Voyage sur La Planète Chocolat |
La Fièvre Mondiale de l'Or Brun |
Madagascar, États-Unis, Japon, Chine, Brésil, Russie... la divine sucrerie, fruit d'un travail d'orfèvre de bout en bout de la chaîne, n'a plus de frontières. Les convertis se comptent par millions. Et confirment le pouvoir de cette irrésistible drogue douce. DOSSIER DIRIGE PAR CHRISTELLE PANGRAZZI.
Le chocolat est une drogue aux effets fascinants. Ce ne sont pas les Rolling Stones qui diront le contraire Les papys du rock sont tombés dedans un soir de 2007 lors d'une fête mémorable organisée à Bruxelles pour les anniversaires du batteur Charlie Watts et du guitariste Ron Wood. Dominique Persoone, le chocolatier le plus farfelu de Belgique, débarqua de Bruges avec une invention digne d'une blague belge : la "Sniffe Machine". Un drôle d'engin en Plexiglas qui permet de s'envoyer directement dans les sinus un "rail" de... cacao ! Depuis ce coup de pub, l'artisan du plat pays dit en expédier plusieurs centaines par mois à travers le monde. Quarante-cinq euros pièce. Il se considère comme "le dealer le plus heureux de la planète".
DANS LE CARRÉ BRUN, L'HORMONE DU BONHEUR
À Bruges comme ailleurs, l'addiction au chocolat n'a jamais été aussi forte. Est-ce parce que le cacao contient de la phényléthylamine, une molécule que les scientifiques ont désormais identifiée comme un précurseur de la dopamine, l'hormone du bonheur ? En tout cas, sa consommation est encouragée par certains nutritionnistes qui, oubliant les teneurs parfois importantes en graisse et en sucre du produit, préfèrent louer les vertus antioxydantes et anti-stress du cacao, riche en théobromine et en magnésium. En 2012, la planète a ainsi englouti l'équivalent de 3,5 millions de tonnes de fèves de cacao (contre deux millions il y a dix ans). "Cela fait de cette denrée la troisième matière première alimentaire la plus échangée, juste derrière le sucre et le café", indique Philippe Bastide, expert de la filière au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad).
LE SALON DU CHOCOLAT SE DÉCLINE DANS 21 PAYS
L'or brun ne connaît pas la crise. Lorsque l'économie mondiale a commencé à flancher en 2008, la consommation, après une très courte période de stagnation, est illico repartie à la hausse. "Le phénomène avait déja été observé par les historiens aux États-Unis, au moment du krach de 1929 : à cette époque comme aujourd'hui, quand la conjoncture va mal, le chocolat semble remplir la fonction d'antidépresseur", analyse Sylvie Douce, la cofondatrice du Salon du chocolat. Toujours entre deux avions, elle ne sait plus où donner de la tête. Ces rencontres pour croqueurs impénitents, lancées il y a 18 ans à Paris, connaissent, dit-elle, "un développement fulgurant".
Chaque année, 1,5 million de curieux arpentent les stands de ces messes du chocolat organisées à travers le monde, comme a Shanghaï, New York, Tokyo, Zurich ou Salvador de Bahia. Vingt et une éditions au total. Créé en 2013 en partenariat avec le géant automobile coréen Hyundai, celle de Séoul a fait un carton. Chaque grande ville du monde veut sa manifestation et est prête a investir plusieurs centaines de milliers d'euros pour se lancer dans l'aventure, remarque Sylvie Douce. Nous recevons au moins un dossier de candidature par semaine. Pour les années à venir, le Liban, les pays du Golfe, Israel et la Russie font partie des pistes les plus sérieuses. La planète connait désormais le même engouement pour le chocolat que l'Europe à partir du XVIIè siècle".
