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Quand le Hasard Fait son Numéro

Pas facile de générer du hasard avec un ordinateur. Mieux vaut faire confiance aux boules du Loto ! Avec la nouvelle formule du Loto, les joueurs ont une chance sur 19 millions de gagner le gros lot.

Depuis le mois d'octobre 2008, les Français peuvent jouer au Loto trois fois par semaine, les lundi, mercredi et samedi. Avec cette formule rénovée, la Française des Jeux (FDJ) espère attirer de nouveaux adeptes. Près de quinze millions de personnes jouent déjà chaque année, espérant tirer le gros lot. Pourtant, la loi des probabilités n'est pas en leur faveur. Il faut désormais obtenir cinq numéros parmi 49, plus un "numéro chance" sur dix possibles. La probabilité de gain est donc de 1 sur 19 millions environ : soit le nombre de combinaisons possibles pour la première grille (C549 soit 49x48x47x46x45/5x4x3x2x1) multiplié par le nombre de combinaisons de la seconde (C110 soit 10/1) !
Au centre de tirage, le rituel est toujours le même : vérification des machines et des jeux de boules (sous contrôle d'huissier), un essai à blanc, et c'est la prise d'antenne pour le direct ! Pour assurer un tirage parfaitement équitable, les machines de la Française des Jeux sont placées sous haute surveillance. Avant acceptation, elles passent par un organisme de certification en charge de les tester. De même, le poids des boules est strictement contrôlé, afin d'éviter tout effet non souhaité imputable à une différence de quelques grammes. Le bet : s'assurer du caractère parfaitement aléatoire de chaque tirage, c'est-à-dire que chaque boule ait autant de chances de sortir. "Personne ne peut prévoir quelles boules seront tirées. Toutes les méthodes et martingales qui permettent, soi-disant, d'améliorer ses chances de gagner sont des escroqueries", confirme Alain Gravier, responsable du management central des risques à la Française des Jeux.
La société a également développé toute une offre en ligne qui va de la validation des tickets de loto et autres jeux de tirage à plusieurs types de jeux spécifiques réservés aux clients on-line. Dans ce cas, le hasard est obtenu non grâce à un mécanisme physique, mais à l'aide d'un logiciel breveté qui génère un paquet de tickets virtuels correspondant aux lots attribués, avec les mêmes probabilités de gain qu'une série imprimée. À chaque mise, le logiciel sélectionne un ticket, qui sera celui du joueur. Mais la FDJ ne souhaite pas communiquer précisément sur le fonctionnement de ce logiciel. Sa plate-forme a en effet vocation à être exportée dans d'autres pays européens.

