Le Mystère du Lac qui Disparaît chaque été

En Asie centrale, un lac subit chaque année une brusque vidange. Des scientifiques établissent une base pour étudier le phénomène, révélateur de l'évolution du climat. Trois jours séparent ces deux photos du lac Merzbacher, à 3350 m d'altitude. Après qu'il s'est vidé (à droite), il ne reste qu'un immense champ d'icebergs.

Tous les ans, au cour de l'été kirghiz, le lac Merzbacher, situé dans les monts Tian Shan à 3350 m d'altitude, se vide en 48 heures de ses quelque 250 à 300 millions de m³ d'eau. Disparus, avalés par le glacier Inylchek, les flots gelés ressurgissent dans la vallée du même nom, une vingtaine de kilomètres en aval. Puis ils vont se perdre dans le désert du Taklamakan après avoir inondé la région agricole d'Aksu, dans la province chinoise du Xinjiang. Et ainsi de suite, année après année, sans que l'on sache de mémoire d'homme ni pourquoi ni comment. Le phénomène n'est pas unique. Il existe dans le monde d'autres lacs glaciaires subissant des ruptures comparables. Le Merzbacher se distingue cependant par son volume impressionnant et une régularité quasi métronomique dans son mécanisme de crue. Cette singularité attise depuis un siècle la curiosité des rares scientifiques qui en ont eu connaissance depuis qu'un certain Gottfried Merzbacher, géographe et aventurier allemand, le découvrit en 1904.
Bichkek, paisible capitale kirghize, samedi 8 août. "Nous allons devoir attendre cinq ou six jours avant le départ de l'expédition", me confie, un brin désolé, Hans-Ulrich Wetzel, le géologue allemand du GFZ (Centre de recherche en géosciences, Potsdam) en charge de la mission 2009. Cinq conteneurs venus de Berlin sont bloqués en douane. C'est la troisième expédition de l'ère post-soviétique à s'aventurer sur les pentes incertaines des Tian Shan, les "montagnes célestes" qui alimentent l'Inylchek, l'un des plus grands glaciers du monde, qui s'étire sur environ 80 km. C'est aussi la troisième fois que j'y participe et jamais rien ne s'est passé comme prévu. Nous sommes dans une ancienne république soviétique et la notion de logistique y a une tout autre portée. Ici, on est habitué à faire beaucoup avec très peu, ce qui n'exclut jamais le pire. L'équipe autrichienne de l'université de Vienne, menée par Hermann Hausler, nous a rejoints dans l'attente. Les Russes, qui assurent l'organisation, sont à pied d'ouvre.
L'idée de Hans-Ulrich Wetzel est d'établir aux abords du lac une base permanente. Les deux premières expéditions ont surtout servi à la reconnaissance du terrain et ont permis de formuler les premières hypothèses sur les mécanismes en jeu.L'existence même du lac Merzbacher est la conséquence d'un phénomène assez exceptionnel. Le glacier Inylchek est constitué de deux branches majeures qui naissent sur les deux faces du pic Khan Tengri (7010 m) avant de se rejoindre, vingt kilomètres plus bas (schéma ->). Et là, au lieu de se fondre dans un flux glaciaire qui, comme partout ailleurs, irait de haut en bas, la branche sud remonte vers le nord provoquant, à l'échelle des temps géologiques, une collision aussi lente que monumentale. Avec le cycle naturel du réchauffement, l'Inylchek nord s'est ensuite rétracté laissant sur le lieu du choc une gigantesque dépression tandis que la branche sud a continué de déverser ses montagnes de glace. Ainsi est né le Merzbacher, retenu d'un côté par un barrage de glace sans cesse en mouvement et s'épanouissant de l'autre sur une rive morte en pente douce. La fonte de la branche nord et, en partie, celle de la branche sud alimentent le lac dont le niveau devient visible vers la fin du printemps malgré la couverture permanente d'icebergs qui l'enveloppe. Les choses s'accélèrent ensuite jusqu'à ce moment incroyable - que les statistiques situent entre mi-juillet et mi-août - où le lac se vide en deux jours.
En 2004, Wasili Michajljow, le scientifique russe qui dirigeait la première expédition a cru y voir le principe d'une chasse d'eau : des blocs de glace obstruant un réseau de tunnels intraglaciaires remonteraient à la surface, sous l'effet de l'accumulation de l'eau, libérant la cuvette du Merzbacher. Une hypothèse démentie au cours de la seconde expédition, en 2005, notamment par le glaciologue austro-allemand Christoph Mayer : pour lui, ce ne sont pas des blocs de glace isolés qui remontent à la surface mais tout le glacier qui, sous le même effet de la pression de l'eau, se soulèverait d'environ 1,5 mètre pour laisser échapper l'eau sous la calotte glaciaire. Soit un barrage de glace de 2 kilomètres de large et de 150 mètres de haut qui, d'un coup, subirait une poussée verticale d'un à deux mètres ! Le seul problème, c'est que personne à ce jour n'a pu observer le phénomène in situ et encore moins mesurer les éventuelles variations de niveau. Faute de preuves, chacun en est donc resté à son hypothèse.