CE SONT LES PHARMACIENS QUI, LES PREMIERS L'ONT DÉMOCRATISÉ
Les conquistadors espagnols avaient découvert que les rois aztèques consommaient presque pur ce "xocoatl" amer, simplement mélangé avec de l'eau, comme philtre de vie, ou qu'ils s'en badigeonnaient le corps pour bénécier de son pouvoir prétendument aphrodisiaque. Les colons l'avaient ensuite fait connaître a leurs propres souverains. C'est ainsi que l'or brun - additionné de sucre et de vanille gagna les grandes cours d'Europe où l'élite loua ses arômes et ses vertus curatives. Dans sa correspondance, Madame de Sévigné encourageait sa fille : "Prenez du chocolat afin que les plus méchantes compagnies vous paraîssent bonnes", lui écrivait-elle. Un siècle plus tard, le gastronome Jean Anthelme Brillat-Savarin précisait dans sa Physiologie du goût : "Les personnes qui [en] boivent régulièrement se distinguent par leur bonne santé et leur résistance à toutes sortes de maladies mineures qui troublent la sérénité de la vie". Casanova en usait pour stimuler ses ardeurs amoureuses. Et Napoléon pour se tenir éveillé sur le champ de bataille. Autrefois, le mets jouissait d'une aura curative. Au point que sa commercialisation puis sa démocratisation, passa d'abord par des pharmaciens, dont certains, comme Jean-Antoine Menier ou Henri Nestlé, sont devenus des chocolatiers célèbres.
Depuis cette époque, le savoureux carré ne cesse de gagner de nouveaux territoires "Aucun autre produit n'a jamais autant fasciné les hommes, explique Katherine Khodorwsky, sociologue et historienne de l'alimentation. Dans l'imaginaire collectif, il reste un mets à la fois luxueux et bienfaisant". Une douceur à laquelle de moins en moins de palais résistent. Notamment dans les pays d'Asie qui n'avaient jusqu'à une date récente que peu d'appétence pour le sucré. La mondialisation des goûts ? Sans doute ! Mais, il y a derrière ce nouvel engouement une stratégie très réfléchie des poids lourds de l'industrie. Car la Chine - où, à l'exception de Shanghaï, on ne consomme pour l'instant que quelques centaines de grammes de chocolat par an et par habitant - et l'Inde où un individu sur deux n'a jamais croqué dans un carreau pourraient se révéler des marchés gigantesques. Pour séduire les Indiens, certaines firmes se prépareraient à lancer des barres relevées au poivre, au curcuma ou au curry. Les idées ne manquent pas.
DERNIÈRE NOUVEAUTÉ : UN CHOCOLAT QUI NE FOND PAS
En 2009, le numéro un du secteur, la firme helvète Barry Callebaut, qui fournit l'industrie mondiale, a ainsi sorti Volcano, une tablette expurgée de son beurre de cacao afin de mieux résister aux fortes chaleurs et à l'humidité. Il y a quelques mois, Cadbury, filiale du géant de l'agroalimentaire américain Kraft Foods, a annoncé avoir inventé le "premier chocolat qui ne fond pas", obtenu grâce à une nouvelle technique de raffinage. Un argument marketing de poids dans des pays où les températures affichent des moyennes annuelles supérieures à 30°C. En réalité, tous les industriels rêvent de reproduire le miracle japonais. Là-bas, la consommation progresse de 25 % chaque année. Dans un pays où le culte de l'enfance est très présent, le chocolat a su s'imposer comme un aliment régressif. Depuis quatre ans, un manga, qui s'est vendu à un million d'exemplaires, raconte les aventures d'une héroïne au doux nom de "Chocolate Girl". De leur côté, les fabricants rivalisent de créativité, jusqu'à ce cacao en poudre "Hello Kitty" qui permet de se préparer un chocolat chaud rose. Le succès du moment ? Les barres croustillantes Kit Kat que le géant suisse Nestlé vend au Japon en version wasabi, sauce soja, patate douce ou encore matcha, le thé vert local. Le tout coloré à souhait. Goût pastèque et châtaignes, potimarron et même oursin, le marketing du chocolat nippon ne semble avoir aucune limite.