PILE POUR LES FRANÇAIS, FACE POUR LES ANGLAIS

Contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, générer de l'aléatoire avec un ordinateur, même très puissant, est bien moins facile qu'avec de vulgaires boules ! "Les ordinateurs ont un fonctionnement déterministe, précise Thierry de la Rue, directeur du laboratoire de mathématiques Raphaël Salem de l'université de Rouen. On peut donc prévoir les résultats qu'ils vont produire. Les chiflres ou les suites de nombres qu'ils génèrent sont dits pseudo-aléatoires, Pour avoir un résultat vraiment imprévisible, du véritable hasard, il faut intégrer d'autres paramètres aléatoires, par exemple l'heure à laquelle le calcul est demandé". Mais n'en voulons pas à nos machines, nous sommes nous-mêmes de bien piètres producteurs de hasard, et cela, explique Nicolas Gauvrit, maître de conférence à l'université d'Artois et membre du Groupe européen de psychologie mathématique, en raison de notre "imprégnation culturelle" : "Si l'on demande par exemple à un échantillon d'individus de choisir un nombre entre 0 et 9, plus de 30 % vont choisir le sept, chiffre aux allures sacrées et magiques, rapporte-t-il. De même, les francophones choisiront à 55 % le côté pile d'une pièce tandis que les anglophones préfèreront la face. Il faut dire qu'en anglais, "pile ou face" se dit "heads or tails". Instinctivement, on optera pour le mot mis en premier. Ce pourcentage est encore plus flagrant lorsqu'on demande de citer une série de piles ou de faces. Les francophones commenceront alors dans 80 % des cas par pile".
De tout temps, l'homme a eu besoin d'exploiter l'incertitude. Bien avant le jeu, les phénomènes liés au hasard (lancer de dés, marc de café...) étaient utilisés par les devins ou les prêtres qui se servaient de cet artifice pour "prédire" l'avenir ou interpréter les pensées des dieux. Mais les jeux sont également arrivés très vite dans l'histoire de l'imprévisible. Le mot même de "hasard" tire son origine probable d'un conflit datant des croisades. Alors que les chevaliers chrétiens faisaient le siège d'un château, vraisemblablement positionné dans l'actuelle Syrie, ils inventèrent pour tuer le temps un jeu de dés qu'ils baptisèrent de son nom : el-Azar. Aujourd'hui encore, az-zahr, en arabe, signifie "coup de dés". Les premiers jeux furent la roulette et la loterie, dont les principes ont très peu évolué depuis. En revanche, les mécanismes générateurs de hasard n'ont cessé de se perfectionner. Au fil du temps, de nombreux scientifiques ont également essayé de maîtriser le hasard ou du moins d'y repérer des règles. "Même avec de l'imprévisible, on peut prédire des choses", souligne Thierry de la Rue. Bien sûr, un événement unique aléatoire restera par nature fortuit. C'est au niveau des séries de chiffres que l'on peut retrouver certaines règles et observer des caractéristiques dans la distribution des nombres.
Le calcul des probabilités se constitue dans la deuxième moitié du XVIIè siècle autour des jeux de hasard et de "l'espérance de gain" qu'on peut y obtenir. Christiaan Huygens pose le premier - si l'on excepte le fameux "pari" de Pascal) - le problème de son application à d'autres domaines. Il travaille ainsi sur l'espérance de vie humaine à partir de données recueillies à Londres, en liaison avec des problèmes de rentes et annuités. Mais c'est Jacques Bernoulli qui va explicitement appliquer le calcul des probabilités aux affaires civiles, morales et économiques. Dans son ouvrage Ars Conjectandi, il définit ce qu'on appellera plus tard la loi des grands nombres. Elle indique que si l'on répète un grand nombre de fois une même expérience aléatoire qui a comme résultat une valeur numérique, alors la moyenne des résultats obtenus tend à se rapprocher de l'espérance mathématique de l'expérience. Par exemple, en lançant une pièce de monnaie des centaines de fois, on peut être pratiquement certain d'obtenir autant de faces que de piles. Avec toutefois des écarts possibles par rapport à la fréquence idéale de 1/2. Mais même ces écarts sont tout à fait prévisibles : ils sont de l'ordre de la racine carrée du nombre d'expériences effectuées. Par exemple, en lançant une pièce 10.000 fois de suite, on aura environ 5000 fois face et 5000 fois pile avec un écart (en faveur de l'un ou l'autre) égal à la racine carrée de 10.000, soit 100. Cette loi des grands nombres a une importance toute particulière et de nombreuses applications dans une large variété de domaines. Sa formalisation permet ainsi aux casinos de savoir qu'ils seront toujours gagnants et d'estimer leurs gains à venir. Prenons par exemple le cas de la roulette. Elle comprend 37 cases numérotées de 0 à 36 : 18 de couleur rouge, 18 de couleur noire et 1 de couleur verte pour le numéro zéro. La probabilité que le rouge sorte est donc de 18/37, soit 48,65 %. Selon la loi des grands nombres, plus la roulette tournera et plus on se rapprochera de cette probabilité. Un joueur qui miserait 1000 fois un euro sur le rouge tombera donc environ 486,5 fois sur la bonne couleur, soit un gain de 973 euros (la mise est doublée en cas de bon choix) ; les autres possibilités (486,5 noirs et 27 zéros) ne rapportant rien, sa perte moyenne sera donc de 27 euros à chaque fois qu'il misera mille euros.
C'est également sur la loi des grands nombres que reposent la plupart des sondages. Les enquêteurs interrogent un nombre suffisamment important de personnes pour connaître l'opinion (probable) de la population entière. Idem du côté de l'assurance : pour pouvoir couvrir un risque, l'assureur doit connaître sa probabilité de survenue et estimer ses pertes potentielles. Plus il y aura d'adhérents, plus ses pertes réelles seront proches de son estimation. Il ne lui reste ensuite qu'à répartir ce montant entre tous les assurés.

