Le Climat a déjà Menacé le Vivant |
L'histoire de la Terre nous apprend que son climat a toujours varié et que la biodiversité s'en est chaque fois relevée. Oui, mais au prix d'extinctions souvent massives des espèces.
C'était il y a environ 112 millions d'années, au début du Crétacé. L'évolution avait produit une grande variété de plantes et d'animaux. L'unique et vaste océan grouillait de poissons et de crustacés. Sur le supercontinent du Gondwana en train de se fragmenter régnait un climat chaud. Très sec à l'intérieur des terres, très humide ailleurs. Les forêts de conifères, de prêles et de fougères faisaient la joie des dinosaures herbivores. Mais en quelques millions d'années, des changements climatiques extrêmes allaient semer le chaos dans le vivant. "On a eu un creux de vague terrifiant, raconte Luc-Georges Bulot, chercheur CNRS à l'université de Provence. De nombreuses niches écologiques se sont vidées. En milieu tropical, près de 90 % du monde marin peu profond a été liquidé". Il ne s'agit pas d'une extinction massive, juste d'un déséquilibre local. Pourtant, son évocation fait froid dans le dos. De quoi faire réfléchir ceux qui claironnent, comme si c'était rassurant, que le climat n'en est pas à son premier bouleversement. Car certes, le climat a déjà subi de profonds changements, mais ce ne fut pas sans dommage pour les êtres vivants qui peuplaient notre planète. Et si la vie, à chaque fois, a survécu à ces modifications, nombre d'espèces ont tout simplement été rayées de la carte. Retour sur ce passé tumultueux.
Trois autres hécatombes biologiques au Crétacé et deux au Jurassique semblent ainsi avoir été directement provoquées par de grands changements climatiques. Quant aux extinctions massives, si elles ont probablement plusieurs causes (éruptions volcaniques, chutes de météorites, etc.), ces crises particulièrement violentes et globales, qui ont vu la disparition de 30 à 90 % des espèces végétales et animales de la planète, ont presque toutes été aggravées, ou préparées, par des changements climatiques. Ce qui fait dire à Luc-Georges Bulot que "le climat est le moteur principal des changements des environnements et c'est donc le moteur majeur de l'évolution".
Les changements climatiques remontent en fait au tout début du vivant, auquel ils sont souvent liés. Sur le long terme, ce sont les climats chauds qui ont largement dominé la planète, jusqu'à ce que le tout récent Quaternaire (les deux derniers millions d'années) apporte son cortège de glaciations.
Pourtant, "quand la Terre s'est formée il y a 4,6 milliards d'années, le Soleil ne brillait qu'à 70 % de ce qu'il fait aujourd'hui", note James Kasting, spécialiste des atmosphères anciennes à l'université de Pennsylvanie. Si la Terre n'a pas gelé, c'est en raison d'un "effet de serre monstrueux", explique le chercheur. Les responsables ? Le dioxyde de carbone rejeté par les nombreux volcans, et surtout le méthane produit par les premières formes de vie, des bactéries méthanogènes(->). Mais cette domination des méthanogènes n'a eu qu'un temps. Un peu partout dans le monde en effet, la Terre a gardé les stigmates d'un événement stupéfiant qui s'est produit il y a 2,3 milliards d'années. Il s'agit des marques caractéristiques laissées par les débris rocheux charriés par les glaciers. Cette première glaciation, dite huronienne, aurait été terrible puisqu'elle a affecté des sols qui se trouvaient à l'époque à l'équateur... Une énorme boule de glace blanche sur quasiment toute sa surface : voilà ce à quoi ressemblait la Terre à cette époque.
Pourquoi un tel cataclysme ? À cause du vivant, déjà. "Dans les couches rocheuses juste en dessous des marques de glaciations, on a des minéraux qui indiquent un très faible taux d'oxygène. Et juste au-dessus, au contraire, d'autres minéraux qui signent une atmosphère très riche en oxygène", indique Kasting. L'arrivée de formes de vie rejetant de l'oxygène aurait concurrencé les méthanogènes, provoquant peut-être une des premières extinctions d'espèces, et un effondrement des températures. Mais, comme l'admet le chercheur, "en l'absence de traces archéologiques directes de cette période lointaine, on en est réduit aux spéculations" (encadré).
LE CLIMAT, FAUTEUR DE TROUBLES
Une étude des conflits recensés en Chine relie ceux-ci aux périodes de froid.
