Les Révolutions de l'Espace-Temps |
Supersymétrie, nouvelles dimensions... Pour unifier les forces qui règnent sur les particules et le cosmos, les théoriciens dessinent d'autres Univers.
C'est le Graal de la physique, la quête ultime : trouver l'unique force qui présidait aux premiers temps de l'Univers, lors du Big Bang, lorsque l'espace et le temps émergeaient à peine. Ce vieux rêve pourrait devenir réalité grâce au LHC. Les nouvelles échelles d'énergie que l'accélérateur permettra d'explorer seront en effet proches de celles qui régnaient 10-43 seconde après l'instant zéro, lorsque l'Univers était extrêmement chaud et dense, rempli uniquement de particules et soumis à des forces gravitationnelles extraordinaires. Or, si les physiciens décrivent aujourd'hui les interactions entre les particules à l'aide de la mécanique quantique, ils recourent à la relativité générale pour la gravitation, et n'arrivent pas à faire cohabiter ces deux théories. Le LHC permettra peut-être de reconstituer l'époque où toutes les interactions étaient unifiées, et de réconcilier les deux théories en une seule, dite de gravité quantique.
COMME DES FOURMIS SUR UN FIL
Tout semble séparer la relativité générale et la mécanique quantique : l'une décrit les phénomènes à l'échelle cosmique, où les astres rayonnent selon un spectre d'énergie continu ; l'autre, à celle des particules, où les variations d'énergie ne se font que par quantités précises, les quantas. Diffère aussi leur espace-temps. Alors que la mécanique quantique opère dans un espace-temps plat et immuable, la relativité générale considère un espace-temps courbe - par exemple la surface d'une sphère -, façonné par la répartition de la matière dans l'Univers.
Il existe néanmoins des liens de parenté entre les deux théories. De même que les trois interactions - faible, forte et électromagnétique s'expliquent, selon la mécanique quantique, par des particules de la famille des bosons, la gravitation pourrait théoriquement être décrite par un autre boson, le "graviton". "Sa détection est loin d'être expérimentalement à notre portée, explique cependant Pierre Ramond, de l'université de Floride. De même qu'il est plus facile de détecter les ondes électromagnétiques que les photons qui les véhiculent, le mieux que l'on puisse faire aujourd'hui est de détecter des ondes gravitationnelles qui signeraient sa présence".
Outre les gravitons, la plupart des théories de gravité quantique prédisent l'existence de dimensions d'espace supplémentaires et de particules encore inobservées. L'une des premières tentatives d'unification de la gravitation avec une autre interaction, l'interaction électromagnétique, offre d'ailleurs un éclairage éloquent sur les liens entre unification, dimensions et particules. Elle est due à deux physiciens, l'Allemand Kaluza et le Suédois Klein. En 1921, le premier a l'idée de considérer la théorie de la relativité générale en tenant compte de l'hypothèse d'une quatrième dimension d'espace. Après tout, pourquoi pas ? Comme le suggère Klein en 1926, il suffirait qu'elle soit repliée sur elle-même pour qu'elle passe inaperçue. Nous serions alors telles des fourmis se déplaçant sur un câble fin : les fourmis ne peuvent que le suivre et n'expérimentent donc que les conséquences dues à sa longueur. Les résultats obtenus par Kaluza sont étonnants. Ses équations sont celles que l'on retrouve habituellement dans la relativité, mais il en ajoute cinq autres décrivant l'évolution de la quatrième dimension d'espace. Or quatre d'entre elles sont équivalentes à celles que le physicien écossais Maxwell a élaborées dès 1861 pour décrire les interactions électromagnétiques. Elles se trouvent ainsi unifiées à la gravitation. La cinquième, équivalente à celle de Schrodinger utilisée en mécanique quantique, prédit l'existence de ce qui peut être considéré comme une nouvelle particule.
On sait de nos jours que la théorie de Kaluza-Klein n'est pas la bonne. Cependant, elle montre bien le lien qui existe entre dimensions d'espace supplémentaires, apparition de nouvelles particules et unification des interactions tel qu'on le retrouve dans de nombreuses théories de gravité quantique.
BOUCLE QUANTIQUE
La théorie des cordes n'est pas la seule alternative au modèle standard de la physique des particules. La théorie quantique à boucle est l'une de ses principales concurrentes. Pour ses promoteurs, nous ne vivons pas dans un espace vide avec un temps qui passe: l'espace-temps est en fait constitué de particules fondamentales avec lesquelles nous i nteragissons en permanence, qui peuvent donc être décrites par la mécanique quantique. Cette théorie ne propose pas d'unification des interactions et ne prédit pas l'existence de dimensions supplémentaires comme le fait la théorie des cordes. En revanche, elle fait des prédictions à priori vérifiables. Ainsi, de même qu'un prisme décompose la lumière, la structure granulaire de l'espace-temps devrait en quelque sorte décomposer la lumière des phénomènes les plus violents de l'Univers. Jusqu'à présent, rien de tel n'a encore été observé. |
LA VIBRATION DES CORDES
Aujourd'hui, c'est la théorie des cordes qui a la faveur de nombreux physiciens. "Une théorie très utile, même si elle est encore loin d'être comprise, explique Michael Green de l'université de Cambridge (Royaume-Uni). Sans doute la théorie de gravité quantique la plus avancée". Elle conçoit les particules non plus comme des objets ponctuels, mais comme de petites cordes vibrantes. Certaines d'entre elles, ouvertes, possèdent deux extrémités. D'autres forment des boucles. C'est par exemple le cas du graviton. Les différentes fréquences auxquelles vibrent ces cordes correspondent aux différentes particules élémentaires. Les interactions entre les particules sont décrites par la séparation ou la combinaison de cordes correspondant à l'émission ou à l'absorption d'une particule.
