La Mousson Africaine s'Affaiblit

De juillet à septembre, l'Afrique de l'Ouest connaît sa saison des pluies. Un maelström climatique qui libère un déluge vital pour les cultures, et dont les effets impactent toute la planète. Mais ce titan s'affaiblit et déjoue les modélisations. Un défi pour les chercheurs... et plutôt six fois qu'une.

Dans l'air saturé d'humidité de Cotonou, principal port du Bénin, les premières gouttes passent inaperçues. Mais en quelques minutes, un déluge se met à tomber, transformant les rues en impétueux torrents rougeâtres. Et cela pendant des heures. Nous sommes début juillet : la mousson vient de commencer. Car l'Afrique de l'Ouest, tout comme l'Asie, a sa saison des pluies, provoquée par une entrée d'air océanique humide sur un continent surchauffé. Vitale pour les paysans, dont elle constitue la principale source de pluie, la mousson est un phénomène naturel gigantesque qui, in fine, a des répercussions sur le climat mondial. Parce qu'elle est la principale zone continentale sous les tropiques, l'Afrique est en effet le lieu d'un véritable tourbillon climatique de matière et d'énergie. Alimentés par un rayonnement solaire intense, les énormes orages tropicaux qui s'y développent font monter vers la haute atmosphère des flux colossaux de gaz, d'aérosols, de chaleur et de vapeur, crevant parfois le plafond troposphérique pour déboucher dans la stratosphère...
L'ensemble Sahara/Sahel injecte annuellement dans l'atmosphère près de 2 milliards de tonnes de poussières. Pourtant, la mousson africaine reste une énigme scientifique. Pourquoi varie-t-elle jusqu'à 40% d'une année sur l'autre, alors que sa consour indienne fluctue d'à peine 10 % ? Pourquoi s'est-elle si dramatiquement affaiblie au cours des quarante dernières années, avec une chute de plus de 30% de la pluviométrie sur l'ensemble de la zone subsaharienne ? Effet du réchauffement climatique ? D'une déforestation galopante ? Mystère.

La mousson africaine ausculté par une armada scientifique.
La campagne internationale de mesures Amma décortique la mousson africaine. Des bilans physico-chimiques et météo complets sont effectués au sol, en mer et dans l'air. Ces mesures visent à préciser la dynamique de ce vaste phénomène météo encore mal connu, qui commence dans le golfe de Guinée avec une remontée d'eau froide, puis traverse l'Afrique occidentale d'est en ouest.

Trois mois de pluies intense par an : Chaque années, fin juin, de l'air marin humide pénètre dans les terres africaines, "aspiré" par une basse pression au-dessus du sud saharien. Cet air humide libère d'énormes quantités de pluies : en 3 mois, il tombe 600 mm d'eau sur Niamey, soit autant qu'à Paris en un an, et avec une évaporation supérieure ! Le phénomène s'interrompt en septembre. La mousson est au centre de la vie ouest-africaine : elle régit l'agriculture, l'approvisionnement énergétique via les barrages, la ressource en eau potable, et même la santé. L'arrivée des pluies favorise par exemple le paludisme mais entrave le redoutable méningocoque. Améliorer les prévisions permettrait de s'y adapter, par exemple en gérant mieux les stocks de semence, ou en vaccinant sélectivement.

500 SCIENTIFIQUES INTERNATIONAUX MOBILISÉS

Ce qu'on sait, en revanche, c'est que depuis les années 1970 le fleuve Niger a perdu les deux tiers de son débit et que la surface du lac Tchad a été divisée par vingt, tandis que des famines sévissaient à plusieurs reprises dans tout le Sahel (200.000 morts en 1974, puis en 1984). Une situation telle que Thierry Lebel, de l'Institut de recherche pour le développement (IRD), n'hésite pas à dire que "la sécheresse en Afrique de l'Ouest est le principal signal climatique planétaire du XXè siècle". Or, le phénomène de mousson africaine se joue des modélisateurs. Comme l'indique Jan Polcher, de l'Institut Pierre-Simon-Laplace (IPSL) parisien, "la douzaine de modèles climatiques globaux qui nous permettent d'anticiper l'évolution du climat se contredisent plus sur cette région que sur n'importe quelle autre zone du globe". Certains modèles prévoient un assèchement modéré, d'autres une sécheresse cataclysmique, d'autres une augmentation des précipitations. Et pour ne rien arranger, le système d'observation climatique africain est l'un des pires : fiabilité limitée, mais surtout densité de stations météo huit fois plus faible que le minimum recommandé par l'Organisation météorologique mondiale.
Pour sortir de l'impasse, la communauté scientifique a mis en place un programme international baptisé Amma (Analyse multidisciplinaire de la mousson africaine). Cinq cents scientifiques issus d'une trentaine de pays ont relevé un défi fou : collecter des données, en démarrant de presque rien, à l'échelle du sous-continent entier. Il s'agit d'ausculter pendant dix ans les entrailles climatiques de l'Afrique occidentale, un espace grand comme deux fois l'Europe. Cet effort mobilise avions, bateaux, ballons, radars... et un budget de quelque 50 millions d'euros. Objectif : trouver des réponses aux énigmes de la mousson. Nous sommes allés voir sur place ce qu'il en était de ces grandes manouvres scientifiques. Car l'enjeu est tout simplement notre capacité à comprendre et prédire le climat global.