"Parallèlement, cette friandise incarne aussi le luxe à l'européenne", relève Sylvie Douce. C'est tellement vrai qu'un petit test mené par des chercheurs en marketing du Babson College, dans le Massachusetts, a montré en 2011 qu'un chocolat très ordinaire présenté comme "fabriqué en Suisse" était jugé bien meilleur par les consommateurs cobayes qui l'avaient goûté que le même produit estampillé "made in China". Puissance de la suggestion. Enseignes géantes néons clignotants, buildings vitrés aux lignes asymétriques, le quartier à la mode de Shiniuku, à Tokyo, est l'épicentre de cette "cacaomania", qui a débuté au milieu des années 1990. De nombreux artisans français ou belges y font régulièrement le déplacement comme Pierre Hermé et Antoine Santos, chef pâtissier pour Valrhona. Et surtout Jean-Paul Hévin, 55 ans, dont les 8 boutiques (150 employés) réparties sur l'archipel lui rapportent la moitié de son chiffre d'affaires total. Au moment de la Saint-Valentin, la file d'attente, ou essentiellement composée de jeunes filles, s'étire sur un bon kilomètre iusqu'à la devanture brune et bleue de sa "Cave à chocolat", à Tokyo. Ces fans patientent autant pour acheter quelques douceurs "kawaï" (tellement mignonnes, en japonais), en forme de cour ou de cupidons dodus, que pour obtenir un autographe ou repartir avec une photo prise en compagnie du maitre, venu passer un mois au pays du Soleil-Levant. "La fête des amoureux correspond à un pic des ventes, explique Jean-Paul Hévin. Les filles se doivent d'offrir du chocolat à leur fiancé. Faire la queue pendant 4 ou 5 heures devant ma boutique est un rituel auquel elles se plient volontiers : c'est même une manière de donner plus de valeur à leur cadeau".
À l'instar du Japon, la Corée du Sud et Singapour apprécient de plus en plus le chocolat. Là-bas, la demande croit respectivement de 10 et 15 % chaque année. Et la tendance s'acélère. Conséquence, les industriels ont décidé de déplacer une partie de leurs usines, situées jusqu'alors sur le continent européen, vers l'Asie. Ainsi, en 2008, Barry Callebaud a ouvert une Chocolate Academy, à proximité de Shanghaï, pour former des artisans pâtissiers et confiseurs locaux, l'élite de demain.
Terre d'origine du cacao, l'Amérique latine est, elle aussi, en plein réveil gourmand. "En Colombie, par exemple, les fèves, d'une qualité extraordinaire, servent presque intégralement à la consommation locale", souligne Philippe Bastide, du Cirad. Au Mexique, le cacao est depuis lontemps utilisé comme condiment dans la cuisine, par exemple dans le célèbre "mole poblano", le poulet au mole. Mais sa dégustation sous forme de confiseries, plus chères, a coïncidé avec l'émergence d'une importante classe moyenne. Cette nouvelle toquade, souvent assortie d'une pointe de nationalisme, se retrouve au Brésil et au Venezuela. Pour sa part, l'Equateur a multiplié par trois sa capacité de production en 10 ans afin de satisfaire sa clientèle.

À LONDRES LES EXPERTS S'INQUIÈTENT : LA PÉNURIE MENACE
Retour en Europe. Le Vieux Continent reste avec l'Amérique sur le haut du podium en matière de consommation. Et les grandes marques, de Mars à Hershey, en passant par Nestlé, parlent déjà de risque imminent de pénurie. À l'angle de New Oxford Street, en plein centre de Londres dans l'immeuble Art déco qu'occupe l'Organisatinn internationale du cacao (Icco), on regarde avec une certaine inquiétude le monde s'enticher de la précieuse denrée. Selon les experts de cette institution regroupant les 48 pays producteurs de la planète, au rythme actuel, il manquera un million de tonnes de fèves dès l'année 2020. Et sans doute beaucoup plus à partir de 2050.
Principale cause de ce déficit ? Le mauvais état des plantations d'Afrique de l'Ouest qui génèrent 7O % de la production mondiale et qui alimentent les industriels. Le réchauffement climatique n'arrangera rien. Un rapport commandé par la Fondation Bill et Melinda Gates souligne que dans un délai de 20 à 30 ans, les parasites qui menacent ces cacaoyers seront deux fois plus nombreux. Dans le sud-Ouest de la Côte d'Ivoire, où se concentre le tiers de la production mondiale, la brousse est éreintée par 10 années d'instabilité politique et de conflits armés, de rèlements de compte interethniques et de corruption. Les pistes sont devenues impraticables pour les transporteurs de cacao, et les villages de planteurs se vident peu à peu de leurs habitants. Résultat, les cultures sont laissées à l'abandon. "Les arbres ivoiriens sont vieillissants et vulnérables aux maladies, certains spécimens ont près de 100 ans, alors qu'il faudrait idéalement replanter tous les 25 ans pour que la récolte soit bonne", témoigne l'expert du Cirad, Philippe Bastide. Du coup, les rendements ivoiriens - de l'ordre d'une demi-tonne a une tonne de cacao par hectare - stagnent depuis des décennies et devraient même chuter de 13 % en 2013. Les planteurs, eux, sont désemparés. Impossible d'assurer le renouvellement des cacaoyers et de sortir de la misère avec des prix de vente au kilogramme ne dépassant pas 725 francs CFA, soit un peu plus d'un euro - 2 fois moins qu'il y a 30 ans.
