Monde A N I M A L - Eucaryotes - Vertébrés, Tetrapoda,
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Jeff Foster, spécialiste des mammifères marins, arrive sur une plage caillouteuse du sud-ouest de la Turquie, près du village de Karaca. Des parcs d'élevage de poissons flottent dans les eaux cristallines de la baie. L'un d'eux, de 30 m sur 15 m, a été tout spécialement aménagé. Deux grands dauphins mâles, Tom et Misha, y nagent en cercles lents. Ils sont dans un état lamentable. Nous sommes en janvier 2011.
D'après le peu qu'on en sait, ces dauphins ont été capturés en mer Égée 5 ans plus tôt. Leur captivité a débuté dans un delphinafium de Kas, une ville voisine du bord de mer. Puis, un camion les a transportés jusqu'à un bassin en ciment grossier, à Hisarônü, une ville de montagne. Là, des touristes payaient 30 euros pour leur attraper la nageoire dorsale et se faire remorquer. Hisarônü se distingue surtout par ses hôtels bon marché et ses bars à la musique assourdissante et aux noms suggestifs tels que Oh Yes ! Difficile d'imaginer un endroit plus déstabilisant pour des dauphins nés dans l'océan. En raison d'un système de filtrage défaillant, le fond de leur bassin s'est bientôt recouvert de poissons morts et d'excréments. Au bout de quelques semaines, des amoureux des dauphins de la région ont lancé une campagne de protestation sur les réseaux sociaux et sur le terrain, contraignant le bassin à fermer.
Puis, alors qu'on craignait pour la vie des dauphins, la fondation anglaise Born Free, qui se consacre à la protection des animaux en milieu sauvage, est intervenue pour prendre en charge Tom et Misha. Empaquetés dans un camion réfrigéré tapissé de vieux matelas, ils ont été transférés dans un parc à poissons au large de Karaca. Et Born Free a engagé Jeff Foster avec une grande ambition : remettre Tom et Misha en bonne santé pour les relâcher en mer Égée. C'est une expérience à très hauts risques avec une créature qui n'est ni prévisible ni facile, explique Will Travers, le président de Born Free. Mais nous savions qu'il n'y avait guère d'autre solution pour eux et qu'ils allaient sans doute mourir si on ne faisait rien.
Le maintien des dauphins en captivité, surtout pour amuser les foules, pose des questions éthiques de plus en plus aiguës à mesure que nous comprenons mieux leurs capacités intellectuelles et cognitives. Les dauphins figurent parmi les espèces les plus intelligentes de la planète. Ils ont une conscience réflexive, sont très sociaux et dotés d'un cerveau remarquablement gros et complexe pour leur taille. Ces cétacés sont capables de communiquer de façon riche et utilisent des sifllements-signatures analogues à des noms individuels. Ils savent se reconnaître dans un miroir, comprendre des concepts abstraits, et ils ont prouvé qu'ils saisissaient des notions de grammaire et de syntaxe. Moins d'une quarantaine de dauphins restés longtemps en captivité ont été relâchés lors des 50 dernières années. Avec des résultats mitigés et souvent peu concluants. Grâce à Tom et Misha, l'art et la manière de réapprendre la liberté à un dauphin sauvage (ou, à tout le moins, la possibilité d'envisager une autre solution que la captivité à vie) vont progresser d'un cran. C'est le genre de choses qui touchent les gens au cour, souligne Will Travers. Réussir à rendre leur liberté à Tom et Misha pourrait donner des idées aux gens et, à partir de là, les amener à s'interroger sur les spectacles de dauphins en captivité.