Si les changements climatiques ont eu de forts impacts sur le vivant, à l'échelle géologique, ils ont également eu des conséquences notables sur les sociétés humaines, depuis qu'elles existent. Une étude parue récemment dans la revue Human Ecology est penchée sur les 899 conflits recensés durant le dernier millénaire de l'histoire de la Chine. Résultat ? Guerres et rébellions sont fortement corrélées aux périodes d'anomalies basses des températures. Une information qui ne devrait étonner personne au pays de la Révolution française, la rigueur exceptionnelle de l'hiver 1788/1789 ayant fortement contribué à cet événement fondateur de notre histoire. "Dans les situations de stress écologique, la guerre pourrait devenir le moyen ultime de redistribuer des ressources en diminution", résument les auteurs. Une analyse inquiétante, à l'heure où le Giec annonce des réductions de rendements agricoles en cas de réchauffement supérieur à 2 ou 3°C... |
Au moins deux autres épisodes semblables ont affecté, bien plus tard, le globe terrestre. Ceux-là sont nettement mieux documentés. Alors que la vie unicellulaire proliférait sous un climat globalement plus chaud que le nôtre, la Terre aurait entièrement gelé à nouveau il y a 715 millions d'années. Yves Godderis est, avec ses collaborateurs, le premier à avoir proposé, chiffres à l'appui, un mécanisme pour cette entrée en glaciation. Selon ce physicien à l'observatoire Midi-Pyrénées, le moteur en a été la baisse de l'effet de serre résultant d'un environnement géologique très particulier. "À l'époque, les terres émergées formaient un supercontinent, Rodinia, centré sur l'équateur. Ce supercontinent s'est fractionné mais en restant à basse latitude".
CHUTES VERTIGINEUSES DE LA BIODIVERSITÉ
L'humidité marine gagne alors des terres jusque-là très sèches. Les précipitations sur ces terres en train de se fractionner altèrent intensément les roches qui se mettent à absorber du CO2 en quantité. Passé des rivières aux océans, ce CO2 se stocke dans les sédiments marins. La concentration atmosphérique passe alors de 3000 parties par million (ppm) à quelques centaines de ppm en 15 à 20 millions d'années ; la température chute. Les surfaces gelées progressent et l'albédo avec elles. Au final, le refroidissement s'emballe, la Terre a perdu 50°C...
Comment notre planète a-t-elle pu finalement sortir de cette glaciation ? Les hypothèses ne manquent pas : le CO2 émis par les volcans se serait accumulé dans l'atmosphère sans être absorbé par l'océan, isolé sous sa gangue de glace ; les retombées volcaniques auraient sali la glace et diminué son albédo ; des sources hydrothermales ont pu réchauffer l'océan... Mais aucun modèle n'est encore parvenu à simuler cette sortie de "boule de neige". Quant à comprendre comment la vie a pu se maintenir dans des conditions climatiques aussi terribles... Dans les sédiments qui témoignent de l'épisode "boule de neige", on remarque une chute de la proportion de carbone 12. Or, cette variété de carbone, la plus légère, est celle que les organismes vivants intègrent le mieux avant de la léguer aux sédiments en mourant. Une proportion élevée de carbone 12 signe donc la présence de formes de vie et inversement. "En sortie de glaciation, on n'a quasiment pas de vie", conclut Yves Godderis. Mais des simulations numériques montrent que des petites fractions d'eau libre ont pu perdurer. C'est dans ces poches que des algues ou des bactéries supportant bien le froid auraient réussi à survivre. La vie microbienne a pu également proliférer sous une fine couche de glace à l'équateur, comme c'est le cas aujourd'hui sous les banquises fines. Un autre épisode de "Terre boule de neige" (il y a 635 millions d'années) ne réussira pas à stopper l'évolution en marche. C'est à cette époque en effet qu'apparaissent les premiers êtres vivants à plusieurs cellules et les premiers animaux à corps mous. Un long processus évolutif commence, qui va culminer il y a 540 millions d'années, avec l'explosion cambrienne. Soudainement (à l'échelle des temps géologiques s'entend...), des anatomies entièrement nouvelles apparaissent, qui préfigurent déjà les grands groupes d'animaux actuels : arthropodes, vers, précurseurs des vertébrés...
Cette abondance d'organismes macroscopiques est une aubaine pour les paléontologues. C'est à partir de cette période - le dernier dixième de l'histoire de la Terre - qu'ils peuvent enfin évaluer la biodiversité. Or, au cours du temps, celle-ci connaît des chutes, parfois vertigineuses. Au total, cinq crises biologiques majeures sont ainsi répertoriées : il y a 440, 365, 250, 145 et enfin 65 millions d'années. À chaque fois, c'est de 30 à 90 % des espèces qui disparaissent de la surface de la Terre. Toujours sous l'effet, ne serait-ce qu'en partie, de conditions climatiques changeantes.
