Mais Pourquoi un tel Hiver ?

Jamais il n'y eu d'hiver semblable auparavant !

Au sortir de cet hiver, les yeux plantés au-delà de l'horizon, c'est l'inquiétude qui prédomine. Pourquoi ces vagues démesurées ont-elles battu le littoral Atlantique comme jamais ? Pourquoi de telles inondations au Royaume-Uni ? Mais aussi une telle sécheresse dans l'ouest des États-Unis ? Tant de douceur en Alaska et tant de neige au Japon ? Cette somme planétaire de records historiques jette le trouble. Faut-il y voir les effets du réchauffement climatique qui habite désormais tous les esprits ? Peut-être, mais peut être pas... S'ils sont de mieux en mieux renseignés sur nos origines les plus lointaines, les scientifiques peinent à porter un diagnostic sur les événements climatiques exceptionnels de cet hiver. Pourtant, la suite de notre histoire en dépend.

 Records de Froid, de Chaleur, de Tempêtes...

Des niveaux de températures, de précipitations, de sécheresses... sans précédent : cet hiver aura été celui de tous les records, à l'échelle de la planète. La faute au réchauffement global, qui déréglerait les saisons, à commencer par cet hiver ? Les scientifiques n'en sont pas convaincus.

Cet hiver, la Bretagne a été balayée comme jamais par la pluie et le vent. Et ce, pendant 3 mois. Mais s'il n'y avait eu que cela ! Un peu partout en France, dès janvier, les jardiniers ont vu leurs cerisiers bourgeonner. En Alaska, de nombreuses courses de chiens de traineau ont été annulées faute de neige et de glace. En Louisiane, aux États-Unis, les écoles ont fermé prématurément en raison du gel. En Angleterre, le petit village de Muchelney n'était plus accessible que par barque. En Californie, les pompiers ont lutté sans relâche contre les incendies de forêt. À Jérusalem, les rues se dévalaient à skis. Et en Russie, les organisateurs des jeux Olympiques ont tout fait pour que la neige ne fonde pas. Bizarre, vous avez dit bizarre ?
L'hiver 2013-2014 aura marqué les esprits. Cette saison météorologique, qui s'étale formellement du 1er décembre au 28 février, restera même, par endroits, dans les annales historiques (voir photos). Certes, pris isolément, ces records auront bien du mal à émouvoir les climatologues, pour qui le climat planétaire n'est jamais que la moyenne générale d'une foule d'anomalies. Certes, tance aussi Aurélien Ribes, spécialiste de la variabilité au Centre national de recherches météorologiques (CNRM), "pour juger du caractère exceptionnel d'une période, encore faudrait-il pouvoir l'évaluer à l'aune de l'ensemble des indicateurs, au lieu de ressortir quelques points singuliers dont chaque année regorge - comme, disons, le record de cumul de neige dans les Pyrénées en 2013". Tout de même, "cette saison a été clairement inhabituelle au vu des nombreuses situations extrêmes qui ont eu lieu sur la planète". reconnait Karolin Eichler, de l'Organisation météorologique mondiale.

LE CLIMAT SE DÉTRAQUE-T-IL ?

Ces situations extrêmes, les mappemondes des agences météo américaine et japonaise en font l'inventaire : douceur exceptionnelle en Alaska, au Groenland, en Scandinavie, en Mongolie, en Chine, sur une partie de l'Europe et de la Russie, tandis que l'hémisphère Sud connaissait l'été le plus brûlant jamais enregistré ; froid atypique, en revanche, sur les trois quarts est des États-Unis ; humidité record en Grande-Bretagne ; sécheresse hors du commun en Californie. Quant à la France, elle fut partagée entre une douceur générale choquante, des pluies intenses en Bretagne et des déferlements improbables de vagues sur la côte Aquitaine...
Autant de bizarreries qui provoquent, partout, le même mélange d'abattement et d'incompréhension : mais pourquoi un tel acharnement ? Difficile de croire au seul hasard ! La psychologie humaine peinant toujours à évaluer correctement les probabilités et les écarts à la normale, le même constat semble devoir s'imposer à tous : le climat se détraque, il n'y a plus de saison... D'ailleurs, selon un récent sondage Ifop, 76 % des Français considèrent que les tempêtes qui ont frappé l'Hexagone sont liées au changement climatique.

