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Deux Siècles après Newton, Einstein

Courbure = Matière, telle est l'équation fondamentale de la théorie moderne de la gravitation : la théorie de la relativité générale. Comment Einstein l'a-t-il trouvée ?

Au début du XXè siècle la théorie de la gravitation, telle que Newton l'avait établie, reste l'archétype même de la science, le paradigme auquel est confronté tout savoir qui se veut scientifique. Sa forme mathématique a été raffinée par des générations de mathématiciens et de physiciens tels que Clairaut, Laplace, Lagrange, Poisson, Hamilton. Quant à sa validité, elle a été prouvée de manière spectaculaire par la découverte de la planète Neptune, au milieu du siècle précédent. Adams et Le Verrier en avaient déterminé par le calcul l'existence et la position à partir des anomalies du mouvement d'Uranus. Il n'y a donc pas de raison de la remettre en cause, sinon qu'elle heurte le sentiment esthétique d'Einstein.
La théorie de Newton présente un inconvénient majeur à ses yeux : elle décrit une action instantanée à distance de deux masses l'une sur l'autre, en contradiction avec la relativité restreinte qui interdit toute transmission d'un signal plus vite que la lumière. Maxwell en 1864, Lorentz en 1900, Poincaré en 1905, envisagent de modifier la théorie pour que les perturbations apportées à une masse se propagent vers l'autre (à la vitesse de la lumière ?) comme c'est le cas pour l'électromagnétisme. Mais les travaux n'aboutissent pas. Einstein, lui, propose un changement d'interprétation complet pour la gravitation. Pour Newton comme pour ses continuateurs, il s'agit d'une force s'exerçant à travers l'espace entre des objets massifs. Rien de tel pour Einstein : dans sa théorie de la gravitation, la relativité générale, les objets se déplacent librement dans l'espace-temps sans ressentir la moindre force ; en revanche, cet espace-temps voit sa géométrie déformée, courbée par la présence de matière, et ne suit plus les règles d'Euclide. C'est donc une théorie d'une très grande simplicité formelle, à la portée d'un enfant de quatre ans, bien que son emploi soit malheureusement rendu un peu difficile par l'appareil mathématique du calcul tensoriel dont on ne sait pas encore faire l'économie.
La relativité générale a en fait deux volets indépendants, l'un qui décrit comment la matière courbe l'espace et l'autre qui décrit comment se déplacer dans cet espace courbe. Les théories rivales diffèrent en général dans la manière dont la matière courbe l'espace-temps, plus rarement par la façon de s'y déplacer. Dès 1907, Einstein souhaite étendre la relativité restreinte aux déplacements accélérés et y inclure la gravitation. Il a alors, selon ses propres termes, "l'idée la plus heureuse de [sa] vie : la gravitation n'a qu'une existence relative [...]. Pour un observateur tombant en chute libre [...] il n'existe aucun champ gravitationnel". Einstein invoque ici le principe d'équivalence selon lequel tous les objets se comportent de la même manière dans un champ de gravitation, et il fait de ce principe la pierre angulaire de sa théorie de la gravitation.

POURQUOI LA "RELATIVITÉ" S'APPELLE AINSI ?
L'article d'Einstein de 1905 Sur l'électrodynamique des corps en mouvement fonde la relativité sur deux postulats : que les lois de la physique soient identiques dans tous les systèmes de référence en mouvement relatif uniforme les uns par rapport aux autres (référentiels d'inertie) et que la vitesse de la lumière soit identique dans tous ces référentiels. Ce principe de relativité, selon lequel les lois physiques sont indifférentes au référentiel dans lequel on les exprime, est encore restreint aux mouvements uniformes (d'où le nom de relativité restreinte) mais il est généralisé par Einstein en 1915 à tous les référentiels, et plus seulement ceux en mouvement relatif uniforme : la relativité devient générale.
Le principe de relativité signifie en particulier qu'il n'existe aucun référentiel privilégié pour décrire ces lois, et en particulier que les notions d'espace et de temps absolus de Newton sont vides de sens. Même si certains peuvent se révéler d'un usage plus pratique que d'autres, tous les référentiels sont aussi valables les uns que les autres. Cela n'ouvre nullement la voie à un quelconque "relativisme philosophique" du genre "il n'y a pas de vérité absolue, tout se vaut"... Bien au contraire, utiliser la relativité (restreinte ou générale) signifie rechercher des lois qui restent identiques dans tous les référentiels ! Concrètement, on écrit les équations de façon covariante (de sorte que leur forme reste inchangée dans un changement de référentiel) et on recherche les invariants, les quantités qui ne sont pas modifiées dans un changement de référentiel (par exemple, l'énergie et l'impulsion d'une particule sont modifiées de façon très précise dans un changement de référentiel et sa masse reste identique).

