Monde ANIMAL - Eucaryotes - Invertébrés
Bilateria, Protostomia, Lophotrochozoa, Mollusca (environ 80.000 espèces)

Le Kraken : Calmar Géant (Architeuthis)
Céphalopodes (829 espèces), Decabrachia, Oegopsida (25 genres, env 300 espèces)

La Rencontre a enfin eu Lieu

C'est l'histoire d'une traque. Celle du plus grand invertébré du monde. Un céphalopode de 15 m appelé "kraken", dont la légende terrifie les marins depuis l'antiquité. Plusieurs expéditions, une cinquantaine de scientifiques et des centaines d'heures de plongée auront été nécessaires pour le débusquer à 900 m de profondeur... Le voilà enfin, saisi par de la caméra. Le kraken existe. Ils l'ont rencontré.

Son manteau aux reflets métalliques est encore plus beau que les scientifiques ne l'avaient imaginé. Le corps de ce spécimen d'architeuthis (à droite, en train de dévorer l'appât qui lui a été tendu), mesure à lui seul 3 m.

Personne ne l'avait jamais débusqué dans les profondeurs abyssales où il se cache. Mais l'été dernier, la rencontre a eu lieu ! Pour la première fois, par plusieurs centaines de mètres de fond, un homme, Tsunemi Kubodera, zoologiste au Musée national de la nature et des sciences, à Tokyo (Japon), lui a fait face à bord d'un sous-marin de recherche. C'est là que le monstre a soudain révélé son vrai visage. Là qu'il a été filmé dévoilant au monde à quoi ressemble dans son milieu naturel le plus grand invertébré de la planète. Celui à propos duquel courent tant de légendes, depuis la mythologie Scandinave, il fait chavirer les navires, jusqu'au film Pirates des Caraïbes, qui le ressuscite de façon encore plus horrifique, en passant par Jules Verne, qui le fit remonter de 20.000 lieues sous les mers. Kraken, calmar géant... au-delà de l'imagerie, les scientifiques rêvaient de percer les secrets de celui qu'ils appellent Architeuthis. Mais plus ils s'en approchent, plus la bête se dérobe. A grand renfort d'expéditions coûteuses, plusieurs zoologistes de renom sont en effet partis ces dernières années en quête de ce céphalopode. En vain... ou presque.

CAP SUR LE PACIFIQUE NORD

Les preuves que le kraken n'est pas seulement un mythe, et qu'il existe bien un calmar d'une taille extraordinaire, remontent au tournant du XIXè siècle. De piteuses dépouilles échouées sur les plages, ou retrouvées abîmées ici ou là dans les filets des pêcheurs ont, depuis cette époque, attesté de son existence. Plus récemment, des lambeaux de l'animal fabuleux ont été trouvés dans l'estomac de cachalots, ses principaux prédateurs connus. Oui, mais voilà : le kraken ne se laissait pas approcher vivant... Jusqu'à ce que Tsunami Kubodera n'ait une intuition géniale : utiliser justement les cachalots, friands d'Architeuthis, comme guides.
Physeter macrocephalus, un grand cétacé à dents pouvant atteindre plus de 20 m, avale chaque jour plusieurs centaines de calmars de toutes sortes : jusqu'à 16.000 becs de céphalopodes ont pu être recensés dans l'estomac d'un individu échoué en Nouvelle-Zélande ! Alors, plutôt que de traquer au hasard le kraken, autant faire confiance à son prédateur pour trouver sa trace...
En 2004, le zoologiste monte une expédition : cap sur le Pacifique Nord, au large de l'archipel nippon d'Ogasawara, 0ù se situe la zone d'alimentation des cachalots. Là, Tsunami Kubodera envoie par 900 m de fond un appaneil photo automatique. Toutes les 30 secondes, l'obturateur s'ouvre et capte la vie sous-marine telle qu'elle se déroule, silencieuse et furtive. Sur une série de clichés, surgit alors la vision tant attendue : de vastes tentacules apparaissent dans un halo éclairé par un projecteur, témoignant pour la première fois de la vie du calmar géant en profondeur. Quelques mètres en dessous de l'appareil, un spécimen s'est accroché à l'hameçon qui supporte un appât et se débat quatre heures durant. On assimilait le céphalopode à une vaste masse pulpeuse et fragile ; c'est un animal bien plus agressif et résistant que Tsunami Kubodera découvre alors. Le mollusque finissant même par s'amputer de 5 m de tentacules pour pouvoir s'échapper.
Le zoologiste va régulièrement retourner dans cette zone où la chance lui a déjà souri une première fois. Et, en 2006, parvient à y filmer une femelle de 3,5 m et 50 kg ! Mais la vidéo, réalisée depuis le bateau d'exploration, ne montre que quelques minutes d'évolution du calmar géant en surface. Et si le scientifique et son équipe réussissent à le capturer, l'animal n'y survit pas. Sa dépouille, une fois sortie de l'eau, est inexploitable. Rencontre furtive, document pauvre. Cette deuxième occasion de mieux connaître le kraken laisse les chercheurs sur leur faim. Mais l'équipe de Tsunami Kubodera persévère. Des moyens hors du commun sont mis en ouvre. Toujours au large d'Ogasawara, le zoologiste pilote pendant l'été 2012 une mission de quelque 50 scientifiques issus de 11 pays, équipés d'un matériel de pointe, dont deux submersibles et une caméra HD spécialement conçue par les chaines de télévision NHK et Discovery Channel.