Comment s'organisent les systèmes orageux ?

Les météorologues appellent ça des "lignes de grains". À Djougou, au Bénin, Lucas Besson, de l'IPSL, opère le radar météorologique Ronsard dans un cabanon faisant office de bureau et de dortoir, les décrit comme "un déchaînement d'une violence incroyable. Cela commence par un front de vent froid qui soulève un nuage de sable aveuglant, puis des trombes d'eau, des éclairs qui tapent en tout sens, des arbres pliés en deux"... Ces systèmes sont comparables à des orages gigantesques, organisés en structures pouvant mesurer 1000 km de longueur, qui balayent d'est en ouest le continent africain, progressant à quelque 50 km/h, et ce parfois pendant cinq jours ! Ces monstres météorologiques sont les principales sources de pluie du continent, voire les seules pour le Sahel. Or ces édifices sont fragiles : une évaporation insuffisante au niveau du sol, des vents d'altitude trop irréguliers... et ils s'effondrent sur eux-mêmes. Pour comprendre leur dynamique, le radar Ronsard est resté durant toute une mousson braqué sur le ciel. "Les lignes de grains arrivaient généralement sur nous vers 3 h du matin, explique Lucas Besson, depuis le Nigeria et le Soudan où elles s'étaient organisées en fin d'après midi. Il fallait alors sauter de son lit et manipuler jusqu'à ce qu'on les perde, en fin de matinée. "Pour compléter les profils de vent et de pluie du radar, les avions du Safire (Service des avions français instrumentés pour la recherche en environne ment), basés à Niamey, ont été mobilisés sous la responsabilité de Cyrille Flamant : "Nous avons pris des mesures en amont, puis derrière, ce qui peut être dangereux à cause de la foudre."

Que devient toute l'eau de la mousson ?

"On appelle ça le paradoxe de Niamey : alors que les précipitations ont décru de plus de 30 % en trois décennies, les nappes phréatiques de cette zone ne cessent de remonter. On assiste même à une multiplication des mares" ! Dans la chaleur insoutenable du Sahel, Luc Descroix, de l'IRD, parcourt au pas de charge ses différents appareils de mesure (pluviomètres, piézomètres, tours de flux...). Leur rôle ? Suivre la pluie à la trace, dans les ruisseaux, les mares ou les nappes souterraines entourant le village de Wankama, au Niger. L'oil pétillant sous son sombrero, il explique ce que les scientifiques sont en train de découvrir sur l'hydrologie sahélienne : apparemment, la remontée des nappes, dans ce bassin où l'eau ne peut s'échapper vers la mer, s'explique tout simplement par la dégradation des sols. La pluie ruisselle à présent et se retrouve rapidement dans les mares, tandis que la raréfaction de la végétation empêche qu'elle soit reprise par les racines. Comprendre l'influence des activités humaines, notamment agricoles, sur le cycle de l'eau, est ici un défi majeur. C'est que, depuis 1950, les zones cultivées sont passées de 5 % à 80 % du territoire : la population de l'Afrique de l'Ouest, en un siècle, a bondi de quelque 8 millions à plus de 300 millions ... Et le bois est l'énergie domestique de base. Résultat : une déforestation galopante, qui pourrait être un des principaux coupables de l'affaiblissement de la mousson. "Déjà à l'époque de la Grèce antique, poursuit l'hydrologue, certains affirmaient que déboiser entraînait une raréfaction de la pluie. Mais personne n'a encore réussi à le démontrer ! Nous, ici, nous allons essayer de le prouver... ou de l'infirmer". Des sites comparables à celui-ci ont été également déployés au Mali et au Bénin. L'hydrologie des versants cultivés y est comparée à celle des jachères et des forêts ; à terme, les scientifiques espèrent être capables de faire des prévisions sur le débit des rivières et la disponibilité des ressources souterraines, en fonction de différents scénarios économiques, démographiques et climatiques.

Où vont et d'où viennent les poussières ?