280 000 ENFANTS TRAVAILLERAIENT DANS LES PLANTATIONS
Le chocolat gagne du terrain mais la filière cacao, elle, doit encore remporter la bataille de la respectabilité. Pour Andrea Husser, spécialiste suisse du secteur, "la paupérisation des paysans africains va de pair avec l'exploitation des enfants. Et nos études ne permettent pas de dire que les grands industriels ont ouvré concrètement pour mettre fin à cette situation". Ils s'y étaient pourtant engagés il y a plus de 10 ans. Aujourd'hui, le Bureau international du travail estime qu'il y a au moins 280.000 mineurs (dont 60 % âgés de moins de 14 ans) employés à temps plein dans les plantations de Côte d'Ivoire, du Ghana (deuxième producteur mondial), du Cameroun ou encore du Nigeria. Quelque 20.000 d'entre eux s'échineraient dans des conditions qui relèvent de l'esclavage.
Mais le cacao ne laisse pas toujours un goût aussi amer. Vincent Mourou, 40 ans, et Samuel Maruta, 38 ans, deux Français, se sont lancés, il y 2 ans, dans la production artisanale au Vietnam. L'un gagnait sa vie dans la pub aux États-Unis, l'autre était banquier. Aujourd'hui, ils parcourent la campagne du delta du Mekong à la recherche des meilleures féves, rémunèrent les planteurs locaux au-dessus du cours mondial et fabriquent leur chocolat eux-mêmes. Remarquées par un célèbre chocolatier belge, Pierre Marcolini, leurs tablettes se vendent dans les grands magasins de Hong-Kong, Londres ou Paris. Travailler directement avec les producteurs, leur assurer un revenu décent, garantir la traçabilité de l'approvisionnement, identifier les meilleurs cacaos dans les petites plantations de Java, Sao Tome ou du Chiapas. Ils sont quelques entrepreneurs à vouloir, aujourd'hui, maîtriser chaque étape du processus, et retrouver le goût du "bon" chocolat. Celui que la grande distribution a fait oublier aux consommateurs. Et qui passe nécessairement par une production artisanale. Le mouvement est parti de France, et commence tout juste à faire école en Belgique, en Suisse, mais aussi aux États-Unis. Ainsi, grâce à quelques créateurs éclairés, les gourmets découvrent peu à peu que le chocolat, riche d'arômes puissants de miel, d'agrumes, ou de tabac, peut atteindre un niveau de raffinement digne des plus grands vins. La fascination pour l'or brun ne fait sans doute que connnencer.
Sébastien Desurmont - GÉO N°411 > Mai > 2013 |
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Le Nouvel El Dorado DU CACAO |

À Madagascar poussent des cacaoyers d'exception. Depuis une dizaine d'années, leurs fèves parfumées s'arrachent à prix d'or. Elles ont fait prendre conscience aux Malgaches que leurs forêts sont une bénédiction qu'ils doivent préserver.
Noyé dans des brumes tropicales, le rocher se tient là, majestueux ; sa forme rappelle celle d'un lion. Les enfants s'en approchent, reculent, rient, feignent la peur. L'un d'eux saisit un bâton, le frappe, se roule par terre pour enfourcher "l'animal". Jean, 8 ans, sort de sa poche quelques fèves rouge et murmure : "Si tu es sage, on partage". Instantanés de fraicheur enfantine, au petit matin dans l'un des plus précieux trésors du pays : les plantations de cacao.
