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Musique et Nombres

Musique en Mode Géométrique
ARTS

En jouant sur la connivence entre sons et nombres, musiciens et mathématiciens résolvent ensemble des problèmes complexes.

351 éléments, pas un de plus, formant la base de tous les accords possibles et imaginables en musique ! Voilà ce que propose OpenMusic, un logiciel conçu et développé par l'Ircam, laboratoire qui associe le CNRS et le centre Georges-Pompidou, à Paris. "C'est un peu à la musique ce qu'est à la chimie le tableau de Mendeléiev, qui regroupe tous les éléments chimiques composant le monde qui nous entoure", explique le chercheur Moreno Andreatta ! En ce mois de juin 2011, l'Ircam a rassemblé pour le festival Agora et la conférence internationale MCM (Mathematics and Computation in Music) des musiciens et des mathématiciens du monde entier. On y a évoqué quelques problèmes d'un genre nouveau, baptisés "mathémusicaux" par Moreno Andreatta. De quoi dérouter les habitués des 2 disciplines, tant cette exploration à la croisée des champs est peu connue, aussi bien chez les spécialistes que dans le grand public... Un mariage "contre nature" qui offre pourtant de nouvelles perspectives aux 2 disiplines.
Sous un vernis actuel, les mathémusiques renouent, en fait, avec Pythagore à travers sa théorie de "l'harmonie des sphères", fondée sur l'idée que l'Univers est régi par des rapports numériques harmonieux. Selon le philosophe grec du VIè siècle avant notre ère, les distances entre les planètes - à cette époque où l'on situait la Terre au centre du monde - suivent des intervalles musicaux. Cette connivence entre nombres et sons tombe dans l'oubli à la Renaissance. Même si, à la fin du XVIIè siècle, le mathématicien Leibniz, à l'origine du calcul infinitésimal, musicien à ses heures, affirme que la "musique est une pratique cachée de l'arithmétique, l'esprit n'ayant pas conscience qu'il compte". Une sorte d'arithmétique inconsciente. À l'origine des réflexions contemporaines, deux grandes nouveautés. D'une part, l'utilisation massive et individuelle de l'informatique, indispensable pour la gestion des 479.001.600 combinaisons possibles que peuvent former les 12 notes de l'octave - do, do#, ré, ré#, mi, fa, fa#, sol, sol#, la, la#, si - figurant sur le clavier d'un piano, si chacune d'elles est jouée au maximum une fois ; d'autre part, la géométrie musicale, une manière - originale et scientifiquement pertinente - de les représenter. Cette drôle de géométrie repose sur le fait que la même note d'octaves différentes a la même sonorité, en plus grave ou plus aigu. Autrement dit, sur un piano, 2 notes qui se trouvent à 12 notes d'intervalle sonnent de la même manière. Et 2 notes consécutives présentent le même écart à l'oreille... Equidistance et répétition font que le cercle paraît bien adapté à la représentation de la musique : divisé en 12 arcs de même dimension (30°), et parcouru une première fois, il est l'équivalent d'une octave. Un second tour de cercle représenterait l'octave suivante, et ainsi de suite (figure ->).
Ce clavier circulaire peut s'enrichir d'une autre figure mathématique correspondant au mode musical, qui sélectionne quelques notes parmi les 12. Même s'il existe une grande quantité de modes, nous connaissons surtout le majeur utilisant, si l'on commence par un do, do ré mi fa sol la si. C'est celui des comptines Au Clair de la lune ou Frére Jacques. Le mode mineur, lui, exprime de la retenue ou de la mélancolie avec do ré ré# fa sol sol# si. En reliant sur le "clavier circulaire" les notes du mode choisi, on peut construire un polygone, circonscrit au cercle. Le tout forme un objet mathématique dont on connait les propriétés, la symétrie, les axes de rotation, les invariants, c'est-à-dire les opérations qui conserveront sa forme. Ainsi la musique devient un nouveau langage mathématique et vice versa. La preuve par deux exemples.