"La mousson ne se résume pas à la pluie. Le cycle des aérosols est d'une importance capitale pour comprendre la climatologie de la région". Les poussières désertiques, Jean-Louis Rajot, pédologue de l'IRD, en a fait sa spécialité. Pour accéder à son site d'étude, situé en plein Sahel, près du village nigérien de Banizoumbou, il faut suivre des kilomètres de pistes arides et surchauffées, occasionnellement traversées par des chèvres faméliques. À l'intérieur du bâtiment, chaque appareil est protégé du sable omniprésent par une housse plastique. "En fin de saison sèche, à chaque coup de vent, on a les dents qui crissent à cause de la poussière", s'amuse le chercheur. Dehors, au milieu d'un champ de mil, d'improbables échafaudages, équipés de capteurs et d'excroissances tournoyantes, évoquent vaguement les sculptures de Tinguely. C'est qu'il faut prélever au ras du sol, mais aussi plus haut, jusqu'à 5,5 mètres, et mesurer la vitesse du vent, pour comprendre comment s'organisent les flux. "On constate ici une érosion éolienne importante, concentrée dans les champs - les jachères ne s'érodent pas du tout, d'après nos mesures. Mais en même temps, nous avons des dépôts considérables d'aérosols qui viennent d'ailleurs. "Pour faire parler ces poussières, on analyse leur composition chimique, qui donnera des indications précieuses sur leur origine, parfois distante de plusieurs centaines de kilomètres, mais qui détermine aussi leur capacité à former des nuages une fois qu'elles seront dans l'atmosphère." Les particules désertiques sont naturellement peu hygrophiles, indique Karine Desboeufs, du Laboratoire interuniversitaire des systèmes atmosphériques de Créteil ; mais en vieillissant, elles peuvent se combiner à d'autres composés atmosphériques et acquérir de nouvelles propriétés.". Leurs propriétés optiques intéressent également les chercheurs : ce sont elles qui détermineront si ces particules vont échauffer l'atmosphère, ou au contraire la rafraîchir. Leur taille est aussi décisive : plus elles sont fines, plus elles peuvent aller loin... "Certes, nos mesures sont très locales, explique Jean-Louis Rajot, mais elles ont pour but de comprendre les processus et de contraindre les modèles existants. Grâce à ces modèles, on espère ensuite représenter l'ensemble du cycle des aérosols."

Comment naissent les cyclones ?

La voix ensommeillée de Franck Roux, du Laboratoire d'aérologie du CNRS, atteste du rythme de vie particulier de son équipe de "chasseurs de cyclones". Mis en alerte à 4 h du matin par l'arrivée d'un événement orageux, il doit finalement annuler à 6 h le vol prévu, à cause de l'évolution météo... tout en restant en alerte pour l'après-midi, où les conditions pourraient redevenir favorables. Avec ses collègues américains de la Nasa et une équipe du Laboratoire de physique de l'université de Dakar, qui les héberge, ils guettent sans relâche les lignes de grains amenées par la mousson qui quittent le continent pour s'élancer dans l'Atlantique. "Ces systèmes, indique le chercheur toulousain, connaissent parfois un processus de redéveloppement, très mal connu. Ce qu'on sait, c'est qu'un tourbillon cyclonique apparaît à l'arrière du système orageux, résultat d'un équilibre entre le vent et la chaleur libérée par la condensation de l'humidité atmosphérique". Jusqu'à, parfois, former un de ces cyclones qui dévastent périodiquement les côtes américaines, dissipant autant d'énergie que plusieurs bombes atomiques. Pour analyser les systèmes qui passent et observer leur évolution, les Français disposent d'un avion Falcon instrumenté, basé à Dakar, tandis que les Américains font voler un DC8 de la Nasa depuis les îles du Cap-Vert, 550 km plus à l'Ouest. Ces deux appareils, équipés de radars (pour mesurer l'eau atmosphérique), lidars (pour mesurer l'humidité et le contenu en poussière de l'air), et autres capteurs, lâchent de petites sondes météorologiques - des "dropsondes" - qui, en tombant à travers les systèmes orageux, réalisent des sondages verticaux de pression, température, humidité et vent en plein cour des turbulences. L'ensemble de ces analyses est dans la mesure du possible synchronisé avec les passages de l'Aquatrain, une chaîne de satellites météorologiques dernier cri. "On aura ensuite une dizaine d'années de travail sur les données accumulées ! sourit le chercheur. Mais on espère bien en tirer des modèles qui nous permettront de comprendre ce qui se passe, et d'aider à réaliser des prévisions cycloniques à huit ou dix jours d'échéance."