LE PRINCIPE D'ÉQUIVALENCE

Si la gravitation peut "disparaître" dans la géométrie de l'espace-temps, c'est parce qu'elle possède une extraordinaire propriété : tous les corps se déplacent exactement de la même façon sous son influence. La Lune "tombe" sur la Terre exactement comme une pomme, l'astronaute en orbite autour de la Terre se déplace exactement comme son vaisseau spatial (et c'est pourquoi il nous paraît flotter dans sa cabine). Ce n'est pas une découverte récente. La célèbre expérience probablement apocryphe - de Galilée du haut de la Tour de Pise ne montre pas autre chose : lâchant simultanément du haut de la Tour penchée un lourd boulet de canon et une légère sphère de bois, il montre qu'ils arrivent en même temps au sol. Les astronautes d'Apollo rééditèrent l'expérience sur la Lune (où l'absence d'air évite que sa résistance ne perturbe le résultat) devant les caméras de télévision : une plume et un poids arrivèrent au sol en même temps.
Cette propriété signifie que la gravitation se comporte comme une accélération pure : les mouvements des objets dans un véhicule qui freine ou un manège en rotation sont eux aussi identiques quelles que soient leurs masses. Suivons Einstein et faisons un pas de plus : si nous sommes à l'intérieur d'une cabine d'ascenseur fermée, sans repère extérieur, il nous est impossible de savoir si notre poids est dû à la pesanteur, à l'accélération de la cabine ou à une superposition des deux. Einstein en déduit que si les conséquences des deux phénomènes sont indiscernables, c'est qu'ils sont en réalité équivalents, que la gravitation n'est rien d'autre qu'une accélération.
Avant d'aller plus loin, il faut dire que cette équivalence est bien entendu présente dans la gravitation de Newton, mais qu'elle y apparaît comme une coïncidence accidentelle entre masse grave et masse inertielle. Il existe en effet deux notions très différentes de masse : la masse inertielle m, mesure la réaction d'un objet à une force appliquée et elle apparaît dans la relation fondamentale de la dynamique F = mi g. La masse grave mg est la source de la force de gravitation F = Gmg m'/r². Rien n'oblige ces deux quantités à être reliées, et on pourrait parfaitement imaginer que leur rapport varie d'un corps à un autre, d'un matériau à un autre, comme le fait par exemple le rapport entre masse inertielle et charge électrique (source de la force électrostatique de Coulomb). Mais, nous l'avons dit, ce n'est pas ce qui est observé expérimentalement : deux corps de compositions et de masses différentes tombent exactement de la même façon dans un champ de pesanteur. L'importance cruciale d'une vérification expérimentale de cette égalité explique que l'expérience de Galilée ait été successivement raffinée, entre autres par Newton lui-même (avec une précision de 10-3 en utilisant un pendule à balancier), par Eotvos en 1889 (précision de 10-9 avec un pendule de torsion) et par Dicke en 1965 (10-11 avec un pendule de torsion) en attendant qu'une expérience sur satellite atteigne une précision de 10-18 (projet STEP).
Tous dans le même mouvement (->) : Dans ce manège en rotation, les individus, quelles que soient leurs masses, ont des mouvements identiques. La gravitation agit de même, telle une accélération pure : soumis à son influence, tous les corps se déplacent de la même manière.
Cette égalité observée des masses grave et inertielle est érigée par Einstein en principe fondamental, le principe d'équivalence : un système accéléré et un système soumis à un champ de pesanteur sont équivalents. Einstein va d'ailleurs plus loin en adoptant un principe plus fort : toutes les lois de la physique, et non seulement celles de la gravitation, sont localement identiques dans tous les systèmes de référence, quel que soit leur mouvement relatif ou leur accélération. Cela rend possible la géométrisation de la gravité. En effet, si les effets dynamiques des forces de gravitation ne dépendent pas de la nature ni des caractéristiques des corps qui y sont soumis, c'est - pense Einstein - que ces effets ne dépendent que de la nature et des caractéristiques de l'espace dans lequel se déplacent les corps. Un pas de plus, et on dira que les forces de gravitation n'existent pas en tant que telles et qu'elles ne sont que la manifestation de la nature locale de l'espace. Mais cela signifie que l'espace n'est pas aussi simple que le pensait Newton. Il devient pour Einstein un objet dynamique légèrement compliqué.