Jeff Foster a aussi trouvé en Tom et Misha une occasion de se racheter. Il arbore de longs cheveux blonds, un air décontracté et la mine burinée de l'homme allergique à la vie de bureau. Fils d'un vétérinaire de Seattle, Jeff Foster a commencé à travailler à l'Aquarium marin de la ville à 15 ans. En 1976, à 20 ans, il a aidé à monter une opération de capture d'orque (ou "épaulard" la plus grande espèce de delphinidés) en Islande. Puis, pendant 14 ans, Foster a contribué à la capture d'une grosse vingtaine d'orques pour SeaWorld et d'autres parcs d'attractions, au large des États-Unis comme en Islande. Il a aussi attrapé des dauphins plus petits, des otaries, des phoques et d'autres animaux sauvages destinés à des spectacles en captivité. Tom et Misha l'aideront-ils à rembourser une sorte de dette morale ? Foster ne se pose pas trop la question. Le travail consistant à leur rendre la liberté lui semble juste. Il a attrapé son premier épaulard car c'était une façon intéressante de gagner sa vie, et il y voyait sincèrement le meilleur moyen de mieux connaître cet animal. Seulement, les cris plaintifs des jeunes animaux isolés et confinés sur le pont d'un navire de chasse lui ont appris la complexité du scrupule. Il faisait de son mieux pour calmer de la voix et des mains les jeunes orques effrayées. "Plus on le fait, plus on réalise qu'on est en train de séparer des familles, se rappelle Foster. On ne peut pas se sentir bien quand on soustrait quelque chose au monde sauvage".
Ironiquement, la longue expérience acquise par Foster en emmenant des dauphins en captivité fait de lui l'homme le plus qualifié pour les libérer. Elle fait aussi de lui un partenaire un brin encombrant pour Born Free. Jeff était très impliqué dans l'industrie de la capture et nous étions très nerveux à ce sujet, concède Alison Hood, chef du projet pour Born Free. Mais c'est un véritable puits de science, et nous étions responsables de Tom et Misha. Nous devions leur donner les meilleures chances, par tous les moyens. Il faut 6 à 8 mois et 460.000 euros pour remettre les dauphins en forme et les préparer à leur libération, estime Jeff Foster. Born Free espère un coût deux fois moindre. Tout le monde se trompe. Aider un dauphin capturé dans l'océan à retrouver son milieu naturel n'est pas aussi aisé qu'il y paraît. À bien des égards, il est devenu un animal différent. La vie d'un dauphin sauvage est faite d'imprévu et de compétition. Il socialise et chasse sur de vastes étendues ; il est presque toujours en mouvement et rencontre une multitude d'espèces et de situations. Hormis lorsqu'il remonte à la surface pour respirer, il passe l'essentiel de sa vie sous l'eau.
Le parc aquatique engendre tout l'inverse : espace très restreint et relativement nu, vie planifiée, besoins de chasser et de chercher sa nourriture réduits à zéro. Une fois les spectacles et les entraînements terminés, il n'y a plus vraiment de raison de bouger. Surtout, l'orientation du dauphin change radicalement : le monde situé au-dessus de la surface devient soudain bien plus important que celui du dessous. Presque toute l'action distribution de nourriture, entraînements, public qui applaudit lors des spectacles - se déroule au-dessus. On estime que les dauphins sauvages passent 80 % de leur temps sous l'eau, les individus captifs passent la même proportion de leur temps en surface ou près d'elle. Foster a capturé son dernier épaulard en 1990, même s'il a continué à attraper d'autres espèces de dauphins et des otaries. Mais il a aussi consacré beaucoup de temps à mener des recherches sur Orcinus orca. Entre 1996 et 2001, il s'est beaucoup impliqué dans la tentative de rendre Keiko, la star du fihn Sauvez Willy, à ses eaux islandaises de naissance (relâchée en 2002, l'orque est morte de pneumonie en 2003).