Quels sont les liens entre mousson et climat mondial ?

Un ballon de baudruche de 2 m de diamètre, bourré d'hélium, disparaît peu à peu dans le ciel de Cotonou, avec sa petite nacelle équipée d'un parachute rouge. L'engin, lâché dans l'enceinte de l'aéroport par un technicien béninois de l'Agence pour la sécurité de la navigation aérienne en Afrique, a pour mission de renseigner les scientifiques - via un émetteur radio - sur l'état de l'atmosphère depuis le sol jusqu'à environ 30 km. Ces radiosondages coûtent 200 euros par lâcher, et il faut en faire au moins deux par jour. Grâce à l'Amma, leur nombre va plus que doubler sur l'Afrique, qui comptera 17 stations. Pour les chercheurs comme Serge Janicot, du Laboratoire d'océanographie et du climat (IPSL), qui s'intéressent aux liens entre la mousson et les grands autres phénomènes climatiques, ces radiosondages sont précieux pour comprendre le comportement des masses d'air. Tout comme les images satellite. "Nous utilisons le satellite MSG qui est stationnaire au-dessus de l'Afrique, et d'autres qui sont défilants, comme TRMM. Mais pour caler les algorithmes de ces outils, par exemple en vue de quantifier les pluies, il nous faut des mesures locales. C'est en cela que l'Amma va nous permettre de progresser." Les climatologues ont découvert, à la fois en observant les corrélations statistiques et en faisant des simulations avec les modèles climatiques, qu'il y a un lien avec El Nino (El Nino est un phénomène météorologique cyclique, qui se manifeste par l'apparition d'eaux chaudes sur la côte sud-est du Pacifique, qui augmentent les pluies sur la région. À l'inverse, la côte opposée tend alors à s'assécher.). Selon serge Janicot, "les années où ce dernier est puissant, les pluies se réduisent sur l'Afrique. Même la température de la Méditerranée peut jouer un rôle : il semble que lorsqu'elle s'élève, les pluies s'accroissent sur le Sahel". On se demande comment le système évoluera avec le développement du réchauffement climatique. Les modèles prédisent généralement à la fois une accentuation d'El Nino et un réchauffement de la Méditerranée. Sur l'Afrique, ils continuent à se contredire.

Quel rôle exact joue l'océan ?

Et si la clé des caprices de la mousson se trouvait dans l'océan ? L'hypothèse ne manque pas d'atouts : toute l'eau libérée par les pluies ouest africaines provient de l'intense évaporation qui affecte le golfe de Guinée, la bordure sud-ouest du sous-continent. Dans le collimateur des scientifiques, un phénomène annuel fascinant : l'upwelling, autrement dit la soudaine arrivée en surface d'eaux froides issues des profondeurs, en quelque sorte "aspirées" vers la surface par l'action des alizés. "L'upwelling a été découvert il y a longtemps par les océanographes, mais il a fallu attendre l'an 2000 pour qu'on s'intéresse à ses conséquences sur le continent et qu'on trouve des corrélations avec la mousson", constate Laurence Eymard, chercheuse à l'IPSL, qui étudie les interactions océans/atmosphère. Or l'upwelling abaisse de plus de 3°C la température de surface, creusant brutalement l'écart thermique entre un continent surchauffé et l'océan relativement frais. Ce qui a pour effet de renforcer le flux de mousson, autrement dit l'entrée dans les terres d'un air marin dense et humide. Mais la dynamique de l'upwelling recèle encore bien des mystères. "Les mélanges de masses d'eau sont très compliqués, indique la chercheuse, car des 'couches de barrière' peuvent se former et freiner le phénomène. De ce point de vue, l'effet de la pluie est mal connu, ainsi que l'impact des grands fleuves, très saisonniers dans leur débit". Laurence Eymard et ses collaborateurs ont donc passé plusieurs semaines sur l'Atalante, un navire de l'ifremer, à sillonner le golfe de Guinée, traquant tout particulièrement la limite entre les eaux froides de l'upwelling et les eaux chaudes environnantes. Température, salinité, flux de vapeur, de CO2, courants superficiels et profonds ont été auscultés tout au long du déclenchement de la mousson, deux autres navires et des systèmes de bouées instrumentées complétant le dispositif. En savoir plus sur les liens entre océan et mousson pourrait permettre non seulement d'améliorer la prédiction des pluies, mais aussi de répondre à une question lancinante : le réchauffement global ne serait-il pas responsable de l'affaiblissement des pluies ?
La température de l'Atlantique tropical s'est en effet élevée de 0,5°C au cours des trente dernières années...

Yves Sciama - SCIENCE & VIE > Octobre > 2008
 

   
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