UN MALAISE MONDIAL

Mais qu'en pensent les scientifiques : cet étrange hiver 2013-2014 est-il vraiment le symptôme d'un dérèglement du climat ? La canicule de l'été 2003 avait déjà suscité cette interrogation, de même que la tempête Xynthia en 2010 ou que le typhon Haiyan, qui, en novembre dernier, a dévasté une partie des Philippines. Mais cette fois, la question est d'autant plus pressante que tous les continents sont concernés. Le malaise est général.
Comme au Royaume-Uni, où la presse à scandale s'est emparée du sujet. Dans ce pays transformé en gigantesque marécage, les météorologues ont été sommés de s'expliquer. D'abord, sur la médiocrité de leurs prévisions saisonnières, qui, en novembre, n'avaient dégagé aucune tendance claire. Acculés, les experts du Met Office britannique ont repondu que cet exercise perilleux "revenait un peu à calculer les côtes des favoris pour une course hippique". Visiblement, en cette folle saison, les outsiders l'ont emporté. Surtout, il leur a fallu expliquer les causes profondes de ces étrangetés météorologiques. "Il y a toujours eu des extrêmes dans notre climat variable, mais ce qui me surprend le plus ici, c'est la persistance et la récurrence des phénomènes, confie Peter Stott, chercheur au Met Office. Ainsi, toute la saison, les tempêtes se sont alignées dans l'Atlantique pour balayer sans répit la Grande-Bretagne". Plus que jamais, donc, la question s'impose : pourquoi un tel hiver ? Pour le moment, elle n'a reçu que des réponses embarrassées, incomplètes ou contestables...
Il est vrai que l'hiver est une saison particulièrement difficile à décrypter pour les scientifiques. L'atmosphère, beaucoup plus agitée qu'en été, montre des comportements fortement chaotiques. Pour ne rien arranger, les moteurs habituels du climat, à savoir les océans Atlantique et Pacifique, n'ont livré pour cette année aucun signal clair - leurs niveaux de température sont d'ordinaire des indices précieux. Dès lors, chacun tente de se raccrocher à quelques signes familiers, à commencer par son environnement immédiat. "L'anticyclone des Açores et la dépression sur l'Islande étaient plus puissants que d'habitude, ce qui est propice aux tempêtes sur l'Europe", interprête Christian Viel, de Météo-France. D'autres préfèrent regarder leurs indices favoris : "Cette situation générale est liée à l'évolution de la pression au-dessus de l'Arctique, laquelle permettrait à l'air chaud de monter vers le nord et à l'air froid de descendre vers le sud", soutient pour sa part Ahira Sanchez Lugo, des services américains de météo (NOAA).

