La Mer de Glace (Chamonix-Mont-Blanc)

La Solitude de la Mer de Glace

J.-M.G. - GRANDS REPORTAGES N°519 > Novembre > 2023

Mer de Glace : Sous le Choc

F.C. et P.T. - ALPES MAGAZINE N°182 > Mai-Juin > 2020

La Mer de Glace

Les glaciers sont d'excellents indicateurs des changements climatiques, car leur forme est modelée par les variations météorologiques. Théoriquement, les scientifiques pourraient donc retracer l'histoire du climat à partir de leurs fluctuations. Mais peu de glaciers ayant fait l'objet d'études scientifiques avant le XIXè siècle, les chercheurs sont contraints de fouiller dans les récits, peintures, cartes...

Un monstre de glace de 12 kilomètres de long, immobile, accroché au versant nord du mont Blanc. Voilà à quoi ressemble aujourd'hui la mer de Glace, l'un des plus grands glaciers des Alpes françaises, près de Chamonix. Mais cette tranquillité n'est qu'apparente : le fleuve gelé n'a cessé de changer de visage au fil du temps, se gonflant et se rétractant au gré des conditions climatiques. À quel rythme exactement ? Les glaciologues aimeraient le savoir, car connaître le passé d'un glacier est non seulement primordial pour prévoir son futur, mais également pour comprendre les évolutions du climat. Or, si son imposante beauté a fasciné artistes et voyageurs des siècles passés, les rares savants ayant rendu visite au glacier avant le XIXè siècle n'en ont rapporté que des images approximatives, faute d'instruments assez précis.Ce manque cruel de données scientifiques oblige les glaciologues modernes à faire preuve d'ingéniosité. Quitte à se transformer en historiens, comme Samuel Nussbaumer, Daniel Steiner et Heinz Zumbuhl. Ces trois géographes de l'université de Berne ont analysé 150 peintures, dessins, anciennes cartes et récits de voyageurs impliquant la mer de Glace. Patiemment, pendant des mois, ils ont reconstruit l'histoire du glacier depuis 1570...

Mais au fait, pourquoi la mer de Glace ? D'abord, grâce à son importance et sa beauté, la mer de Glace a fait couler beaucoup d'encre... et de peinture, d'où une mine d'informations à exploiter. Ensuite, sa taille en faisait un bon client : les variations sont plus marquées et donc plus faciles à déceler sur des images. Reste que les études précises sur la mer de Glace manquaient. "La courbe de longueur qui faisait autorité jusqu'à présent était celle du glaciologue français Paul Mougin, publiée en 1912", raconte Samuel Nussbaumer. Paul Mougin avait utilisé la méthode historique, mais s'était appuyé sur trop peu de pièces, qui en plus n'étaient pas toujours fiables. Résultat : "Sa courbe n'est pas très détaillée, et elle est incertaine avant 1820", précise Samuel Nussbaumer.
Les chercheurs suisses ont donc voulu faire mieux. Un défi d'autant plus tentant à relever qu'ils ne partaient pas de rien. Dans les années 1980, Heinz Zumbuhl avait en effet déjà appliqué la méthode historique au bas-glacier de Grindelwald tout proche, en Suisse. Depuis plus de trente ans, il a collecté des centaines de dessins, peintures à l'huile, gravures, photographies et anciennes cartes topographiques de la région. Lorsque Samuel Nussbaumer, alors en thèse, le rejoint en 2004 pour étudier la mer de Glace, la collection est déjà largement fournie. Mais pas encore suffisante. Du coup, les chercheurs vont fureter pendant de longs mois dans les archives des bibliothèques et des musées aux quatre coins de l'Europe, visitant des collections privées et fréquentant même les salles d'enchères. Un travaillent et souvent fastidieux. "Pour photographier et prendre les mesures du seul tableau Vue du Glacier des bois en retraite, de Jean-Antoine Linck, nous avons passé une journée entière au musée d'ethnographie de Genève", se souvient Samuel Nussbaumer.
Puis, l'heure vint de choisir les documents les plus adéquats. Sachant que seules les descriptions réalistes et topographiquement correctes étaient bien sur exploitables. Pour s'y retrouver, les chercheurs se sont fiés à la réputation des artistes et aux commentaires de leurs congénères. Par exemple, Linck reste connu pour son réalisme, tandis que le travail de Marc Théodore Bourrit, qui illustra les Voyages dans les Alpes d'Horace Bénédict de Saussure au XVIIIè siècle, demeure fameux pour sa rigueur scientifique. Mais pour retenir une ouvre, une autre condition devait être remplie : que soit précisément connue la date à laquelle l'artiste se trouvait sur place, car entre la première esquisse et la dernière touche d'un tableau, des mois, voire des années peuvent s'écouler ! Et pour tenir compte de la perspective, les chercheurs devaient encore connaître la position exacte qu'occupait le peintre. L'idéal étant de retrouver des carnets retraçant jour après jour les conditions de travail et l'avancement d'un tableau ou d'un dessin, comme ce fut le cas pour ceux de Samuel Birmann. Faute de quoi, c'est dans la biographie de l'artiste, dans ses notes ou sa correspondance que les chercheurs ont dû se plonger.

TABLEAUX, DESSINS, CLICHÉS...