Ici, a Madagascar, une île volcanique grande comme une fois et demie la France, constellée de jungles aux fougères arborescentes, de cascades géantes et de déserts rouges, les cacaoyers ont trouvé leur éden. Ils s'épanouissent particulièrement dans le nord-ouest du pays où les "Terminalia Mantaly" et les "Albizia Saman" hauts de 15 mètres leur assurent de l'ombre. Là, l'humidité est telle qu'en dehors des minces filets de piste, le sol n'est qu'un tapis d'orchidées et de feuilles séchées, riches en humus. Là, surtout, le fleuve Sambirano inonde les plaines de ses alluvions fertiles.
Madagascar ne fabrique que 6.000 tonnes de cacao par an, soit 0,1 % de la production mondiale. Mais les fèves de ce terroir sont des concentrés d'arômes, aux notes miellées, florales, acidulées et même quelquefois tourbées. Une particularité liée à la présence ici des 3 principales variétés de cacaoyers recensées sur terre : le forastero, l'essence la plus commune au goût puissant et amer, le trinitario, aux arômes plus subtils et fruités, et surtout le criollo (<-), qui se distingue des autres par ses cabosses rose cuivré et son parfum épicé. La Rolls-Royce du genre. Il serait le cacao originel. Celui-la même que les Aztèques et des Mayas cultivaient en Amérique à l'époque préhispanique. Le criollo fut introduit à Madagascar au début du XXè siècle par les colons français. Et s'y est plu. Un fait rare, car cet arbre est particulièrement fragile. "Il résiste mal aux maladies, explique François Pralus, un chocolatier français qui a établi sa plantation il y a 6 ans sur la petite île de Nosy Be, à 30 km à l'ouest de la Grande Terre. Mais ici, il ne risque rien : les champignons, les virus, ou les bactéries n'attaquent jamais les cultures. Cette terre est un mystère".
AUCUN ENGRAIS CHIMIQUE NI PESTICIDE N'EST UTILISÉ À AMBANJA
D'ici à quelques semaines, les cabosses vertes du cacao criollo (->) prendront une jolie teinte rose-orangé Fragiles ces cacaoyers ont besoin de soins constants. Chaque jour, il faut retirer les gourmands, ces rameaux qui poussent sur les troncs, afin qu'ils ne puisent pas dans les réserves des arbres.
Les habitants évoquent la protection des esprits. Les scientifiques, eux, parlent d'une situation idéale. Depuis la séparation de l'île du continent africain il y a 165 millions d'années, Madagascar distante de 400 km de l'Afrique et de 800 km de la Réunion, connait un isolement géographique qui la préserve de presque tout. "Notre cacao est sans doute l'un des plus naturels du monde, explique Patrick, un habitant de Nosy Be qui a longtemps travaillé dans la seule plantation d'Etat d'Ambanja, dans le nord-ouest du pays. Nous n'avons jamais eu besoin d'utiliser des pesticides ou des engrais chimiques et de toute façon, personne ici n'a les moyens d'acheter ces produits qui sont beaucoup trop chers". Pour les cacaophiles, cette pureté est une bénédiction. Un gage d'excellence qui, comme dans le milieu du Vin, donne naissance à des terroirs et des "grands crus" d'une qualité exceptionnelle.
Dans la plantation Somia, à Ambanja, coupe-coupe à la main, un ouvrier retire un à un les gourmands, les branches superflues qui envahissent le tronc de l'un des cacaoyers. Penché sur un autre arbre, Bertil Akesson, le propriétaire franco-suédois, vérifie que les centaines de grappes de fleurs blanches qui poussent sur le tronc se développent bien. "Ce sont d'elles que naîtront les cabosses, explique-t-il. Le cacaoyer est en effet le seul arbre au monde qui porte ses fruits sur son écorce". Chaque jour, 250 personnes veillent sur ces petits miracles végétaux. Certaines s'occupent de couper les mauvaises herbes afin qu'elles ne puisent pas l'énergie des arbres. D'autres récoltent les cabosses puis, d'un geste vif et précis, les cassent avec une machette pour en extraire une quarantaine de graines blanches enveloppées du mucilage, une pulpe au goût de litchi citronné. Les graines sont ensuite mises à fermenter dans des cuves avant d'être séchées, puis triées. "Nous donnons beaucoup de nous-mêmes dans la culture de ces fruits", explique Madeleine, ouvrière sur la plantation Somia, en mélangeant les fèves rougeâtres chauffées par le soleil. "Nous mettons toute notre énergie, tout notre amour à les choyer parce qu'ils sont l'avenir de nos enfants", s'enthousiasme-t-elle. À quelques encablures des plantations, dans les rues poussiéreuses et trépidantes d'Ambanja, les motocyclettes file à toute allure, évitant au passage zébus et passants. Les femmes se pressent devant les marchands de jeans "made in China" et de wax, les tissus africains colorés qu'elles utilisent pour se confectionner des robes. Grâce au cacao, la région d'Ambanja est devenue la plus riche de l'île : au moins un membre de chaque famille est employé dans les plantations. "Tous mes cousins partis à Antananarivo sont au chômage, explique Martin, cigarette roulée aux lèvres. Nous, nous avons beaucoup de chance : regardez, nous travaillons dans le plus beau bureau du monde".