L'ESPACE-TEMPS SE COURBE

La physique classique de Newton considère en effet qu'il existe un espace et un temps absolus, infinis, obéissant à la géométrie d'Euclide et indépendants de leur contenu. Ils forment une arène statique et immuable à l'intérieur de laquelle se déroulent tous les phénomènes physiques. La relativité restreinte efface la distinction entre espace et temps. Deux observateurs en mouvement relatif ne les séparent pas de la même façon, le "temps" de l'un correspondant à un mélange du "temps" et de "l'espace" de l'autre. Minkowski montre en 1908 que la seule réalité indépendante des observateurs est l'espace-temps, dont chacun voit une "coupe" personnelle. Mais cet espace-temps demeure indépendant de son contenu et la géométrie de l'espace reste euclidienne : la somme des angles d'un triangle vaut toujours 180°, les parallèles ne se coupent pas, etc. Il est clair pour Einstein qu'il faut modifier cet espace-temps rigide pour qu'il puisse jouer le rôle dynamique qu'il attend de lui. Mais comment ? En fait, le problème a deux volets : il faut savoir, d'une part, comment la présence de matière modifie l'espace-temps : d'autre part comment se déplace la matière dans cet espace-temps modifié.
Le second volet est conceptuellement le plus simple. Puisque, par hypothèse, la matière n'est soumise à aucune force : elle se déplace donc en ligne droite ! La subtilité vient bien entendu de la définition de ce qu'on entend par "ligne droite". Einstein tâtonne un peu. Le principe d'équivalence le guide au début et lui permet de prévoir, dès 1907, le ralentissement des horloges dans un champ de gravité ou la déviation des rayons lumineux par une masse. Dans l'expérience de pensée de l'ascenseur, il lui semble évident que si la trajectoire d'un rayon lumineux est rectiligne pour un observateur extérieur, elle sera courbée pour l'observateur à l'intérieur de l'ascenseur accéléré. L'équivalence entre accélération et champ de gravité le conduit donc à prévoir une déviation des rayons lumineux par une masse. Mais le principe d'équivalence ne dicte pas la forme que doit prendre l'espace-temps. Il dit simplement que l'on peut toujours "absorber" la gravitation dans une accélération locale, et donc ramener localement l'espace-temps à la forme rigide de Minkowski, mais il reste à raccorder ces géométries euclidiennes les unes aux autres de manière cohérente.
En effet, si l'expérience de l'ascenseur permet d'assimiler chute libre dans un champ de gravité et mouvement accéléré, et d'affirmer que l'espace-temps autour de l'observateur ne se distingue pas d'un espace-temps euclidien de Minkowski accéléré, cette équivalence ne peut être que locale. Le champ de gravité de la Terre pointe vers le centre de la Terre, et par conséquent, les espace-temps autour d'observateurs situés en des points différents autour de la Terre n'ont pas la même orientation. S'ils communiquent entre eux, ils se rendent compte que l'espace-temps n'est pas partout euclidien. Si leurs observations sont assez précises, ils peuvent même se rendre compte que les objets lâchés près de deux parois opposées de leur ascenseur dérivent vers le centre de la cabine. Pour Newton, cela signifie qu'ils convergent vers le centre de la Terre, pour Einstein qu'ils ressentent la courbure locale de l'espace-temps. Comment raccorde-t-on des géométries localement euclidiennes qui ne concordent pas ?