Au final, nombre des 150 pièces retenues datent du XIXè siècle. En effet, romantiques et pré-impressionnistes tentaient alors de saisir la nature sur le vif. On compte ainsi quelques tableaux de William Turner, mais surtout des dessins et peintures de Linck et Birmann, des clichés des frères Bisson et des cartes d'Eugène Viollet-le-Duc et James David Forbes. "Sur les tableaux, les dessins et les cartes sélectionnés, nous repérons des éléments topographiques fixes, comme un hameau ou un pic montagneux, explique Samuel Nussbaumer. Puis il suffit de mesurer la distance qui les sépare du front du glacier pour en déduire sa position exacte."
Pour les époques plus anciennes, les chercheurs se sont appuyés sur des récits de voyageurs décrivant la forme et la position du géant gelé. À commencer par ceux, au XVIIIè siècle, des Anglais William Windham et Richard Pococke, de l'ingénieur français Pierre Martel et de Saussure, un savant suisse féru d'alpinisme. Mais d'autres types de documents, plus inattendus, ont aussi apporté leur pierre à l'édifice. "Les archives des impôts au XVIIè siècle nous ont permis de déterminer exactement en quelle année l'avancée de la mer de Glace a détruit les hameaux de Châtelard et de Bonanay", explique Samuel Nussbaumer. Et, naturellement, les géographes suisses sont aussi allés sur le terrain. Car les fluctuations de la mer de Glace ont aussi marqué les roches. Lorsque la glace recule, des pierres et des rochers se retrouvent à l'airlibre et des lichens s'y développent, jusqu'à ce qu'elle vienne à nouveau les recouvrir. En observant la taille et la forme des végétaux, les scientifiques peuvent donc déterminerle temps écoulé entre deux passages du glacier. Forts de ce faisceau d'indices et de mesures, les géographes ont tracé la courbe de longueur de la mer de Glace la plus étendue et la plus précise jamais construite. Comme Paul Mougin, ils constatent qu'entre 1570 et 1860, en plein Petit Age glaciaire ("période de refroidissement ressentie dans le monde entier, dont l'origine, éruption de plusieurs volcans ou baisse de l'activité solaire") est encore discutée. Dans les Alpes, elle a duré de 1300 à 1860."), la mer de Glace a globalement crû, qu'elle a connu un record de longueur en 1644 (2,5 km de plus qu'aujourd'hui) et que depuis 1860, elle s'est presque continuellement retirée. Au final, ce sont 440 ans d'une histoire mouvementée que les chercheurs content dans ses moindres détails. Si une telle précision peut sembler excessive, elle est en réalité cruciale ! Non tant pour les amoureux de la nature que pour les climatologues.
Les lignes de couleur indiquent les limites de la mer de Glace, vue depuis la Flégère, à 4 dates différentes (->). Entre 1821 et 1895, le glacier a reculé de 1,2 km.

Karl Hackert peint en 1781 cette Vue de la mer de Glace du mont Avert.
Extrait de la carte d'Eugène Viollet-le-Duc de 1876.
Vue prise de la voûte nommée le Chapeau, du glacier des Bois et des Aiguilles de Charmoz, de Jean-Antoine Linck (1799).

LIENS INTIMES AVEC LA MÉTÉO

En effet, les variations de la longueur d'un glacier sont intimement liées aux conditions météorologiques. Mais cette relation est loin d'être simple ; chaque glacier a un temps de réponse propre aux variations du climat. Il faut donc établir des modèles numériques complexes pour retrouver et prévoir la longueur d'une masse de glace à partir de données climatiques - ou l'inverse. Pour être fiables, ces modèles ont besoin d'être testés sur des périodes où les deux types de données, longueurs et conditions météo, sont connues. En 2005, Daniel Steiner a créé un modèle qu'il a expérimenté sur le bas-glacier de Grindelwald pour lequel il disposait des fameuses données depuis 1535. Il a alors pu reconstruire les évolutions de la longueur de ce glacier sur des périodes où elle était mal connue, et même prévoir ses variations futures en fonction des scénarios climatiques possibles ! Dès leur étude de la mer de Glace finie, les trois géographes se sont bien sur empressés d'appliquer le modèle au glacier français... et ont constaté qu'il donnait les bons résultats de longueur ! Autrement dit, ce test réussi haut la main prouve l'efficacité du modèle. Un résultat exemplaire, au point que les chercheurs ont maintenant bon espoir d'appliquer ce modèle à d'autres glaciers européens pour en prédire les évolutions, mais surtout en savoir plus sur le climat passé. Car de nombreux mystères restent à résoudre. "Certains glaciers scandinaves, par exemple, ont connu leur plus grande extension aux alentours de 1750, soit un siècle après ceux des Alpes. Pour comprendre cet asynchronisme, nous devons reconstruire le système de climat sur toute l'Europe. Il semble que les glaciers norvégiens soient très influencés par les précipitations hivernales, mais il reste à comprendre pourquoi", explique Samuel Nussbaumer. D'ailleurs, le jeune et infatigable chercheur s'est envolé il y a quelques mois pour la Norvège, où il étudie déjà de nouveaux glaciers. Quant à la mer de Glace, maintenant que son passé est connu, quid de son avenir ? Eh bien, au vu de leurs résultats, les chercheurs ont élaboré deux scénarios prédisant son évolution jusqu'en 2050. Dans le premier, pour lequel le climat reste le même qu'aujourd'hui, le modèle indique que le front du glacier trouvera un niveau d'équilibre en 2042 avec une position identique à celle d'aujourd'hui, puis restera à peu près immobile les années suivantes. Dans le second, qui tient compte du réchauffement climatique, le front du glacier devrait reculer jusqu'en 2050. Ce qui n'est guère surprenant...

A.O. - SCIENCE & VIE > Octobre > 2008
 

   
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