Samedi 15 août. À neuf heures précises, comme convenu, l'hélicoptère nous tire d'une semaine d'attente. Il faut ensuite deux jours de route et de piste pour atteindre le refuge d'At Jaïloo à partir duquel s'effectuent les rotations. Dans la matinée, la vingtaine d'hommes et de femmes qui participent à l'expérience est déposée au camp de base. Nous sommes en bordure du glacier, face au lac, sur le seul carré d'herbe existant à 30 kilomètres à la ronde. L'endroit a été baptisé Paliana ("prairie" en russe) : c'est là que Hans-Ulrich Wetzel a choisi d'implanter sa future base scientifique. "Quand nous repartirons dans quinze jours, Paliana sera devenue l'Observatoire international du changement climatique", affirme-t-il fièrement. On a du mal à le croire. Et pourtant.
Une semaine s'écoule, au rythme des travaux de fondations. L'observatoire se dessine peu à peu. Six conteneurs seront acheminés par hélicoptère dès la base achevée. Quatre abriteront les instruments de mesure, un autre la mini-station électrique et le sixième le sismographe qui enregistrera tous les mouvements tectoniques que l'on soupçonne significatifs. La création de l'Observatoire est placée directement sous la responsabilité du GFZ, qui a financé jusqu'alors l'essentiel des opérations. La participation en 2005 de l'université de Munich, du MIT (Massachusetts Institute of Technology) de Boston et, en 2009, de l'université de Vienne atteste cependant de l'intérêt majeur du site et du phénomène dans l'étude de l'évolution du climat. "Nous sommes engagés pour un programme de plusieurs années, confirment Hermann Hausler et son ancien élève, Diethard Leber. C'est un lieu difficile d'accès mais relativement vivable et qui concentre pratiquement tous les symptômes que l'on peut observer ailleurs en différents points". Hausse des températures moyennes, récession du glacier, rupture cyclique d'un lac d'altitude et dérèglement climatique, comme en témoigne le froid hors norme que nous subissons pour ce troisième été.

Samedi 22 août. D'un saut d'hélicoptère, nous établissons un camp provisoire sur la rive nord du Merzbacher. Très exposée, cette pente douce entre la branche nord et le barrage de glace est le lieu d'observation idéal. Le lac est déjà vide. La crue (->) a eu lieu autour du 31 juillet, bien avant notre arrivée. D'emblée, je constate à la position des icebergs et du maigre tapis végétal ce que me confirme le GPS : le lac est loin d'avoir atteint le niveau maximal mesuré en 2005. Il y a 800 mètres d'écart entre les hautes eaux des deux périodes. Soit, au moins, une dizaine de mètres de différence de niveau sur une superficie d'environ 6 km². Cela représente un déficit de 60 millions de mètres cubes d'eau pour 2009. Et pourtant, le lac s'est bien vidé. Voilà qui infirme defacto l'hypothèse de Mayer : l'idée que le barrage "cède" à un celtain degré de pression d'eau n'est plus crédible. La "caravane autrichienne", comme se sont surnommés Hermann Hausler, Diethard Leber, Jurgen Scheibz et Alexander Kopecny va multiplier les mesures et les prélèvements. Etablissement de profils sur des sections du sous-sol par ERD (prospection électro-résistive), analyse de roches et de couches sédimentaires interglaciaires (pollens), datation au carbone 14, mesures topographiques ou encore électromagnétiques : rien n'est épargné pour arracher au glacier un secret multimillénaire. "Le mécanisme est beaucoup plus complexe que nous l'imaginions, explique Diethard Leber. Le seul moyen de comprendre est de réussir une modélisation de l'ensemble du système glaciaire de l'Inylchek, ce qui prendra plusieurs années. Cela nous renseignera sur les évolutions climatiques passées et - c'est évidemment l'objectif ! -, sur celles à venir.

Samedi 29 août. C'est notre dernier soir sur le glacier. Hans-Ulrich Wetzel a réussi son pari : malgré les vents violents, malgré le froid et les inévitables aléas, l'hélicoptère a déposé six conteneurs d'une tonne sur de minuscules plates-formes d'altitude. Sur un panneau on peut lire : "Global Change Observatory". En contrebas, le lac continue de se remplir, loin des regards, jusqu'à l'été prochain.

"Les mesures vont durer dix ans" (HANS-ULRICH WETZEL, Chef allemand de l'expédition Inylchek 2009)

Pourquoi s'intéresser aux crues des lacs glaciaires ?
- Ces phénomènes de crue des lacs glaciaires sont devenus de plus en plus fréquents avec le réchauffement du climat. Nous avons déjà mené deux expéditions en 2004 et 2005 où nous avons cherché à comprendre le mécanisme de rupture du lac Merzbacher en installant sur le glacier des stations GPS "monitorées" depuis Potsdam afin d'en mesurer les déplacements. Cette année, nous sommes revenus pour implanter un Observatoire du changement climatique conçu pour au moins une dizaine d'années.

Pourquoi avoir choisi ce site ?
- D'abord parce que ce système glaciaire qui alimente en eau l'essentiel de l'Asie centrale concentre tous les aspects liés au réchauffement. Ensuite parce que le lac, contrairement aux autres, est situé à une altitude raisonnable (3350 m) qui permet à une équipe de scientifiques d'y vivre plus longtemps.

Qui seront les utilisateurs de ce site ?
- L'Observatoire sera ouvert à tous les scientifiques qui le souhaitent. Nous avons déjà des projets de collaboration avec des équipes américaine, japonaise, autrichienne, allemande, kirghize... Toutes les expériences et les mesures à venir permettront d'alimenter une base de données scientifiques baptisée GIS Inylchek (Geographic Information System) à partir de laquelle on pourra, à terme, tirer des conclusions sur le rôle de l'activité humaine dans le réchauffement climatique actuel.

M.R./Orizon - SCIENCES ET AVENIR > Février > 2010
 

   
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