UN BALLET DE 18 MINUTES

Première récolte : une courte série d'images en noir et blanc. Le kraken est donc bien là. Mais en étudiant son regard, le chercheur réalise que ses énormes yeux (30 cm de diamètre), situés au-dessus de la tête, lui imposent de se placer en contrebas de ses proies ; celles-ci doivent donc se présenter par le haut. Après une centaine de plongées et quatre cents heures passées sous l'eau sans succès, le scientifique ose une dernière tentative... Et décroche un tête-à-tête capté par les caméras haute définition. À 630 m de fond, évolue un spécimen dont le corps conique mesure 3 m. En comptant ses membres, il en ferait 8... si ses deux tentacules n'avaient pas été sectionnés pour une raison inconnue ! Ses 8 bras ondulent alentour pour freiner sa dérive vers les profondeurs. En effet, le bec accroché au lourd appât - un calmar - tendu par le scientifique, l'animal ne parvient pas à compenser son poids. Ses nageoires, deux minuscules ailettes triangulaires qui dansent à son extrémité postérieure, servant à le stabiliser. Tout à son festin, le céphalopode gonfle son manteau, envoie de l'eau vers ses branchies internes, l'expulse via son entonnoir ventral pour se propulser... mais sombre néanmoins. À 900 m, il lâche sa proie et disparait.
Ce ballet dure 18 minutes totalement inédites qui laissent le zoologiste émerveillé : "Avec le caméraman et le pilote du submersible, nous étions plongés dans les ténèbres. À 5 m devant moi, une couronne de bras attaquait notre appât et je ne voyais rien ! Puis on a allumé les projecteurs et le calmar est apparu dans toute sa splendeur : c'était phénoménal. Il était vraiment grand et magnifique". Malgré ses quarante années de travail sur les céphalopodes, Tsunemi Kubodera est surpris. Il note que sur ses deux tentacules mutilés figurent une série de ventouses qui ne devraient exister qu'à leur extrémité perdue. Il comprend alors que les tentacules sont en train... de se régénérer ! Surtout, il découvre, ébahi, les reflets métalliques et dorés du manteau d'Architeuthis. Rien ne laissait présager ses couleurs et son éclat.

LE MYSTÈRE RESTE ENTIER

Révélé dans toute sa splendeur et dans son habitat natural, le calmar géant a montré son vrai visage. Cette troisième rencontre est la plus belle, la plus intense, celle qui lui donne chair et réalité. Pourtant, en dépit des observations soigneusement rapportées par Tsunemi Kubodera, le kraken n'en reste pas moins nimbé de mystère.
Existe-t-il un ou plusieurs calmars géants ? "Le nombre d'espèces valides est inconnu. Trois sont citées régulièrement : Architeuthis dux, Architeuthis martensi et Architeuthis sanctipauli. Mais toutes sont basées sur la description de spécimens incomplets, précise Elizabeth Shea, du Muséum d'histoire naturelle du Delaware (Etats-Unis). De récentes analyses du génome mitochondrial suggèrent que tous les échantillons de tissus d'Architeuthis appartiennent a une seule espèce ayant une distribution mondiale. Si c'est exact, sa variation morphologique est considérable !" À l'image des inconnues qui l'entourent : Que mange-t-il ? Comment se reproduit-il ? Vit-il seul ou en groupe ? Quelle taille peut-il atteindre ? Combien de temps peut-il vivre ? Autant de questions sans réponse ou presque. Celle de leur nombre était la plus brûlante.