Prenons un exemple familier pour voir quel problème rencontre Einstein. A notre échelle humaine, la surface de la Terre est pratiquement plate et le bricoleur qui achète un grillage pour son jardin calcule son périmètre avec la bonne vieille géométrie plane d'Euclide. Nous pouvons approximer la surface de la Terre par un plan, à Paris aussi bien qu'à Pékin ou à Santiago du Chili, mais ces plans ne sont pas les mêmes. Cependant nous savons les raccorder en une surface sphérique, une surface non euclidienne, et utiliser la géométrie de la sphère pour calculer la distance séparant Pékin de Santiago. Einstein doit donc trouver le moyen de raccorder entre eux des petits bouts d'espace-temps. C'est un problème que les mathématiciens ont en fait déjà longuement étudié au XIXè siècle à la suite de Gauss, Lobatchevski, Bolyai et surtout Riemann. En ces années 1910, les géométries non euclidiennes, ou riemanniennes, sont bien connues des mathématiciens, mais beaucoup moins des physiciens. Son ami mathématicien Marcel Grossmann aide Einstein à se familiariser avec ces géométries et à appliquer à l'espace-temps les puissantes méthodes du calcul tensoriel développées par l'école italienne de Levi-Civita et Ricci pour l'espace. Il devient peu à peu clair pour Einstein et Grossmann que l'espace-temps doit être - mathématiquement parlant - une surface à quatre dimensions (trois d'espace et une de temps) dont la géométrie est riemannienne. Einstein sait maintenant, en 1912, comment décrire en principe le mouvement d'une planète autour du Soleil : la planète n'est soumise à aucune force et elle suit donc une simple géodésique de la géométrie engendrée par le Soleil, une "ligne droite" en somme, dont l'équation dépend de la forme exacte de cette géométrie, c'est-à-dire de la connaissance du tenseur métrique (encadré ci-dessous). Mais la géodésique ne dépend évidemment pas de l'objet qui la parcourt, elle est intrinsèque à la géométrie. Que ce soit une planète ou un grain de poussière importe peu : tous suivent les mêmes trajectoires dans l'espace-temps, en application du principe d'équivalence. Il reste - simplement - à déterminer quelle géométrie résulte de la présence de matière.

LES ESPACES COURBES
La notion de "ligne droite" familière en géométrie plane se généralise en géométrie courbe et on parle de "géodésique". C'est toujours la ligne la plus directe entre deux points, et c'est aussi la plus courte si une notion de longueur est définie sur la surface. Pour reprendre encore l'exemple de la Terre, les géodésiques sont les arcs de grand cercle (tels l'équateur ou les méridiens, mais pas les parallèles). Les mathématiciens disent qu'une surface (ou plus généralement un espace de dimension quelconque) est courbe si les règles de la géométrie y diffèrent de celles d'Euclide. La géométrie d'une surface s'étudie de l'intérieur, et non en la plongeant dans un espace plus grand, ce qui est d'ailleurs souvent impossible et parfois trompeur malgré son côté séduisant. Ainsi la somme des angles d'un triangle tracé sur un cône ou un cylindre fait 180°, montrant que ces surfaces sont planes, au sens mathématique du terme, alors qu'elle n'atteint pas 180° pour un triangle tracé sur une selle de cheval ou un col de montagne (surfaces de courbure négative), tandis qu'elle dépasse 180° pour un triangle tracé sur une sphère (surface de courbure positive). Un triangle tracé sur la Terre avec un bout de l'équateur et deux arcs de méridien se rejoignant au pôle possède deux angles droits à la base et un angle au sommet qui peut atteindre 360° ! De même, des droites (géodésiques) parallèles divergent sur une surface de courbure négative, tandis qu'elles finissent par se rejoindre sur une surface de courbure positive (pensons aux méridiens terrestres, précisément). Connaître la géométrie d'une surface riemannienne signifie savoir comment varient les angles, les longueurs, les aires, tout au long de la surface. Ceci est en général codé sous la forme d'un objet mathématique, le tenseur métrique, à partir duquel peuvent être calculées toutes ces quantités.

