous. On ne peut négliger les risques à vivre à proximité des grands singes. Certains sont isolés - à cause notamment de la déforestation et de la conversion des terrains en cultures - et n'hésitent pas à visiter les villages locaux pour se fournir en maïs ou en bananes. Plus leurs habitats se rétrécissent, plus ils pillent les cultures. La sauvegarde des grands singes passe donc par l'amélioration des conditions de vie des hommes. L'écotourisme concilierait ces deux impératifs: le développement d'un parc naturel ou d'une zone protégée est synonyme de développement économique, et les grands singes sont une des principales attractions de ce genre de programme.

Sauver les cultures animales

Sauver les grands singes en raison de leur ressemblance avec l'homme est la première raison avancée pour justifier leur conservation. Certes, les observer apporte des connaissances utiles à l'homme. Par exemple, observer les chimpanzés nous a permis de découvrir de nouvelles molécules potentiellement thérapeutiques. Mais le véritable enjeu du sauvetage des grands singes est de découvrir la valeur intrinsèque de nos cousins. L'exemple le plus frappant de l'extraordinaire richesse des populations de grands singes est la découverte, depuis 50 ans, de leurs cultures.
Les cultures animales - l'utilisation d'outils, de plantes pour se soigner, les jeux, etc... n'ont été mises en évidence que dans une dizaine de communautés. Elles viennent tout juste d'être observées chez les orangs-outans. Et ce n'est probablement qu'une infime partie de ce qui pourra être observé si nous en avons le temps. Ces comportements font intervenir l'innovation, l'apprentissage et la transmission, et supposent des capacités cognitives développées, proches de celles des hommes. Leur étude a des implications sur les reconstitutions de nos origines communes.
Les grands singes sont en effet nos plus proches parents dans la nature. Cela signifie qu'ils partagent avec l'homme des caractères venant de nos ancêtres communs respectifs. Ce lien de parenté a de nombreuses implications pour la conservation des grands singes. En effet, leur disparition conduit à l'effacement irrémédiable de tout indice concernant nos origines communes, mais aussi à l'effacement de toute possibilité de répondre scientifiquement à la grande question : En quoi sommes-nous des hommes ?
Depuis à peine un demi-siècle, des scientifiques de tous les pays ont montré que les grands singes partageaient avec l'homme des caractères cognitifs et comportementaux considérés jusque-là comme exclusivement humains. Ces connaissances sont loin d'être exhaustives, car leur récolte n'a commencé que trop récemment, alors que s'engage le déclin des populations de grands singes. Elles conduisent pourtant à repenser ce qu'est le propre de l'homme. Divers courants plaident en effet pour une extension des droits de l'homme aux grands singes, tandis que d'autres réfléchissent sur leur inscription au patrimoine mondial de l'humanité.
L'homme fait partie intégrante de la nature, et son écosystème est le plus vaste et le plus diversifié sur la planète. Son expansion bouscule et menace la biodiversité. Mettons-le face à ses responsabilités par rapport aux générations futures et aux autres habitants de la planète. En voulant maîtriser à tout prix la nature dont il fait partie, l'homme menace sa propre survie. Mais pendant que les discussions se prolongent, les grands singes disparaissent, et nous serons alors face à cette terrible interrogation : avons-nous commis un crime contre notre humanité ?

Pascal PICQ est paléoanthropologue au Collège de France et Sabrina KRIEF est maître de conférence au Muséum national d'histoire naturelle.

- Robert BARBAULT, Comme un éléphant dans un jeu de Quilles, Seuil, 2006.
- Pascal PICQ, Dominique LESTEL, Vinciane DESPRET et Chris HERZFELD, Les Grands Singes : l'Humanité au fond des yeux, Odile Jacob, 2005.
- Les Grands Singes vont-ils disparaitre ? Exposition de la Cité des Sciences de la Villette de Paris ; CD-ROM.

P.PICQ et S.KRIEF - Nos Cousins - Pour la Science - Oct/Déc 2007
 

   
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