UN COUPABLE DANS L'AIR

Problème : au rythme de ces signaux locaux et parfois contradictoires, l'enquête peine à avancer. C'est seulement à la mi-février, au terme d'une véritable traque des chercheurs du Met Office autour du monde, qu'un début de réponse est apparu : selon la vénérable institution, le déluge britannique trouverait son origine en Indonésie. Les pluies intenses qui se sont abattues cet hiver sous les tropiques auraient contribué à perturber l'hiver européen, par le jeu d'interactions complexes au-dessus du Pacifique, de l'Arctique, puis de l'Atlantique. La clé du mystère serait ainsi à chercher dans le comportement inhabituel de la circulation atmosphérique, seule capable de faire le lien entre tous les événements hivernaux. Et un coupable se dégage : le jet-stream, ce violent courant d'air qui ceinture la planète, issu de la rencontre entre la masse d'air polaire et l'atmosphere tiède provenant des latitudes tempérées. Son parcours, d'ouest en est, est loin d'être régulier : suivant la puissance de ses vents, la trajectoire du jet-stream peut aussi bien prendre l'apparence d'un furieux torrent de montagne aux virages peu prononcés, que celle d'une paisible rivière paressant dans la plaine au fil de larges méandres. Ses ondulations entraînent des bouffées d'air chaud vers le nord ou des gouttes d'air vers le sud, tout en produisant de nouvelles dépressions.
"L'essentiel du temps qu'il fait aux moyennes latitudes est dû au jet-stream, expose Jennifer Francis, spécialiste de l'atmosphère à l'université Rutgers (États-Unis). Et cette saison, sa forme a été particulièrement tortueuse : d'abord un grand pic jusqu'à l'Alaska et au-dessus de la Californie, puis un profond creux englobant les deux tiers des États-Unis, suivi d'une nouvelle bosse sur l'Atlantique Nord-Ouest, d'une vallée juste à l'ouest du Royaume-Uni, d'une autre crête au-dessus de la Scandinavie, et ainsi de suite". Selon la chercheuse, "toutes les conditions inhabituelles vécues cet hiver sont liées à la localisation de ces boucles de forte amplitude. Car ces grandes contorsions évoluent lentement vers l'est et ralentissent, voire figent, les phénomènes météorologiques. Les anticyclones peinent alors à se dégager de ces méandres, et les dépressions qui naissent et se déplacent le long de ce courant ne cessent de déferler vers les mêmes victimes.
Fin de l'histoire ? Ce serait trop facile. Encore faut-il parvenir à expliquer la persistence des déformations du jet-stream de cet hiver. Or, cette question soulève de fortes controverses au sein de la communauté scientifique. "D'après nos observations, les méandres du jet-stream s'amplifient avec le réchauffement climatique", fait savoir Jennifer Francis. Plus exactement, le réchauffement accéléré au pôle Nord aurait tendance à atténuer les différences de températures avec la zone tempérée, donc à affaiblir la puissance du jet-stream - lequel, plus facilement dévié, devient alors plus sinueux. D'après la chercheuse, "ce genre de configuration pourrait être à l'avenir plus fréquent, avec des situations météo qui persistent plus longtemps, même si nous ne pouvons pas dire quel type de temps règnera à tel ou tel endroit pour une saison ou une année donnée. Le prochain hiver en Grande-Bretagne pourrait très bien être inhabituellement sec". Bienvenue dans un monde aux saisons étranges...
Cette lecture des événements est cependant loin de faire l'unanimité. Julien Cattiaux, spécialiste de la dynamique atmosphérique au CNRM, fait remarquer que "la forme du jet-stream est, par nature, extrêmement changeante et volatile. Or, ces résultats reposent sur des corrélations établies sur 20 ans de relevés seulement : il est donc trop tôt pour établir un lien... d'autant que les simulations numériques relativisent fortement ces conclusions". "La simple variabilité naturelle de la dynamique atmosphérique pourrait tout aussi bien expliquer cette configuration du jet-stream associée à des phénomènes extrêmes", suggère de son côté le climatologue Christophe Cassou. Du reste, admet Jennifer Francis, "nous ne savons pas quel mécanisme a déclenché, cet hiver précisément, son ondulation".

PAS DE CONCLUSION HATIVE

Attribuer cet hiver monstrueux au réchauffement climatique en cours est donc, pour l'heure, scientifiquement impossible. Ceux qui s'y sont risqués, comme Jennifer Francis ou Julia Slingo, directrice scientifique du Met Office, ont reçu une volée de bois vert. "La persistance de ces phénomènes nous intrigue, mais il faut garder la tête froide", estime Robert Vautard, directeur de recherche en Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement (Gif-sur-Yvette). Garder la tête froide, quand bien même la vague de chaleur subie en Australie durant le mois de janvier correspond aux prévisions alarmistes des modèles. Garder la tête froide, même en sachant que "les intempéries actuelles en Grande-Bretagne correspondent bien au tableau clinique du réchauffement climatique, avec des précipitations plus intenses en Europe du Nord", relève Robert Vautard.
Pour l'heure, "nous sommes incapables d'attribuer cette série de tempêtes au réchauffement climatique, faute d'en saisir les mécanismes, soupire Peter Stott. À ce stade, il n'est même pas certain que nos capacités de calculs soient suffisantes pour apporter la réponse". Un projet européen sur ce thème a justement été lancé début janvier. "Nous y analyserons cet hiver à la loupe, mais il ne faut pas s'attendre à des résultats rapides, avertit Robert Vautard. Révéler l'anormalité d'une circulation atmosphérique est un sujet nouveau et très difiicile".
Pendant ce temps, les hauts responsables se posent de moins en moins de questions : face à la grande sécheresse en Californie, Barack Obama vient de débloquer 1 milliard de dollars pour un programme d'adaptation au réchauffement. Voilà qui place l'humanité dans une situation délicate... "Accuser, de manière totalement arbitraire, le réchauffement climatique - ou, a contrario, la variabilité naturelle - dans telle ou telle catastrophe risque de conduire à des politiques inadaptées aux vrais enjeux", met en garde Peter Stott. D'où l'importance de repondre à cette simple question : mais pourquoi un tel hiver ?

V.N. - SCIENCE & VIE N°1159 > Avril > 2014
 

   
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