La première théorie des cordes a été développée à la fin des années 1960. Elle est qualifiée de bosonique car, si elle prédit l'existence des particules appartenant à la famille des bosons, elle n'inclut pas celle des fermions, et ne peut donc être une bonne description de notre monde. Afin de résoudre ce problème, les physiciens se sont donc demandé comment, en plus des bosons, une théorie des cordes pouvait prédire l'existence des fermions. C'est ainsi que naquit ce que l'on appelle la Supersymétrie.
Simulation de la signature d'un neutralino (->), une particule supersymétrique, dans un détecteur de particules. Les courbes montrent la trajectoire des particules qui accompagnent l'émission du neutralino.
Cette nouvelle symétrie de la nature prédit qu'à chaque boson correspond une particule, un superpartenaire, de la famille des fermions, et vice versa. Ainsi, au photon, boson responsable de la propagation de l'interaction électromagnétique, correspond une autre particule de type fermion, le photino. À l'électron, une particule de type fermion, correspond un boson appelé le sélectron. Pour l'instant, aucune particule superpartenaire n'a été observée, "et même si cela arrivait, cela ne prouverait pas la validité de la théorie des cordes, ajoute Pierre Ramond. Cela ne ferait qu'apporter un peu d'eau à son moulin".
Et c'est bien là le principal reproche qu'on peut lui faire : elle n'a pour l'instant pas énoncé de prédiction caractéristique vérifiable expérimentalement. "Il y a de nombreuses solutions aux équations de la théorie des cordes, chacune décrivant une physique des particules différente, raconte Michael Green. Parmi elles, bien entendu, celle qui décrit le modèle standard tel qu'observé dans les accélérateurs de particules. Mais nous n'avons aucun principe permettant de corréler une solution particulière à ce que nous observons. Il semble difficile aujourd'hui de montrer la validité de la théorie des cordes, et le LHC n'y changera probablement rien".

M COMME MEMBRANE
Simulations d'espaces à dix dimensions (dits de Calabi-Yau) prévus par la théorie des cordes (->).
L'association de la supersymétrie et de la théorie des cordes a donné naissance à cinq grands groupes de théories dites des supercordes. En tout, il y aurait plus de 10500 théories mathématiquement différentes ! L'une d'elles, appliquée à la cosmologie par les Italiens Gabriele Veneziano et Maurizio Gasperini, prévoit même l'existence d'un Univers précédant le nôtre (théorie du pré-Big Bang). Les cinq familles incluent l'existence à la fois des bosons et des fermions et fonctionnent dans un espace-temps à dix dimensions (une de temps et neuf d'espace). Il existe entre elles des relations mathématiques qui laissent penser aux chercheurs qu'elles décrivent toutes les mêmes phénomènes physiques. En 1995, le physicien américain Edward Witten émit la suggestion qu'en réalité, elles constituent des cas limites d'une unique théorie, la théorie M. Celle-ci se construit sur l'existence de onze dimensions, une dimension spatiale de plus que pour les théories des cordes.
La théorie M est loin d'être complète. Le principal obstacle qu'elle rencontre, tout comme pour les théories des cordes qui en découlent, est que l'on ne peut en tirer des prédictions vérifiables en laboratoire. Witten n'a pas spécifié la signification du "M". Mais cette lettre est généralement tenue pour être l'abréviation de "membrane", bien que tout le monde ne soit pas d'accord (d'autres préfèrent "mère" ou "maître", d'autres encore font remarquer avec malice que M est le W à l'envers de Witten). Les membranes sont une généralisation des cordes, une 0-brane représentant un point, une 1-brane une corde, une 2-brane une surface et ainsi de suite. Peu de temps après Witten, un autre Américain, Joseph Polchinski, imagina que les bouts des cordes pouvaient parfois être contraints de ne se déplacer que dans certaines régions de l'espace, un peu comme si vous n'étiez autorisé qu'à marcher sur une surface, sans jamais pouvoir monter ou descendre. Ces régions définissent des branes.
"Les branes ont fourni des idées très stimulantes à la cosmologie. Il est ainsi possible que nous vivions dans une brane possédant trois dimensions d'espace et une de temps, immergée dans les autres dimensions de la théorie des cordes", imagine Michael Green. Les bosons des interactions électromagnétique, faible et forte étant des cordes ouvertes, ils ne peuvent nous révéler l'existence de dimensions supplémentaires puisqu'ils sont contraints de rester dans notre brane où la matière - et donc nous-mêmes - est confinée. En revanche, le graviton, qui est une corde fermée, le pourrait, car il se promènerait librement dans toutes les dimensions de l'espace. "Ceci pourrait expliquer la faiblesse de cette interaction par rapport aux trois autres puisqu'elle aurait la possibilité de s'échapper de notre brane", songe Pierre Ramond. Reste à imaginer une expérience qui nous révélerait l'existence d'autres dimensions spatiales et là, c'est une autre affaire !
STÉPHANE FAY - SCIENCES ET AVENIR HS > Mai > 2010 |
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