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Théorie des Cordes : Elle Sert enfin à Quelque Chose

Née dans les années 1970, la théorie des cordes portait l'espoir d'unifier relativité générale et mécanique quantique, pour constituer enfin la "théorie du tout" attendue par les physiciens. Mais elle n'a pas su tenir ses promesses. Aujourd'hui, des chercheurs ont découvert qu'à défaut d'être le principe ultime, elle pourrait résoudre un problème jusque-là insoluble en physique des matériaux : le comportement des électrons dans un solide. À la clé : le transport de l'électricité sans perte à température ambiante.

La théorie des cordes est probablement le projet théorique le plus ambitieux jamais imaginé par les physiciens depuis que ceux-ci butent sur ce constat : si les deux grandes théories qui décrivent la nature - à savoir la relativité générale pour l'infiniment grand et la mécanique quantique, dédiée à l'infiniment petit - sont chacune imparables, elles s'avèrent incompatibles entre elles. D'où la nécessité d'aller plus loin, d'unifier les formalismes au sein d'une "théorie du tout". Et justemenl, la théorie des cordes entend relever le défi. Car ce corpus d'équations mathématiques permet de décrire, enfin, l'intégralité des particules et des forces qui peuplent notre univers. Comment ? En les assimilant toutes - qu'elles servent à décrire l'attraction entre les planètes et les étoiles ou la cohésion d'un noyau atomique - aux vibrations et configurations de "cordes" à la taille infime (10-35 mètre), soit radicalement plus petite encore que les plus petites particules connues (infographie ->). Comme le résume Costas Bachas, au Laboratoire de physique théorique de l'Ecole normale supérieure, "la force de la théorie des cordes, c'est de pousser l'unification des forces à l'extrême, en postulant que tout ce que l'on observe vient d'un seul objet ultime : la corde." Sauf qu'en près de quarante ans d'existence, ce Graal conceptuel n'a jamais produit la moindre prédiction testable expérimentalement ! Au point que le prix Nobel de physique américain Sheldon Glashow se demandait dans un livre, dès 1988, si "la recherche sur les cordes ne serait pas plus appropriée aux départements de mathématiques, ou même aux écoles de théologie, qu'aux départements de physique"...
Certains physiciens aujourd'hui lui donnent raison, lassés d'une théorie à leurs yeux stérile. D'autres croient encore au pouvoir d'unification des cordes, et continuent d'en manipuler les équations sur leurs tableaux. Quant à savoir si, fondamentalement, cette théorie est une merveille ou une impasse, le débat fait rage... Mais pour ce qui est de son utilité pratique, contre toute attente, il n'y a désormais plus de doute : oui, la théorie des cordes est utile à la physique ! Mieux, elle est, concrètement, en mesure de lui rendre un précieux service.
C'est que des travaux publiés ces derniers mois ont révélé que l'arsenal mathématique de la théorie des cordes pourrait bien faire des miracles pour décrire un phénomène propre au monde "ordinaire" ; le comportement des électrons dans les solides. Pour comprendre, il faut se rappeler que les électrons sont responsables des propriétés magnétiques, conductrices, et même thermiques d'un matériau. À en juger d'après les prouesses de la microélectronique ou des nanosciences, ces propriétés semblent connues et maîtrisées. En réalité, il n'en est rien. Fondamentalement, les électrons posent de redoutables problèmes aux théoriciens. Et parmi ceux-ci, il en est un, totalement emblématique : la supraconductivité dite "à haute température critique", qui s'observe dans des alliages particuliers, appelés cuprates, composés d'un mille-feuille d'oxyde de cuivre et d'autres éléments chimiques : en leur sein, le courant électrique - les électrons - circule sans rencontrer la moindre résistance. Un fil de cuprate ne s'échauffe pas au passage du courant, il ne dissipe pas d'énergie. Un phénomène parfaitement décrit pom les métaux, qui sont supraconducteurs si la température avoisine le zéro absolu (-273°C) ; à l'échelle microscopique, la disparition de la résistance électrique y est le fruit de l'interaction entre les électrons et les vibrations de la matrice métallique.
Mais pour les cuprates, mystère : dans ces alliages, la supraconductivité persiste à "haute" température (le record est de -135°C), sans que les physiciens soient en mesure d'en rendre compte dans leurs équations... Or, comprendre le secret des cuprates constitue un enjeu de taille : voilà qui ouvrirait la voie au transport de l'électricité sans perte à température ambiante ! Et justement, la théorie des cordes éclaire aujourd'hui d'un nouveau jour le mystère des cuprates. Comment ? Grâce aux travaux pionruers, à la fin des années 1990, de deux physiciens théoriques, Juan Maldacena, à l'université Harvard, et Edward Witten, à Princeton, qui autorisent le remplacement du formalisme mathématique utilisé d'ordinaire pour décrire les électrons dans les cuprates par les équations de la théorie des cordes. Un "tour de passe-passe" théorique qui sort les physiciens de l'impasse : le formalisme ordinairement utilisé, dit des "champs quantiques", ne permet en effet de mener à bien des calculs qu'à condition de considérer les électrons d'un solide comme isolés les uns des autres. Un peu comme si on devait décrire les évolutions d'une équipe de football sans jamais pouvoir décrire les passes que se font les joueurs. Or, les chercheurs ont l'intuition que la partie qui se joue dans les cuprates, et donc la clé de la supraconductivité à haute température, repose sur un jeu d'intenses corrélations entre les électrons. Cette partie échappe donc à l'oil du formalisme des champs quantiques.