COURBURE ET MATIÈRE : LA DIFFICILE GESTATION DE LA THÉORIE

Ce volet se révèle beaucoup plus difficile pour Einstein que le précédent. Comment la masse courbe l'espace-temps est une question qui l'occupe plusieurs années, de 1912 à 1915, avec bien des erreurs et des impasses. La gravitation de Newton est une théorie qui décrit avec une remarquable précision les mouvements complexes des planètes du Système solaire, et, dans sa formulation moderne, elle établit une relation directe entre les variations spatiales Df du potentiel gravitationnel f et la densité de masse r qui en est à l'origine : l'équation de Poisson Df = r. En termes plus concrets, plus il y a de masse, plus le potentiel de gravitation se creuse, et plus l'accélération est intense. Einstein se doute bien qu'il lui faut établir une relation similaire entre la répartition de masse et la géométrie de l'espace-temps, qui joue dans sa théorie le rôle tenu par le potentiel dans celle de Newton, celui de moteur du mouvement. Il écrit donc une équation Courbure = Matière (il est difficile d'imaginer équation plus simple en physique) ou pour utiliser les notations traditionnelles E = T. Dans cette équation, T doit être une quantité reliée à la distribution de masse et E une quantité reliée à la géométrie, donc techniquement une fonction E (g) du tenseur métrique g (voir encadré ci-dessus) et de ses variations dans l'espace-temps. Le parallèle entre E et Df d'une part, et entre T et r d'autre part est clair mais Einstein a beaucoup de mal à établir une forme acceptable pour les fonctions E et T.
Du côté matière de l'équation, la fonction T ne peut pas dépendre de la seule distribution de masse, puisque Einstein a déjà montré dans la relativité restreinte que l'énergie et la quantité de mouvement (ou impulsion) pouvaient se transformer en masse (la célèbre relation e = mc²). La relativité restreinte fournit directement la généralisation de la densité de masse r, c'est le tenseur énergie-impulsion (noté T bien entendu). Ainsi, la masse n'est pas la seule responsable de la courbure de la géométrie, mais toutes les formes d'énergie y contribuent (énergie cinétique, rayonnement, pression, etc.). Toutes les formes, y compris l'énergie potentielle stockée dans le champ de gravitation (le potentiel f de tout à l'heure) ? Certainement : l'énergie d'un champ de gravitation est elle-même source d'un champ de gravitation. Dans le nouveau langage, on ne parle pas de potentiel mais de courbure de la géométrie, mais cela ne change rien à l'affaire : la courbure de la géométrie est elle-même source de courbure. On dit que la théorie est non linéaire, et cette caractéristique se révèle une source apparemment inépuisable de complications techniques. Mais n'anticipons pas.
Où en sommes-nous ? A droite de l'équation d'Einstein, nous avons la source de la gravitation - ou de la géométrie, selon le point de vue adopté dans le tenseur énergie-impulsion T qui décrit la distribution spatio-temporelle des diverses formes de matière et d'énergie. A gauche, nous devons placer une fonction, encore indéterminée, du tenseur métrique g et de ses variations spatiotemporelles. Le seul guide est qu'il faut impérativement que la nouvelle théorie conduise aux mêmes résultats que la gravitation de Newton dans le domaine où celle-ci est bien vérifiée, celui des petites vitesses, des petites masses et des grandes distances. Petites et grandes par rapport à quoi, d'ailleurs ? Ouvrons une parenthèse numérologique : dans toute théorie de la gravitation figurent nécessairement des masses M, des longueurs L, des vitesses V et la constante de Newton de la gravitation G. Par simple analyse dimensionnelle, on en déduit que la vitesse V est proportionnelle à [GM/L]1/2. Quand cette vitesse V est petite devant la vitesse c de la lumière, la gravitation de Newton est bien vérifiée. Mais quand V approche de c, on doit s'attendre à des modifications "relativistes" pour les champs intenses (masses élevées ou distances faibles). Dans le cadre du Système solaire, ces corrections relativistes sont bien sûr très petites car les vitesses atteintes sont de l'ordre du dix millième de la vitesse de la lumière.