PIERRE-FEUILLE-CISEAUX

Les suites aléatoires réservent d'autres surprises, tout aussi mystérieuses ! La plus étonnante est sans nul doute la loi de Benford : quelle que soit la série de nombres choisie, pourvu qu'elle soit suffisamment grande, il y aura toujours plus de nombres commençant par 1 que par 2, et ainsi de suite. Autrement dit : quelle que soit la série, la moitié des nombres commenceront soit par 1 (30 %) soit par 2 (20 %). On peut en faire simplement l'expérience chez soi en relevant des valeurs contenues dans un journal, les prix d'un article dans différents catalogues ou la taille des fleuves sur un atlas. De plus, la loi de Benford est insensible au changement d'échelle ; en fait, c'est la seule loi qui soit invariante par changement d'unité. Il s'agit d'une propriété intrinsèque à la distribution des nombres.
Pour les mathématiciens, la démonstration de cette loi est assez simple mais, comme le souligne Nicolas Gauvrit : "Une forme d'illusion nous aveugle quand il s'agit de hasard : l'hypothèse que toute alternative est équiprobable. Si nous sélectionnons une série de nombres aléatoires, nous nous attendons, comme le voudrait la loi d'équiprobabilité, à trouver comme premier chiffre autant de 1 que de 2 ou de 3. C'est tout bonnement faux sur le plan mathématique, mais cette intuition d'équiprobabilité est profondément ancrée chez l'homme, si bien que tout résultat différent apparaît surprenant, voire magique".
Au vu de ces étranges lois, il apparaît donc que fabriquer une série de chiffres totalement imprévisible n'a rien d'évident. Il existe néanmoins de très bons algorithmes qui permettent d'obtenir des suites qui, si elles ne sont pas aléatoires, en présentent en tout cas les caractéristiques. Pour un ordinateur qui ne raisonne qu'avec des 0 et des 1, premier impératif : la suite doit contenir autant de 0 que de 1 ; mais il faut s'assurer aussi que chaque motif apparaît à la bonne fréquence. Par exemple : 00,11, 01, 10 doivent avoir une fréquence d'1/4. De même 000, 001, 010, 100, 110, 101, 011, 111, une fréquence d'1/8. Et ceci, pour tous les motifs, quelle que soit leur taille ! Il ne faudra pas non plus oublier par exemple de rares mais probables suites de vingt 1 consécutifs. Enfin, pour que le tout soit parfaitement aléatoire, il faut éliminer toute trace de corrélation, c'est-à-dire qu'aucun motif ne doit laisser penser que le chiffre qui lui succède sera 0 plutôt que 1. C'est à ce prix seulement que l'on peut mimer le hasard. Et encore, comme le note Thierry de la Rue, "à partir du moment où l'on peut décrire une suite et en tirer des caractéristiques de distribution des chiffres, on n'est plus tout à fait dans le domaine de l'aléatoire. Il n'y a en fait pratiquement aucune suite qui le soit totalement".
Pourtant, disposer d'un générateur de hasard efficace est souvent indispensable. Par exemple, il existe certains jeux qui ne présentent pas de solutions évidentes et pour lesquels la meilleure des solutions est d'être imprévisible. C'est le cas du "chifoumi", encore appelé "pierre-feuille-ciseaux". Pour avoir le plus de chances de gagner, il faut que l'adversaire ne puisse pas deviner quelle figure on va former dans son dos. Cette technique est appelée "stratégie mixte" : le joueur choisit au hasard le coup qu'il joue parmi les coups possibles. Elle a des applications dans beaucoup de domaines, parfois inattendus. "À l'extrême, même les malfaiteurs devraient l'adopter ! fait remarquer Thierry de la Rue. La meilleure chance pour un brigand en fuite d'échapper à la police est de choisir son chemin au hasard". Le hasard trouve une utilité dans bien d'autres domaines. Dans la vie de tous les jours comme dans les recherches scientifiques les plus poussées. "Il permet par exemple de vieillir artificiellement une photo. Les altérations du temps sont en effet imprévisibles dans le détail et, pour les mimer, le mieux est encore de dénaturer la photographie de façon aléatoire", écrit Nicolas Gauvrit dans son livre Vous avez dit hasard ?
En cryptologie également, la sécurisation d'un document repose sur la génération d'une clé aléatoire ; en physique, le hasard permet de modéliser le comportement des particules ; en économie, il est utilisé pour pondérer ou simuler le comportement des opérateurs...
Ils sont donc un certain nombre de scientifiques à réclamer encore et toujours plus de hasard pour leurs expériences. Ils pourraient peut-être bientôt profiter de l'avènement des ordinateurs quantiques. Ces derniers, qui n'existent pour l'instant qu'à l'état de prototypes de faible puissance, reposent sur une branche de la physique découverte au début du XXè siècle : la mécanique quantique. Elle s'appuie sur plusieurs axiomes et notamment sur le théorème d'incertitude d'Heisenberg et le principe d'états superposés. Le premier énonce l'impossibilité de connaître avec précision à la fois la vitesse et la position d'une particule, et le second affirme que l'état d'une particule est indéterminée tant qu'on ne l'a pas observée. Ces deux notions peuvent être exploitées pour fabriquer un hasard "parfait" totalement imprévisible. À l'époque, elles avaient suscité une vive hostilité de la part d'Albert Einstein, à qui l'on doit la fameuse phrase : "Dieu ne joue pas aux dés". Peut-être pas, mais plusieurs confirmations expérimentales de ces théorèmes indiquent que, par moments, il pourrait bien s'adonner à une vaste partie de "pile ou face".

J.I. - SCIENCES ET AVENIR HS > Octobre-Novembre > 2009
 

   
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