Grâce au cacaoyer qui exige la présence d'autres arbres pour se développer, le nord-ouest de la Grande Terre est la seule zone du pays à avoir échappé à la déforestalion sévissant ici depuis 30 ans. "Nous prenons cette région en exemple pour sensibiliser les habitants et leur faire comprendre qu'en préservant la nature, ils assurent leur propre survie", explique Bruno habitant de Nosy Be et membre de l'association L'Homme et l'environnement. La réussite d'Ambanja inspire même le gouvemement malgache, qui a annoncé l'année dernière vouloir replanter dans l'est du pays des manguiers et des goyaviers destinés, comme le cacao, à l'exportation. On a aussi compris l'intérêt de protéger la nature. Un projet de parcs naturels vise à attirer les touristes et à valoriser le potentiel immense de cette terre où 80 % des fleurs, des arbres et des animaux sont endémiques c'est-à-dire que l'on ne les retrouve nulle part ailleurs sur la planète. Dans la plantation de Nosy Be, des nuées "d'Argema mittrei" s'envolent. Ces papillons de nuit - parmi les plus grands du monde - rivalisent en taille avec le gobemouche de paradis, le passereau local. Un cri strident vient de retentir. Christian, le gérant des lieux, explique : "Les lémuriens ont faim". Yeux globuleux, pelage touffu, ces petits primates sont les stars de l'île. La vie grouille dans ces sous-bois. Et il n'est pas rare qu'un serpent - non venimeux comme presque toute la faune locale - se faufile entre les pieds nus des paysans. "Nous ne risquons rien, explique Samy, qui travaille sur la plantaiion. Les esprits nous protègent". À Ambanja, comme à Nosy Be, l'âme des ancêtres veille sur les hommes et sur ce qui leur est cher, notamment le cacao.
"L'an dernier, certains de nos arbres avaient été rongés par des rats. Nous avons sacrifié un zébu. Le sang a coulé et, une semaine après, nous n'avions plus de nuisibles", se réjouit Samy. Depuis l'engouement pour les "pures origines", ces cacaos de terroir lancés il y a une dizaine d'années par quelques chocolatiers de renom comme le français Valrhona, Madagascar est devenu le centre du monde pour les chasseurs de fèves. Ces aventuriers du cacao se fournissent désormais dans les trois plus grands domaines de l'île : ceux de Bertil Akesson, François Pralus et Millot, le plus ancien sur ces terres. Chez eux, le prix au kilo oscille entre 3 et 4 euros, soit trois fois plus qu'un cacao ordinaire.