Prenez, par exemple, la plus grande extinction de masse qu'ait connue la planète, il y a 250 millions d'années. Les scientifiques du National Center for Atmospheric Research (NCAR, États-Unis) ont fait en 2005 une incursion virtuelle dans le climat qui l'a accompagnée. À l'origine supposée de la crise, une activité volcanique importante en Sibérie, qui aurait injecté pendant 700.000 ans des tonnes de CO2 dans l'atmosphère, déclenchant une véritable réaction en chaîne. L'effet de serre qui a suivi a d'abord fait monter la température jusqu'à plus de 36°C en moyenne annuelle dans certaines zones. La circulation océanique, thermohaline, s'est trouvée ralentie, bloquant l'alimentation des eaux profondes en nutriments et en oxygène. Pour le plus grand dommage des animaux marins posés au fond des mers (comme les scorpions de mer). Les coraux, très sensibles à la température, n'ont pas mieux résisté. Quant aux populations d'oursins et de lys de mer, elles ont décliné. Seuls les poissons auraient pu s'en sortir : mobiles, ils pouvaient trouver des zones refuges. Mais encore fallait-il qu'ils parviennent à se nourrir... Au total, ce sont de 90 à 95 % de toutes les espèces marines qui ont alors disparu. Et ce n'est pas tout : la rupture de plusieurs chaînes alimentaires a également sonné le glas de nombreuses espèces terrestres. Pourtant, étalé sur plusieurs centaines de milliers d'années - et non sur un siècle ou deux... - ce changement climatique a coûté cher au vivant.
LES PÉRIODES CHAUDES PLUS FAVORABLES
Reste que, dans le passé, les épisodes chauds ont été relativement mieux supportés que les refroidissements. "Il y a environ 95 millions d'années, au Crétacé, la Terre connaissait son climat le plus chaud depuis l'apparition des organismes complexes", explique Didier Néraudeau, paléontologue à l'université de Rennes. En moyenne sur le globe, les températures sont alors de 5 à 6°C plus élevées qu'aujourd'hui, les concentrations en CO2, de 4 à 6 fois supérieures. En l'absence de calotte glaciaire, le niveau des eaux dépasse de 80 m le niveau actuel. "Ce maximum climatique a causé des crises sensibles chez certains animaux marins fondamentaux, comme les rudistes (mollusques constructeurs) ou les ichthyosaures (reptiles marins ressemblant aux dauphins)". Mais globalement, les températures élevées ont plutôt favorisé l'augmentation de la productivité biologique et notamment du nanoplancton calcaire (les coccolithes) dont l'accumulation
des micro-squelettes carbonatés est à l'origine, par exemple, des falaises de Normandie. Beaucoup de coquillages avec des coquilles très épaisses se développent. Or pour former ces squelettes, les animaux marins pompent du carbone dans l'atmosphère. Conséquence : le taux de CO2 va finir par baisser, faisant chuter les températures. Pour le chercheur, ce refroidissement a fragilisé les écosystèmes qui vont bientôt recevoir le coup de grâce. La chute d'une gigantesque météorite et un volcanisme de trapps conduiront à la fameuse extinction biologique qui a vu la fin des dinosaures, il y a 65 millions d'années.
À partir de là et pendant plus de 50 millions d'années, tout au long du Tertiaire, le climat va continuer à se refroidir lentement. Les sédiments qui se déposent au pied des chaînes de montagne en formation piègent le dioxyde de carbone de l'atmosphère. Les calottes polaires s'installent. Puis une période froide inédite se met en place, avec une succession d'épisodes glaciaires entrecoupés de courts répits plus chauds. Les basculements d'un régime à l'autre s'expliquent alors par des paramètres astronomiques : les variations de l'orbite de la Terre autour du Soleil modulent l'insolation reçue à diverses latitudes et selon les saisons, ce qui influence le climat. C'est ce que l'on appelle les "cycles de Milankovitch", du nom de l'astronome serbe qui les a découverts.
LA SIXIÈME EXTINCTION SERAIT EN MARCHE
Au Quaternaire, les oscillations climatiques se poursuivent. Elles vont notamment entraîner la disparition d'espèces emblématiques, comme le mammouth ou le rhinocéros laineux, à la fin de la dernière ère glaciaire, il y a 10.000 à 15.000 ans. Ce climat va toutefois favoriser une espèce : l'homme. C'est pourtant ce même homme qui risque aujourd'hui de faire sortir la Terre du climat sous lequel il a prospéré. Ses activités, provoquant un rejet massif de CO2 dans l'atmosphère, ont déjà commencé à perturber le climat.
Un bouleversement qui ne devrait pas faire exception. Comme les autres changements climatiques que la Terre a connus, le réchauffement ne sera pas sans conséquences sur le vivant. Déjà, plusieurs études prévoient qu'entre 25 et 30 % des espèces auront disparu de la surface du globe en 2050. Selon certains, la sixième extinction massive a commencé. Bien sûr, il y a toutes les raisons de penser que comme les précédentes, cette sixième extinction sera suivie d'une phase de diversification et que la biodiversité se rétablira. Mais le passé nous apprend qu'il faut au vivant plusieurs dizaines de millions d'années pour se reconstituer - autant dire que les dégâts qui attendent le vivant seront, à l'échelle humaine, irréversibles.
ANNE DEBROISE - SCIENCE & VIE Hors Série > Septembre > 2007 |
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