"L'industrie de la capture d'animaux croit que je me fais une spécialité de les libérer et se méfie beaucoup du genre de travail que nous avons accompli. Aujourd'hui, je suis devenu une sorte de paria, affirme Foster. Mais je ne suis pas contre la captivité. Je cherche seulement à faire avancer ce qui est juste". Foster se targue d'avoir toujours essayé de comprendre les besoins des animaux qu'il emmenait en captivité afin de faciliter le passage déroutant et stressant entre le monde naturel et celui des humains. Obtenir des informations précises sur Tom et Misha se révèle cependant impossible. L'équipe de Born Free suppose qu'ils ont été attrapés près du grand port d'Izmir, et sont ensuite restés en captivité pendant environ 4 ans. Tom, le plus petit et le plus folâtre, paraît aussi le plus jeune. Il a envie de faire plaisir et semble s'être mieux adapté à la vie en captivité, nageant vers quiconque s'approche du parc. Misha est réservé et se méfie de tout ce qui est nouveau. Quand Foster veut lui prélever du sang dans la nageoire (une nécessité pour suivre son état de santé), il recule à la vue de la seringue. Il déteste les prises de sang au point que, la fois suivante, il reste au milieu du parc, agitant sa nageoire comme pour dire : vous pouvez la voir, mais pas touche ! Misha se montre réticent à collaborer avec le monde humain et passe souvent du temps dans le parc à regarder en direction de la haute mer. "Comment les dauphins vivent la captivité dépend beaucoup de comment vous les y amenez, souligne Foster. Si vous ne prenez pas attentivement soin d'eux et que les conditions sont mauvaises, vous pouvez vous retrouver avec des animaux névrosés".
La dure vie dans les parcs aquatiques a laissé des traces sur Tom et Misha. Ils restent léthargiques et pèsent environ 20 % de moins que leur poids normal, avec des côtes saillantes faute de graisse. Pour les préparer à rejoindre le monde des dauphins sauvages, il ne suffira pas de leur réapprendre à chasser le poisson et de réduire le contact avec les humains, puis d'ouvrir une porte. Pour Foster, il faut envisager une approche différente de ce qu'on pourrait imaginer habituellement, et commencer avec les mêmes outils (un sifflet et une perche d'entraînement) et les mêmes méthodes (le "conditionnement opératoire" qui récompense les comportements corrects et ignore les autres) utilisés dans tous les parcs aquatiques du monde pour changer les dauphins en acteurs d'un spectacle. En plus de la mise en condition pour les prises de sang, les deux dauphins devront apprendre à accepter d'autres soins de santé, comme le nettoyage de leur évent pour les protéger des bactéries. Et, au préalable, pour leur redonner la forme olympique nécessaire à la survie dans l'océan, Foster ne voit pas comment éviter un régime de nage rapide, de sauts et de marche sur la queue : "La seule solution est de les entraîner avant de pouvoir les désentraîner.
Un entraînement physique intensif exige des calories. La première tâche est donc de changer les habitudes alimentaires très sélectives de Tom et Misha. Il faut les réhabituer aux poissons qu'ils trouveraient dans la mer Égée mulets, anchois, sardines. La stratégie consiste à leur offrir un poisson d'une espèce locale. S'ils le mangent, on les récompense avec un maquereau, qu'ils ont appris à aimer en captivité. Foster varie la quantité et la fréquence des repas pour reproduire l'imprévisibilité naturelle. "Quand les dauphins sont placés en captivité, tout est très structuré, rappelle-t-il. Ils développent une horloge interne et savent précisément quand ils seront nourris. Nous devons inverser cela, car nous savons que, dans la nature, ils mangeront plus certains jours que d'autres". Foster veut aussi réveiller le très riche potentiel de leur cerveau. Il jette dans l'eau du parc des choses qu'ils n'ont peut-être pas vues depuis des années : pieuvre, méduse, crabe. Il fend un tube en PVC dans la longueur, le remplit de poissons morts, puis le replonge dans l'eau. Tom et Misha doivent alors comprendre comment manipuler le tube pour que le poisson en sorte par les trous. "En captivité, nous dressons les animaux à ne pas penser par eux-mêmes [...], souligne Foster. Quand nous les relâchons, nous tentons de faire en sorte qu'ils cessent de fonctionner en pilotage automatique". Le tube à nourriture présente deux autres avantages. Il flotte à environ 1,5 m sous la surface, rappelant à Tom et Misha que la nourriture se trouve sous l'eau. Il les aide aussi à ne plus associer les humains avec l'approvisionnement en nourriture. "Nous devions leur faire comprendre que le poisson ne vient pas seulement d'un seau en métal et d'une personne", résume Amy Souster, une dresseuse de mammifères marins engagée par Foster sur le projet.