FORCES ET FAIBLESSES D'UNE THÉORIE SINGULIERE
Les plus beaux succès de la théorie des cordes sont ce par quoi elle prête le plus le flanc à la critique. Premier succès : offrir une théorie quantique de la gravitation, qui relève de la relativité générale, incapable de prendre en compte les propriétés quantiques de la matière. La théorie des cordes y parvient, à condition d'admettre que l'espace-temps compte non pas quatre dimensions, mais dix ! Deuxième succès : offrir un cadre mathématique où toutes les forces peuvent être unifiées. Mais personne ne sait, concrètement, comment manipuler la théorie pour y parvenir. Troisième succès : résoudre le paradoxe de l'évaporation des trous noirs. Bien que ces monstres soient censés retenir tout ce qui pénètre leur frontière, Stephen Hawking, en 1970, a montré que la mécanique quantique implique qu'un trou noir émette un rayonnement qui, en définitive, conduit à sa disparition complète. Ainsi, des informations sur la nature du trou noir sont irrémédiablement perdues. Or, la mécanique quantique impose la conservation de l'information... D'où le paradoxe. En 1996, Andrew Strominger et Cumrun Vafa ont montré que le paradoxe disparaît avec la théorie des cordes, mais uniquement pour des trous noirs "spéciaux et atypiques".

SOUPLESSE MATHÉMATIQUE

Mais pas à celui de la théorie des cordes, dont les équations s'accommodent sans problème du jeu en équipe : son formalisme "étrange" lui confere la souplesse mathématique nécessaire ! Comme le résume le physicien Christopher Herzog, à Princeton, "en remplaçant un problème de théorie des champs quantiques par un problème de théorie des cordes, les calculs reviennent [dans ce cas particulier] à la résolution d'un jeu d'équations différentielles." Comprenez : décrire précisément le comportement des électrons dans les cuprates ne pose plus de problème théorique ! Jan Zaanen, à l'uruversité de Leyden, aux Pays-Bas, vient ainsi de montrer que le recours à la théorie des cordes permet de décrire un phénomène essentiel de la supraconduction "haute température" : les corrélations entre électrons dans un cuprate dans le régime de températures juste au-dessus de la température de transition vers l'état supraconducteur.
Un résultat qui nourrit l'enthousiasme des physiciens, non seulement parce que cette nouvelle compréhension de la supraconductivité est un premier pas vers de futures avancées, mais aussi parce qu'il redore le blason de la théorie des cordes. L'été dernier, l'université de Californie à Santa Barbara a ainsi consacré un colloque à la correspondance entre théorie des cordes et physique de la matière condensée. Et alors que dix-huit mois auparavant on comptait une petite douzaine de publications sur la question, 110 propositions d'interventions ont été adressées pour la conférence ! Pour Jan Zaanen, "la rapidité des progrès suggère que d'ici quelques années, la théorie des cordes apportera une compréhension complètement différente de la matière condensée."
Au point, peut-être, d'ouvrir des abîmes de réflexions philosophiques. En effet, si l'équivalence est confirmée plus largement, c'est alors la vision des électrons dans un solide qui pourrait être totalement bouleversée. Plutôt que des particules ponctuelles, seraient-ils eux-mêmes de minuscules... cordes vibrantes ? Pour l'heure, Pierre Vanhove, spécialiste de la théorie des cordes au Commissariat à l'énergie atomique (CEA), à Saclay, se montre très prudent : "Peut-être que la correspondance établie donnera une image mentale différente de ce que sont les électrons dans un solide. Mais il ne faut pas oublier que la classe de phénomènes qu'elle permet de décrire n'est pas sans limite. Aussi, je préfère considérer que la théorie des cordes, dans ce contexte, n'est qu'un outil mathématique." Quant à Christopher Herzog, il aime à rappeler que la physique est historiquement pauvre pour répondre à la question 'pourquoi'. Elle répond plus volontiers à la question 'comment'...

THÉORIE DE "QUELQUE CHOSE"

Quoi qu'il en soit, il apparaît que la théorie des cordes, si elle n'a pas encore été consacrée "théorie du tout", est peut-être en passe de devenir la théorie de "quelque chose". Ce qui est loin d'étonner Sean Hartnoll, qui travaille dans le groupe de théorie des cordes de Harvard : "La théorie des cordes est la structure la plus riche jamais créée en physique. Dans ce cadre, des chercheurs analysent des questions aussi diverses que la physique des particules, la cosmologie ou encore la matière condensée. La beauté de cette théorie est justement de faire émerger des connexions entre domaines différents." Après tout, depuis que Newton a montré que le mouvement des planètes autour du Soleil était équivalent à la chute de la pomme sur la Terre, c'est bien à cela que sert la physique !

LES ALLERS-RETOURS EN PHYSIQUE
Le lien formel révélé entre la physique des électrons dans un solide et la théorie des cordes surprend. Pourtant, les physiciens sont habitués depuis longtemps à ces connexions entre disciplines apparemment lointaines. Par exemple, dans les années 1960, personne n'était en mesure de construire une théorie de l'interaction nucléaire faible, responsable d'un type de désintégration radioactive. Pourquoi ? Parce qu'il s'agit d'une interaction à courte portée (entre les éléments du noyau atomique), alors que les physiciens théoriques ne savaient décrire que les interactions à longue portée, telle l'électromagnétisme. La solution viendra de la physique du solide, habituée à décrire les changements d'état de la matière, comme la transformation de la glace en eau, ou bien le passage d'un état aimanté à un état npn aimanté. Pour ce faire, les spécialistes écrivent des équations dont la variation du nombre de symétries correspond à la transition de phase étudiée. Ces équations, Peter Higgs, Robert Brout et François Englert, tous trois physiciens du solide, vont montrer qu'elles permettent de décrire une force à courte portée à partir d'une force à longue portée. L'interaction nucléaire faible était enfin descriptible.

M.G. - SCIENCE & VIE > Novembre > 2009
 

   
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