Il y a une légère complication que nous avons passée sous silence en écrivant simplement E (g) = T. Nous voulons une théorie relativiste, c'est-à-dire une théorie dans laquelle les équations de la physique, et en particulier celles de la gravitation, aient la même forme dans tous les systèmes de référence que nous pouvons choisir (on dit qu'elles sont covariantes). Quand on passe d'un système de référence à un autre, de la Terre à un vaisseau en orbite autour de Proxima du Centaure, par exemple, chacune des quantités que nous écrivons se transforme d'une manière bien précise. Une quantité scalaire X reste ainsi identique à elle-même, un vecteur Xm se transforme d'une certaine façon, avec des indices m correspondant aux quatre directions de l'espace-temps, un tenseur Xmn d'une certaine façon, et ainsi de suite. L'équation de Poisson Df = r est une équation scalaire, mais que doit être E (g) = T ? En 1913, Nordstrom propose la théorie relativiste de la gravitation la plus simple que l'on puisse imaginer, une théorie scalaire dans laquelle la fonction E est simplement la courbure scalaire de l'espace-temps (l'équivalent du rayon de la Terre) et T la trace du tenseur énergie-impulsion Tmn (la somme des termes diagonaux) qui est aussi un scalaire ayant la même valeur dans tous les référentiels. Mais les conséquences ne correspondent pas aux observations : la théorie de Nordstrom prévoit un retard du périhélie de Mercure et non une avance. Alors une équation vectorielle, du genre Em = Tm ? Maxwell avait exploré cette voie dès 1864 et s'était rendu compte que cela ne peut convenir car une équation de ce genre conduit certes à des forces attractives mais aussi à des forces répulsives : l'électromagnétisme en est un bon exemple, or on sait qu'il n'existe pas d'antigravité, de gravité répulsive. Einstein est donc amené à considérer des équations tensorielles de la forme Emn = Tmn.
Einstein essaie diverses fonctions Emn (g) imaginables, mais il bute toujours sur le même obstacle. Quand sa théorie redonne celle de Newton à la limite non relativiste, il n'en est pas satisfait car l'équation obtenue ne lui permet pas de déterminer complètement le tenseur métrique g pour une distribution donnée de matière et d'énergie. Einstein obtient toujours plusieurs solutions possibles, ce qu'il interprète comme plusieurs géométries possibles de l'espace-temps pour une même distribution de matière. Un tel arbitraire est physiquement exclu, et pour obliger son équation à n'avoir qu'une seule solution, Einstein en vient même à renoncer à la relativité ! Il accepte, la mort dans l'âme, que ses équations ne soient covariantes que pour certains changements particuliers de référentiels, mais pas pour tous. C'est une période extrêmement difficîle de sa vie, jusqu'au moment où il revient à la relativité et à la covariance des équations. La fonction Emn (g) à laquelle il s'arrête le 25 novembre 1915, appelée depuis tenseur d'Einstein (d'où le E), est une expression un peu complexe, mais qui redonne l'équation de Poisson pour un potentiel de gravitation faible (au sens que f << c²).
En fait, le problème qui perturbait Einstein n'en était pas un : les diverses solutions possibles pour le tenseur métrique g correspondent en réalité à la même géométrie de l'espace-temps, mais exprimée dans des systèmes de coordonnées différents (un peu comme on peut utiliser indifféremment des coordonnées cartésiennes ou polaires pour décrire le même plan). Le mathématicien David Hilbert utilise précisément cette invariance nécessaire de la théorie vis-à-vis du système de coordonnées pour obtenir en même temps que lui - l'équation d'Einstein : c'est la seule équation construite avec le tenseur métrique qui soit invariante sous un changement quelconque de coordonnées. Ou presque la seule : il est possible de la généraliser en lui ajoutant une constante, qui fera une grande carrière sous le nom de constante cosmologique mais ceci est une autre histoire.