La préparation étape par étape de Tom et Misha s'étale ainsi sur tout le printemps 2011. Ils suivent jusqu'à 20 entraînements par jour. L'été approche. Jeff Foster a bon espoir que les 2 dauphins seront prêts à nager en liberté au début de l'automne. Mais, avec la chaleur estivale, la température dans la baie monte à 26°C, un niveau très stressant pour les dauphins. Tom et Misha perdent l'appétit. Ils contractent une infection sanguine virulente, vaincue à grand-peine par des intubations de nourriture et de fortes doses d'antibiotiques. Sans ce traitement, estime John Knight, le vétérinaire consultant de Born Free, "ça les aurait sans doute tués en quelques jours". Tom et Misha ne sont pas spécialement proches l'un de l'autre. Le plus souvent, ils se tolèrent mutuellement. Mais Amy Souster est émue de voir Misha prendre soin de Tom, le repoussant vers la surface pour l'aider à respirer quand il coule au fond du parc et lui apportant du poisson pour essayer de le faire manger. La situation empire encore à la fin de l'été : les villageois de Karaca font clairement comprendre qu'ils en ont assez de ce projet qui occupe toute la baie. Les pneus des voitures de Born Free sont crevés, les carrosseries rayées, et le personnel féminin menacé de viol. En octobre, le parc est remorqué avec précaution et avec Tom et Misha à l'intérieur - vers un nouvel emplacement, de l'autre côté de la baie, près d'une école de voile qui a mis à disposition ses vastes installations. Foster et son équipe redoublent alors d'efforts, mettant l'accent sur la condition physique des animaux. Le parc se retrouve amarré à une trentaine de mètres d'un rivage boisé. Cela permet à Foster d'utiliser ce qui a été l'une de ses innovations favorites sur le projet Keiko : un gigantesque lance-pierres pivotant qui projette du poisson en différents endroits du parc. En plus de fournir de la nourriture sans intermédiaire humain, le lance-pierre encourage Tom et Misha à s'habituer à bouger davantage, comme leurs congénères sauvages. Ils comprennent vite, et le simple chlap du lance-pierre suffit à déclencher leurs réflexes de prédateurs. "Ils ne pensaient pas. Ils attendaient juste qu'un autre truc frappe dans l'eau, décrit Foster. C'est là que j'ai compris qu'il était temps d'introduire du poisson vivant".
L'une des bizarreries de la vie en captivité est que les dauphins ne semblent plus savoir que le poisson vivant doit être chassé et mangé. Tom et Misha regardent des bancs de poissons traverser leur parc comme s'ils étaient devant un poste de télévision. Pour leur redonner de bonnes habitudes, Foster commence par mélanger aux poignées de poissons morts jetées dans le bassin quelques poissons vivants - ces derniers étant ralentis, dans les premiers temps, par un coup sur la tête ou une queue coupée. Tom et Misha sont si habitués à faire la course entre eux pour gober tout ce qui tombe dans l'eau que, sans s'en rendre compte, ils avalent les poissons vivants au milieu des autres. Puis, avec le temps, les poissons vivants constituent une portion croissante de leurs repas, jusqu'à ce que les dauphins s'accoutument de nouveau au goût et à l'idée qu'ils doivent attraper leur nourriture. Ensuite, Foster utilise des bidons de 20 l dont le couvercle à ressort peut être ouvert à distance pour relâcher du poisson vivant dans plusieurs endroits du parc et à des profondeurs diverses. Les dauphins commencent à passer plus de temps à chercher du poisson loin de la surface. Parfois, ils relâchent même des bulles par leur évent pour chasser un poisson caché dans des endroits inaccessibles. Plutôt sceptique au départ sur les chances des dauphins captifs de retourner à la vie sauvage, Amy Souster change d'avis : "J'ai vu Tom et Misha évoluer, passer de l'état d'animaux léthargiques et centrés sur les humains à des animaux que le poisson vivant rendait fous, et se comporter comme des dauphins sauvages doivent le faire. C'était incroyable". Foster ne pense pas autrement. Il est temps d'ouvrir la porte. Le 9 mai 2012, le temps est frais et le ciel d'un bleu cobalt. Un groupe d'employés et de soutiens de Born Free se tient à proximité du parc. Ce matin-là, des balises ont été attachées aux nageoires dorsales de Tom et Misha. "S'ils sont toujours en vie au bout de 6 mois, nous saurons que cette réintroduction est un succès, explique Foster. Mais s'ils ont du mal à s'en sortir et si, dans 3 mois, un animal ralentit et que son aire naturelle rétrécit, nous saurons qu'il sera en train de se dénutrir.