TRANSPOSITIONS

Commençons par l'apport des maths au problème musical de la transposition, qui consiste à conserver le même mode en commençant par une autre note. Les musiciens ont recours à la transposition lorsqu'ils changent d'instrument ou de voix et qu'ils recherchent un ton plus grave ou plus aigu. Sur notre clavier circulaire, cela revient "à faire tourner le polygone dans le cercle une ou plusieurs fois de 30°", explique Robin Jamet, responsable du département des mathématiques au Palais de la Découverte, à Paris, qui a participé au festival Agora. "Le compositeur Olivier Messiaen (1908-1992), pour explorer l'ensemble des sonorités possibles, cherchait à définir les modes à transposition limitée, tels qu'au bout d'un certain nombre de transpositions, on retombe sur "le premier mode". Une recherche fastidieuse pour Messiaen qui écrivait la musique à la façon traditionnelle, sur une partition.
La quête devient d'une facilité déconcertante avec la représentation circulaire : il suffit que le polygone soit un diviseur de 12, c'est-à-dire que le mode comporte 2, 3, 4, 6 ou 12 notes... Prenons l'exemple d'un carré représentant le mode do, ré#, fa#, la (->). Une première transposition donne : do#, mi, sol, la#. La seconde, toujours avec un décalage de 30° : ré, fa, sol#, si. Et si l'on poursuit l'opération, on retrouvera ré#, fa#, la, do, soit les mêmes notes qu'au départ... Le mode majeur, qui comporte 7 notes, n'est pas à transposition limitée. Avec OpenMusic, on peut aisément calculer aujourd'hui tous ces modes de Messiaen, même si l'on décide de représenter des divisions plus fines de l'octave, par exemple en 24 parties égales.

PULSATIONS

Regardons maintenant les mathémusiques côté maths : une des conjectures les plus célèbres, celle de Minkowski, prend un nouvel éclairage grâce à cette écriture musicale. "Sur le plan géométrique, cette conjecture peut être énoncée simplement : si l'on pave un espace à n dimensions avec des petits cubes de dimension n, on trouvera forcément un couple de pièces jointives de dimension n-1", explique Moreno Andreatta. Pour la dimension 2, la conjecture est claire : sur une feuille (plan de dimension 2) de papier quadrillée, il existe au moins 2 carrés ayant un côté en commun. Pour un volume, dimension 3, pavé par un ensemble de cubes unités, il existe au moins 2 cubes ayant une face commune. Une face, de dimension 2, donc 3 - 1 (figure ->). Minkowski pensait généraliser très facilement le problème à toutes les dimensions, n dimensions dans le jargon des spécialistes. Il a pourtant fallu attendre 50 ans pour que le problème soit partiellement résolu par le mathématicien Hongrois Gyorgy Hajos. "Mais il nous reste encore à comprendre d'autres propriétés concernant le pavage, même pour la dimension égale à 1 (la droite), poursuit Moreno Andreatta. On ne connait toujours pas les conditions nécessaires et suffisantes pour ce cas simple". "Les mathématiciens y travaillent d'arrache-pied. Et voilà qu'une nouvelle piste s'offre à eux : la recherche musicale.
"Grâce à la représentation circulaire, la conjecture peut en effet avoir son analogue musical", poursuit Moreno Andreatta. Intuitivement, la notion de pavage nous fait imaginer un espace : une pièce, une feuille... mais l'analogie est possible avec le temps. Comment "paver" le temps ? En organisant les instants, chacun devant être occupé par un seul son - notes ou pulsations jouées par des percussions. Mais les sons d'une seule voix, ou mélodie, ne peuvent paver tous les instants, car le rythme musical, par essence, comprend aussi des silences. Il faut alors "transposer" le rythme, mais cette fois temporellement. C'est la forme du "canon" - tel Frère Jacques, qui consiste à répéter la même mélodie avec un décalage dans le temps. Dans le cas de Frère Jacques, il s'agit d'un canon à quatre voix, la mélodie initiale étant décalée 3 fois. On forme ainsi un canon rythmique "mosaïque", c'est-à-dire ayant la propriété de paver l'axe du temps, un rythme auquel viennent s'ajouter des voix : sur notre clavier circulaire contenant un polygone qui correspond au mode musical figurent désormais des points qui représentent les entrées de voix. En jonglant avec rythmes et voix, le mathématicien roumain Dan Tudor Vuza a formalisé dans les années 1990 un nouveau procédé mathémusical.
Ces différents canons rythmiques mosaïques figurent, aujourd'hui, dans le catalogue OpenMusic de l'Ircam. Un outil audacieux qui systématise toute la gamme des sonorités inventées par l'homme... sans pour autant parvenir à déterminer où se joue cette magie de la musique qui transporte l'âme.

A.Kh. - SCIENCES ET AVENIR HS N°166 > Octobre-Novembre > 2011
 

   
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