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Cancer de la Prostate

Les Antilles sont bien Malades du Chlordécone

Si les ouvriers agricoles ayant travaillé dans les bananeraies ont été exposés, le reste de la population également, via la consommation des végétaux et animaux locaux contaminés. Les études environnementales menées depuis les années 1980 ont montré que 90 % des captages d'eau sont pollués. Interdit aux Antilles depuis 1993, le pesticide utilisé dans les bananeraies est accusé par une étude publiée en juin de multiplier le risque de cancer de la prostate. Explications.

Pour la première fois, une étude établit le lien entre l'exposition au chlordécone et la survenue du cancer de la prostate. La nouvelle ravive l'inquiétude dans les Antilles françaises. Le chlordécone est un pesticide très efficace pour lutter contre le charançon, un parasite de la banane. Mais ce pesticide organochloré s'avère également capable de se lier aux récepteurs d'une hormone, l'ostrogène. Il fait d'ailleurs partie de la grande famille des perturbateurs endocriniens, ces produits chimiques suspectés d'influencer les équilibres hormonaux de l'organisme au point de provoquer des cancers, mais aussi des troubles neurologiques ou de la fertilité, comme nous l'expliquions dans Science & Vie (n°1095).

FAITS & CHIFFRES
1951 : invention de la molécule chlordécone.
1975 : observation de troubles neurologiques chez des employés d'une usine américaine de fabrication du pesticide.
1976 : les États-unis interdisent le pesticide.
1979 : l'OMS classe le chlordécone comme cancérogène possible chez l'homme.
1990 : interdiction du pesticide en France, avec une dérogation pour les Antilles.
1993 : interdiction effective de l'utilisation de chlordécone aux Antilles.
2002 : du chlordécone est saisi dans une bananeraie.

SCANDALE SANITAIRE

Aux Antilles françaises, en plus de l'inquiétude, pointe le scandale sanitaire. Car le chlordécone fut interdit dès 1976 aux États-unis à la suite d'effets neurologiques graves observés chez des ouvriers fabricant la molécule. Classée peu de temps après comme "cancérigène probable" par l'OMS, elle fut cependant autorisée, sous la pression des grands producteurs de banane, jusqu'en 1993 en Guadeloupe et en Martinique, et probablement utilisée illégalement jusqu'en 2002. L'étude Karuprostate publiée le 21 juin dernier par l'équipe de Luc Multigner (Inserm, Pointe-à-Pitre) et Pascal Blanchet (CHU de Pointe-à-Pitre) lance donc un pavé dans la mare. "De la présomption d'innocence, on est passés à la présomption de culpabilité", affirmait le professeur Pascal Blanchet lors de la conférence de presse. L'étude a été réalisée entre 2004 et 2007 sur plus de 600 hommes présentant un cancer de la prostate et autant d'hommes indemnes. Le dosage a détecté du chlordécone dans le sang de 68 % des personnes testées. Pour environ 80 % d'entre eux, ceux qui présentent un taux inférieur à 1 microgramme par litre de sang, le taux de chlordécone n'apparaît pas associé à un risque accru de survenue du cancer de la prostate.
En revanche, pour ceux qui présentent plus de 1 microgramme de chlordécone par litre dans le sang, le risque de développer le cancer de la prostate est multiplié par 1,8 par rapport au groupe témoin. Précision importante : le risque de développer le cancer de la prostate n'augmente que si d'autres facteurs sont également présents. Il faut soit que l'homme ait des antécédents familiaux de cancer de la prostate (ce qui suggère qu'il possède des gènes de susceptibilité), soit qu'il ait résidé plus d'un an dans un pays occidental. "La part attribuable au chlordécone est extrêmement difficile à établir", précise Luc Multigner.
La Martinique et la Guadeloupe possèdent les taux de cancer de la prostate parmi les plus élevés au monde. En 2003, on dénombrait 169 cas pour 100.000 hommes en Guadeloupe, contre 102 en France métropolitaine. On sait aussi que les terres cultivables ét les cours d'eau sont durablement imprégnés de chlordécone. Une coïncidence qui, en 2007, avait amené le cancérologue Dominique Belpomme à interpeller les autorités, parlant de bombe à retardement sanitaire. Mais, insiste le professeur Multigner, "la très forte incidence - similaire à celle observée parmi les populations noire-américaine ou caribéenne au Royaume-uni - n'est en aucun cas expliquée par le chlordécone. Le chlordécone ne peut être responsable que d'un nombre limité de cas..."

INTERACTIONS NÉFASTES

La forte incidence du cancer de la prostate serait donc d'abord due à des susceptibilités génétiques héritées des ancêtres africains des habitants des Caraïbes. Ensuite, elle serait aggravée par une importante éxposition au chlordécone. Mais comment expliquer que le risque augmente pour les personnes ayant résidé dans un pays occidental, et notamment en métropole ? Les auteurs suggèrent que l'exposition à d'autres polluants (la métropole est aussi largement polluée par les pesticides) pourrait être à l'origine d'interactions néfastes.
À moins que, en changeant de lieu de vie, les personnes n'aient changé d'alimentation, ce qui, notamment en cas de prise de poids, a pu favoriser l'apparition de la maladie. Ce que montre également l'étude Karuprostate, c'est que les ouvriers agricoles ayant travaillé dans les bananeraies, et qui ont été exposés aux granulés de pesticide, n'exhibent pas forcément les taux de chlordécone les plus forts. Dans la population générale, ces taux élevés sont dus à une consommation importante de végétaux et animaux locaux. Les études environnementales menées depuis les années 1980 ont montré que 30 % des terres agricoles, 90 % des captages d'eau et les sédiments côtiers sont pollués. Particulièrement stable, le chlordécone pourrait y résider pendant des siècles.
Mais un autre risque sanitaire se profile. L'étude Hibiscus (Inserm) a révélé en 2004 que les nouveau-nés sont eux aussi largement exposés au chlordécone : la molécule est détectable dans 61 % des prélèvements de cordon ombilical et 40 % des laits maternels. Jusqu'où cette exposition les met-elle en danger ? Est-elle impliquée dans les taux anormalement élevés de prématurité et de petits poids à la naissance aux Antilles ? La réponse tombera début 2011 avec les premiers résultats de l'étude Ti-Moun ("enfant" en créole). Inquiets et en colère, les Antillais ont déposé une plainte contre X pour empoisonnement en 2007, via des organisations de protection de l'environnement. Coïncidence du calendrier : les premiers témoignages ont été entendus quelques jours avant la publication de l'étude Karuprostate.

A.D. - SCIENCE & VIE > Août > 2010
 

   
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