Tout est prêt. Un plongeur ouvre une porte dans le filet du parc marin. Le grand moment est arrivé. Mais Tom et Misha restent sans bouger, tournant prudemment en rond dans le parc. Vingt minutes se passent, l'anxiété croît. Amy Souster finit par passer son bras droit devant son corps. C'est un signal d'entraînement, le dernier, qui dit d'aller de A à B. Tel qu'en lui-même, Tom fait ce qu'on lui demande : il nage hors du parc pour s'arrêter à 10 m de là. Et, comme d'habitude, Misha suit Tom mais, ensuite, accélère et le dépasse, filant à toute vitesse vers l'embouchure de la baie. Tom se hâte pour le rattraper. Quant aux doutes sur la façon dont les 2 dauphins vont réagir en pleine mer, ils sont vite effacés. "En 6 heures, ils mangeaient des poissons sauvages et nageaient avec un autre dauphin, raconte Foster. Fabuleux. D'après les relevés par satellite, ils nagent alors en direction d'Izmir, puis se séparent au bout de 5 jours. Foster n'en est pas surpris. Tom continue vers l'ouest. Misha se dirige vers le sud-est. "Une fois qu'il était parti, c'était pour de bon", dit Foster. Mi-octobre, soit 5 mois après sa remise en liberté, la balise de Tom cesse d'émettre. Celle de Misha continue à biper jusqu'à fin novembre, puis s'éteint à son tour. Foster et Born Free espéraient que les transmetteurs dureraient 9 mois ou plus. Les balises ont toutefois fonctionné assez longtemps pour établir que, de retour en mer Égée, Tom et Misha se sont adaptés à leur nouvelle vie. L'opération aura pris 20 mois et coûté plus de 900.000 euros. Mais Foster et Born Free l'ont prouvé : même des dauphins ayant beaucoup souffert en captivité peuvent réapprendre le nécessaire pour retrouver la liberté.
Un an et demi plus tard et de l'autre côté de la Terre, la remise en liberté de 3 dauphins viendra brillamment confirmer cette leçon. Le 18 juillet 2013 est ouvert le filet d'un parc de Cheju, une île au large de la pointe méridionale de la Corée du Sud. Deux grands dauphins de l'océan Indien, Jedol et Chunsam, restent tranquilles pendant un court moment, avant de s'élancer vers la pleine mer. Jedol et Chunsam ont été capturés illégalement en 2009 ou 2010 avec Sampal, une femelle, dans un groupe de 120 dauphins vivant autour de l'île de Cheju. Puis ils ont été vendus à Pacific Land, une attraction touristique de l'île. Une campagne menée par l'Association coréenne de protection des animaux a débouché sur un jugement ordonnant leur remise en liberté. Les 3 dauphins ont été dressés pour les tours habituels dans un parc aquatique : sauter, marcher sur la caudale, se retourner et battre de la queue. Jedol a ensuite été vendu au zoo de Séoul pour le même spectacle. À la suite du jugement, Chunsam et Sampal ont été emmenés dans le parc au large de l'île de Cheju, début avril 2013. Jedol les y a rejoints un mois plus tard. Le zoo de Séoul a envoyé un dresseur, Joo Dong Seon, pour préparer les dauphins à la liberté.