"On cherche chez nous l'exception, souligne Bertil Akesson. Car pour faire un bon cacao, il ne suffit pas d'avoir de bons arbres. Il faut aussi un savoir-faire : prendre le temps de laisser les fèves fermenter dans de grandes cuves en bois entre 3 jours et une semaine selon la variété. Les faire sécher ensuite plusieurs heures au soleil, les retirer afin qu'elles ne brûlent pas, puis les faire sécher à nouveau tout en les ratissant régulièrement afin que chaque côté de la graine dore de manière unifonne. Chaque grain est ensuite trié un à un". Non loin de là, dans son modeste champ d'Ambanja, Marie-Jeanne, 52 ans, un paréo jaune sur les épaules pour se protéger du soleil, inspecte la cinquantaine de cacaoyers qu'elle possède. Puis s'arrète sur le plus petit d'entre eux pour le caresser. "Celui-là n'a pas encore 6 ans, il donnera ses premières cabosses l'année prochaine, dit-elle. Il aime que je lui parle. Quand je ne le fais pas, le lendemain ses feuilles sont moins belles". Une très grande partie du cacao de Madagascar provient de plantations lilliputiennes comme celle de Marie-Jeanne. Contrairement aux grands planteurs, cette cultivatrice n'a ni le temps ni les moyens de laisser ses fèves fermenter longtemps. Un ou deux jours tout au plus. Les collecteurs le savent bien. Ces intermédiaires lui achètent sa production moins d'un euro le kilo. Destination finale : la grande distribution. "Comme tout le monde ici, explique-t-elle, je ne discute pas les prix parce que j'ai besoin d'argent très vite". Comme la moyenne de la population malgache, Marie-Jeanne survit avec un salaire mensuel de 30 euros. En travaillant douze heures par jour, elle gagne à peine de quoi se nourrir. "Je ne suis pas la plus mal lotie, constate-t-elle. Beaucoup n'ont rien du tout. La situation économique du pays s'est aggravée. Aujourd'hui, les gens se volent les uns les autres. On me dérobe les cabosses sur mon champ surtout aux moments où il y a moins de rendement. Il m'arrive d'avoir peur que des hommes n'entrent carrément chez moi pour s'emparer de mon stock". Sur sa moto rouge, Willy, 35 ans, sillonne les 2000 hectares de la Somia. Il est le chef de la sécurité, 120 personnes patrouillent pour lui jour et nuit. "Depuis quelques années, nous avons observé une augmentation des pillages de cabosses dans le domaine, s'alarme-t-il. La plupart du temps, les malfaiteurs sont des particuliers, mais ils sont aujourd'hui organisés, voire armés, et les collecteurs ferment les yeux sur la provenance des fèves".
Sur cette terre déshéritée, classée par l'Onu comme l'un des 3 pays les plus pauvres au monde - où 68 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et où un quart des enfants ne sont pas scolarisés -, le cacao est la seule richesse. Et sa cote n'est pas près de descendre. Les biologistes y veillent. Depuis quelques années, ils arpentent les forêts du nord-ouest pour étudier l'état des plantations. Leur but ? Aider les cultivateurs à remplacer les arbres vieillissants par des espèces plus robustes et tout aussi savoureuses. Une autre partie de leur travail consiste aussi à percer le mystère des cacaoyers malgaches. "Plus que dans n'importe quel autre pays producteur, il y a ici une myriade de sous-espèces de cacaoyers, explique Philippe Bastide, chercheur au Centre de recherche agronomique français pour le développement. Elles sont le produit d'une importante pollinisation liée à la présence des "Forcipomyia", un des plus petits moucherons du monde". Ce dernier, en passant d'une variété d'arbre à l'autre, fertilise les fleurs qui donneront ainsi naissance à des cabosses "métissées". Ainsi, certaines contiendront à la fois du criollo et du trinitario, d'autres du trinitario et du forastero. Et toujours dans des proportions différentes.
LES PLANTEURS SONT SANS CESSE EN QUÊTE DE NOUVELLES SAVEURS
L'an dernier, la découverte d'une cabosse d'une variété très ancienne et 100 % criollo par la société Madecasse, qui récolte et fabrique son chocolat dans le pays, a surpris les botanistes. "On ne sait pas comment elle est arrivée sur l'île, ni comment elle a maintenu son patrimoine génétique intact, explique Crystal Thompson, représentante de la société à Madagascar. Lorsque ce spécimen aura livré ses secrets, nous cultiverons sans doute le cacao autrement. Ce sera peut-être une révolution dans l'univers du chocolat".
En attendant, les planteurs s'essayent aussi, de leurs côtés, à de nombreuses hybridations. "Régulièrement, nous croisons des arbres pour obtenir de nouvelles saveurs", explique Bertil Akesson. Ces jeunes pousses de cacaoyers grandissent dans la pépinière protégée des vents et du soleil par les palmes des bananiers. À Nosy Be, le petit Jean ramasse ses fèves. Il les enfouit dans un trou avec des gousses de vanille, du poivre et quelques feuilles de combava, un agrume citronné. Un trésor en devenir. Qui sait, peut-être donnera-t-il naissance au cacao le plus parfumé du monde ?
CHRISTELLE PANGRAZZI (Texte) ET H.F. (Photos) - GÉO N°411 > Mai > 2013 |
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