CE QU'ILS SAVENT : Le calmar géant reste en grande partie une énigme pour les spécialistes. Quelque 600 spécimens seulement, entiers ou en morceaux (échoués ou trouvés dans des filets de pêche), ont été documentés dans l'Atlantique Nord, au large de la péninsule ibérique, de l'Afrique du Sud, de la Namibie, de la Nouvelle-Zélande et de l'Australie. Un animal a même été repêché en Méditerranée. On estime en général que ce céphalopode, qui appartient au genre Architeuthis, mesure en moyenne une vingtaine de mètres. À l'intérieur de son bec, tous les aliments sont broyés par la radula, une sorte de langue garnie de dents, avant d'être décomposés par son système digestif. Son puissant pénis, organe musculeux qui atteint près de 90 % de la longueur du manteau, parviendrait à percer l'épiderme de sa partenaire : une fécondation dite "traumatique". Enfin, son premier prédateur connu est le cachalot.

On imagine le kraken rarissime, puisqu'introuvable depuis des siècles, mais rien n'est moins sûr. "Contrairement à d'autres animaux marins charismatiques de grande taille, dont le nombre est connu et surveillé, comme les baleines, les dauphins ou les pieuvres géantes du Pacifique, la population mondiale de calmars géants est totalement inconnue", déclare Elizabeth Shea. C'est que les krakens ne se laissent ni compter ni équiper d'émetteur. Leur corps mou n'y aidant pas. Ni leur tendance à fuir, là où baleines et pieuvres se montrent moins farouches. Il faut donc se contenter d'estimations sur la base des restes trouvés dans l'estomac de cachalots.
En 1980, Malcolm Clarke, grand spécialiste des baleines et des céphalopodes, suggérait que 1 % des 700 à 800 calmars mangés chaque jour par la femelle cachalot et des 300 à 400 mangés par le mâle seraient des Architeuthis. Sachant qu'on dénombre 360.000 cachalots dans le monde, un rapide calcul donne plus de 3,6 millions de calmars géants avalés par jour ! Ce qui laisse imaginer une population de plusieurs milliards d'individus. L'estimation est fragile, mais si elle dit vrai, le calmar géant est aussi commun qu'insaisissable. Une petite rencontre de 18 minutes pour se faire une idée de la vie de myriades d'individus dissimulés dans les abysses : le cadeau facétieux du kraken. Le mythe a peut-être vécu, mais le mystère, lui, n'est pas près d'être levé !

DES CALMARS VOLANTS ONT ÉTÉ PHOTOGRAPHIÉS
Des créatures jaillissent de la mer, volent durant trois secondes et replongent
. Pendant l'été 2011, lorsqu'ils observent ce ballet dans le nord ouest du Pacifique, Kata Muramatsu, Jun Yamamoto et leur équipe, de l'université d'Hokkaido (Japon), pensent à des poissons volants. Mais sur les 21 clichés réalisés, ils découvrent de jeunes calmars d'une dizaine de centimètres et de diverses espèces, sans lien avec Arthiteuthis.
Leur étude, qui vient d'être publiée, révèle que ces calmars ne se contentent pas de sauter hors de l'eau. Ils adoptent également une position aérodynamique élaborée : bras et nageoires rabattus lorsqu'ils se propulsent en expulsant de l'eau, puis déployés pendant un vol plané d'une trentaine de mètres. Ils se déplacent alors à la vitesse de 11,2 m/s : plus vite que sous l'eau !

RAFAELE BRILLAUD ET FRANCOIS LASSAGNE - SCIENCE & VIE > Mai > 2013
 

   
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