Tous les trois étaient en bonne condition physique. Ils étaient aussi plus âgés et expérimentés que Tom et Misha lors de leur capture. La stratégie pour les rendre à la vie sauvage était donc plus simple que pour ces derniers : il fallait réduire les contacts avec les humains et s'assurer qu'ils étaient capables de survivre avec un régime de poisson vivant local. En quelques mois, les dauphins sont devenus très doués pour attraper du poisson et s'en nourrir. Ils ont même appris à ne pas avaler les arêtes, à l'instar de leurs cousins sauvages. Au début, je me disais que relâcher Jedol ne tenait pas debout parce qu'il s'était habitué au bassin et à manger du poisson mort, et parce que 4 ans, c'est très long, raconte Seen. Je doutais qu'il réapprenne à chasser du poisson. Mais, une fois que nous avons été dans le parc, en mer, j'ai constaté avec quelle rapidité les dauphins apprenaient. L'absorption de nourriture, la forme physique, le poids et la santé des dauphins ont été étudiés de près. Sampal a toutefois suivi ses propres critères et, le 22 juin, après un repas copieux, elle s'est échappée par un trou dans le filet du parc. Quelques jours plus tard, des chercheurs ont confirmé, grâce à des techniques d'identification photographiques, qu'elle avait rejoint le banc de dauphins sauvages. Jedol et Chunsam ont été relâchés 3 semaines plus tard. Chacun portait un numéro tatoué à froid sur la nageoire dorsale et une balise satellite, qui est tombée au bout d'environ 3 mois. Ils ont rejoint sans tarder Sampal et le groupe sauvage. La remise en liberté des dauphins coréens a prouvé une chose : avec des individus en bonne santé, un soutien local et un groupe de dauphins à proximité, la transition de la captivité à l'état sauvage peut s'effectuer de façon assez directe et ne prendre que quelques mois. Cette libération renforce l'idée que les dauphins des parcs d'attractions n'ont pas vocation à rester captifs toute leur vie.
Artistes en captivité : Les spectacles de dauphins (notamment de grands dauphins et d'orques) ont connu le succes dans les années 1960. Aujourd'hui, plus de 300 parcs dans le monde abritent des mammiferes marins. 90 % des cétacés en captivité sont des delphinidés ; parmi les autres figurent des bélugas et des marsouins. ESTIMATION EN JANVIER 2015. DE NOMBREUX PAYS N'ETABLISSENT PAS DE COMPTABILITE. ALVARO VALINO ET TONY SCHICK. SOURCES : CETA-BASE : ORCA HOME.
"Un tiers des dauphins en captivité remplissent sans doute les conditions suffisantes pour être remis en liberté", avance Naomi Rose, une biologiste marine de l'Animal Welfare Institute, une ONG américaine qui a conseillé l'Association coréenne de protection des animaux pour les 3 dauphins. Quant à Jeff Foster, il assure qu'il n'aidera plus à attraper des dauphins destinés à des spectacles. Et il estime qu'il est envisageable de relâcher de nombreux delphinidés captifs, dont certaines orques capturées à l'état sauvage. Mais Foster pense toujours que les spectacles d'animaux en captivité, s'ils sont bien réalisés, peuvent aider les humains et les dauphins à établir une relation positive. Des animaux montrés en spectacle dans des bassins : Foster souhaiterait que ce modèle vieillissant, proche du cirque, soit remplacé par des parcs en pleine mer, avec des portails ouverts et des programmes éducatifs et de recherche. "Vous laissez le choix aux animaux et, selon moi, ce serait le compromis le plus heureux. Tom resterait sans doute. Misha, lui, s'en irait". La suite de l'histoire est tout aussi belle. L'année dernière, à la fin du mois de mai, un petit navire de pêche tombe sur un groupe de 60 à 70 grands dauphins de l'océan Indien qui remontent le long de la côte nord de l'île de Cheju. Certains chassent, d'autres jouent. Avec leurs mouvements frénétiques et un peu comiques, des jeunes essaient de suivre leur mère. Tous sont des dauphins sauvages menant leur vie de dauphin sauvage une communauté complexe avec ses habitudes, ses rythmes et ses priorités. Soudain, un dauphin fait surface tout près du bateau, avec un petit « 1 » inscrit sur sa nageoire dorsale. C'est Jedol. Peu après, un « 2 » apparaît : celui de Chunsam. Ces numéros semblent déplacés dans la mêlée sauvage. Mais ils sont la preuve émouvante que les deux dauphins se trouvent très exactement là où ils doivent être dans l'océan sauvage où ils sont nés et où, désormais, ils passeront le reste de leur vie.
T.Z. - NATIONAL GEOGRAPHIC N°187 > Avril > 2015 |
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