UNE ÉQUATION DIFFÉRENTIELLE LOCALE NON LINÉAIRE

D'un point de vue mathématique, l'équation d'Einstein est une équation différentielle locale non linéaire. Une équation différentielle : cela signifie qu'elle relie les variations du tenseur métrique d'un point de l'espace-temps au point voisin à la densité d'énergie en ce point. On peut donc calculer ce tenseur, et donc la géométrie, de proche en proche à partir de sa valeur en un point donné. Cela signifie également qu'il est nécessaire de connaître cette valeur de départ pour calculer une solution de l'équation, et qu'à chaque valeur initiale différente correspond une solution différente. Déterminer des valeurs initiales acceptables, ce que l'on appelle plus généralement des conditions aux limites, n'est pas toujours tâche facile car elles doivent être compatibles avec la distribution de matière choisie. Résoudre l'équation d'Einstein signifie donc trouver une solution pour une distribution donnée de matière et une condition aux limites donnée. C'est une situation qui n'est nullement propre à la relativité générale et que l'on retrouve dans de très nombreuses branches de la physique comme l'électromagnétisme ou la diffusion de la chaleur. On la trouve déjà pour la gravitation de Newton : la trajectoire d'une planète est entièrement calculable à la condition expresse de connaître sa position et sa vitesse à un instant donné, et, dans le même champ de gravité, deux objets de positions ou de vitesses initiales différentes suivent des trajectoires différentes.
L'équation d'Einstein est également une équation locale : les variations locales du tenseur métrique sont reliées à la distribution locale de matière. Il n'y a pas d'action à distance, ce qui était l'exigence initiale d'Einstein. L'influence de la matière éloignée ne se fait sentir que par les perturbations qu'elle entraîne de proche en proche sur la métrique, et une modification en un endroit de la distribution de matière ne se fait sentir ailleurs qu'au bout du temps nécessaire à la propagation d'un signal de l'un à l'autre endroit. Des modifications rythmiques de cette distribution seront ressenties ailleurs au travers de perturbations rythmées de la géométrie : des ondes gravitationnelles. Mais étant une équation locale, l'équation d'Einstein ne dit rien de la géométrie globale de l'espace-temps, de sa topologie. Imaginons par exemple que nous ayons déterminé que la géométrie locale était euclidienne : cela ne nous autorise aucunement à conclure que la géoniétrie globale le soit. Pour prendre un exemple à deux dimensions, la géométrie interne du plan, du cône et du cylindre sont toutes les trois planes, une fourmi se déplaçant sur ces surfaces ne verrait aucune différence (la somme des angles d'un triangle vaut 180° dans les trois cas. etc.). Ce n'est que si elle retrouvait ses traces après avoir parcouru une ligne droite qu'elle pourrait soupçonner explorer un cylindre ou un cône. La relativité générale ne donne aucune information sur les propriétés globales de l'espace-temps.
Enfin, l'équation d'Einstein est non linéaire car parmi les sources de la courbure de la géométrie se trouve la courbure elle-même. C'est une importante différence avec l'électromagnétisme, où les charges et les courants sont source du champ électromagnétique, mais le champ lui-même n'est pas source du champ. Le tenseur d'Einstein Emn (g) est en fait la somme de deux termes, le tenseur de Ricci R qui mesure la courbure de la géométrie et un second terme qu'on pourrait considérer comme le tenseur énergie impulsion de la courbure, et qu'on devrait placer à droite de l'équation avec le tenseur énergie-impulsion de la matière Tmn (mais il paraît plus logique de rassembler à gauche tout ce qui dépend de la géométrie et à droite tout ce qui dépend de la matière). Une remarque similaire peut être faite au sujet du terme constant que l'on peut ajouter à l'équation d'Einstein : si on le place à gauche, il s'agit de la constante cosmologique utilisée par Einstein dans son modèle pour l'Univers. Si, par contre, on le place à droite de l'équation, on l'interprète comme une addition à la densité d'énergie de la matière. Sous le nom d'énergie du vide, elle peut alors voir sa valeur varier dans certains modèles cosmologiques de l'Univers (modèles d'inflation par exemple).
Armés de l'équation d'Einstein Courbure = Matière, que pouvons-nous faire ? On peut l'utiliser dans les deux sens. On peut par exemple explorer l'espace dans lequel nous sommes en observant le comportement des objets autour de nous pour en déduire les géodésiques qu'ils suivent, reconstituer la géométrie correspondante et en déduire la distribution de matière qui l'a façonnée. On peut inversement observer la distribution de matière environnante et calculer la métrique qu'elle engendre. Dans l'une ou l'autre de ces approches, l'utilisation de symétries facilite grandement la tâche : avoir une distribution de matière indépendante du temps ou à symétrie sphérique (comme pour le Système solaire, en première approximation), ou une distribution uniforme dans l'espace (comme pour l'Univers dans le modèle du Big Bang), permet de simplifier considérablement l'équation d'Einstein.

ÉPILOGUE : OÙ EST LA "RÉALITÉ" ?

La relativité générale conduit à des prédictions différentes de la théorie de la gravitation de Newton, ce qui permet de les départager en pratique par l'observation. Mais on pourrait fort bien imaginer qu'elles conduisent exactement aux mêmes résultats. Laquelle serait "vraie" ? L'une décrit une force mettant en mouvement des objets dans un espace-temps euclidien, l'autre une distorsion de l'espace-temps devenant riemannien où des objets se meuvent librement. Comment deux images si dissemblables pourraient-elles être simultanément justes ? Laquelle choisir, et sur quels critères ?
La réponse est : prenez l'image qui vous arrange ! En suivant Thorne, on peut imaginer que l'espace-temps est plat mais qu'étalons de longueur et de temps soient élastiques et se déforment quand on les déplace dans un champ de gravitation. Le lundi et le mercredi, il est pratique d'imaginer l'espace courbe pour étudier les trous noirs, tandis que le mardi et le jeudi, il est plus pratique de l'imaginer plat avec des étalons variables pour étudier les ondes gravitationnelles. Les deux descriptions sont mathématiquement équivalentes et les résultats physiques sont identiques pour les deux images de la "réalité". Quant au vendredi et au samedi, on pourra considérer que la gravitation est due à des particules matérielles, les gravitons, échangées entre les particules massives, en calquant l'électrodynamique où les forces électromagnétiques sont dues à l'échange de photons entre particules chargées (avec cette différence que les gravitons échangent des gravitons en raison de la non-linéarité de la gravitation). On reconstruira ainsi une théorie mathématiquement identique à celle d'Einstein, mais sur des bases entièrement différentes. Il conviendra de choisir la description la plus appropriée à la question que l'on souhaite traiter, exactement comme on choisit des coordonnées cartésiennes ou polaires dans un plan selon le problème à résoudre.

ALAIN BOUQUET - SCIENCE & VIE HS > Décembre > 1998
 

   
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