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Ils ont Réussi a Voir Une Chose et Son Contraire

C'est une expérience inédite que viennent de réaliser des physiciens : montrer que la lumière peut être, simultanément, onde et corpuscule ! Parfaitement inattendu, leur exploit n'en finit pas de souligner l'étrangeté du monde quantique...

La fin de la dualité quantique ? Les physiciens l'affirment : tout ce qui existe sur Terre a soit la forme d'une particule (à l'image de cette bille qui tombe dans l'eau), soit la forme d'une onde (comme ces vagues qui se propagent à la surface). Faux, annonce une expérience qui vient de montrer qu'onde et particule peuvent ne faire qu'une...

D'un côté, voilà bientôt un siècle qu'elle décrit le monde physique avec une précision diabolique. Mais de l'autre, elle est totalement irréconciliable avec le sens commun ! Elle, c'est bien sûr la mécanique quantique. En décrivant les phénomènes aux échelles microscopiques, elle a donné lieu à de nombreux paradoxes dès lors que l'on tente d'en traduire les leçons dans le langage ordinaire, lequel exprime, peu ou prou, la réalité perçue à l'échelle humaine. Prenons un seul exemple : comment comprendre une théorie qui s'accommode sans ciller du fait que les objets microscopiques se comportent tantôt comme des ondes, tantôt comme des particules ? Comment accepter qu'un même objet, au gré des contextes expérimentaux, puisse être vu comme un corpuscule ponctuel, localisé et doté d'une trajectoire précise, ou comme une onde, qui emplit tout l'espace et se déplace à la manière d'une vague sur la mer ?
Cette étrangeté quantique, Aephraim Steinberg, à l'université de Toronto, au Canada, vient de la pousser à l'extrême via une expérience appelée à faire date puisque, en vu de ses résultats, jamais la tension entre les images des choses ordinaires et les phénomènes élémentaires n'a paru aussi grande. De fait, l'équipe du physicien est parvenue observer la trajectoire de particules de lumière au sein d'un dispositif où cette même lumière révèle pourtant pleinement sa nature ondulatoire. Autrement dit, dans cette expérience, la lumière se comporte simultanément comme une particule et une onde ! Voilà qui demande beaucoup d'imagination. Et, à dire vrai, l'imagination ne parvient même pas à se représenter cet impossible. Cette expérience est une adaptation de celle originellement proposée en 1801 par le physicien Thomas Young pour mettre en évidence la nature ondulatoire de la lumière. Son principe : envoyer un faisceau de lumière vers un écran percé de deux fentes afin de créer, sur un second écran placé en aval, un motif constitué d'une altemance de zones sombres et claires que les physiciens appellent figure d'interférences. Un phénomène équivalent à celui que l'on observe lorsqu'une onde, se déplaçant à la surface de l'eau et rencontrant un obstacle percé de deux trous, donne naissance à deux nouvelles ondes qui se superposent en un motif aquatique de creux et de bosses.

À S'ARRACHER LES CHEVEUX

Sauf qu'en 1905, Einstein démontra que la lumière est en réalité formée de minuscules "grains" appelés photons. Et cela posa un gros problème ! Car comment réconcilier l'expérience de Young et la démonstration d'Einstein ? Comment un même objet - la lumière - peut-il se présenter tantôt sous une forme, tantôt sous une autre ? La reproduction de l'expérience de Young avec des photons envoyés un par un illustre parfaitement ce paradoxe. Si l'on met en ouvre un protocole visant à déterminer par quelle fente passe chaque photon, on constate qu'il emprunte soit la fente de droite, soit celle de gauche. Ce faisant, on ne voit plus d'interférences. À l'inverse, si l'on ne regarde pas par quelle fente passe la lumière, les photons qui frappent l'écran de détection finissent par y dessiner une figure d'interférences, un résultat qui ne s'explique que si chaque photon, à la manière d'une onde, est passé par les deux fentes en même temps, puis a interféré avec lui-même. En un mot, c'est à s'arracher les cheveux : alors que la première expérience confirme que les photons sont bien des particules, la seconde met en avant leur caractère ondulatoire.

VIA LA "MESURE FAIBLE"

Pour autant, dès les années 1920, la mécanique quantique, grâce au concept de dualité, est parvenue à faire son affaire de cette propriété a priori déroutante. "Selon Niels Bohr, un des grands fondateurs de la mécanique quantique, les propriétés que l'on est conduit à attribuer à un objet quantique dépendent de l'appareil de mesure utilisé, explique Alain Aspect, au Laboratoire Charles-Fabry de l'Institut d'optique, à Palaiseau. Dans le premier cas, vous cherchez à créer un phénomène d'interférences entre deux ondes, et vous l'observez effectivement. Dans l'autre, vous cherchez à savoir si le photon va d'un seul côté à la fois : vous obtenez alors une réponse positive, ce qui est, une propriété caractéristique des particules isolées".
Mais Aephraim Steinberg et son équipe viennent de brouiller encone un peu plus ces cartes quantiques. Leur secret ? La mise en ouvre du protocole dit de "mesure faible" imaginé au milieu des années 1980 par Yakir Aharonov, à l'université de Tel Aviv. Soit une étonnante recette grâce à laquelle il est possible d'obtenir des informations sur un système physique sans le perturber, à l'opposé des dogmes quantiques traditionnels. Plus précisément, cela consiste à réaliser une mesure extrêmement peu précise, donc très peu perturbante, sur un système quantique. Si bien qu'en pratique, cette mesure n'apporte que très peu d'information sur ledit système. Sauf que la même mesure est reproduite sur un grand nombre de systèmes identiques. De sorte qu'on obtient, in fine, une information statistique aussi précise que souhaitée. Concrètement, Aephraim Steinberg a placé derrière un miroir semi-transparent simulant les deux fentes de l'expérience de Young une lame de calcite de 0,7 mm d'épaisseur. Un cristal qui possède la particularité de modifier la polarisation (la direction du champ électrique associé à la lumière) d'un photon, selon la direction dans laquelle il le traverse. "Ainsi, on stocke une information sur la trajectoire de chaque photon dans sa polarisation", explique-t-il. Pour autant, tel que préconisé par la théorie des mesures faibles, la lame de calcite est si fine qu'elle modifie à peine la polafisation du photon. Au point que lorsque sa polarisation finale est déterminée par les expérimentateurs, au moment même où il frappe le détecteur, l'information que l'on peut extraire à propos de sa trajectoire est si imprécise qu'il est impossible, en pratique, de savoir d'où il vient. Ce qui implique, et la mécanique quantique est sur ce point tout à fait formelle, que ce photon, telle une onde, est passé par les deux fentes à la fois. Réalité que les chercheurs ont mise en évidence en observant des interférences.

IMPOSSIBLE FIGURE...

Sauf qu'en réitérant ces mesures pour des milliers de photons, ils ont fini par obtenir une information statistique précise sur la trajectoire des grains de lumières de la figure d'interférences. En clair : alors que chaque photon est fatalement passé par les deux fentes à la fois, il est néanmoins possible d'affirmer que ceux d'entre eux qui sont parvenus en tel point du détecteur ont préférentiellement emprunté telle trajectoire. Et qu'ils se sont donc comportés comme des particules. De quoi dessiner une figure que l'on croyait impossible : un ensemble de trajectoire (caractéristique des mouvements de particules) formant une figure d'interférence (caractéristique des mouvements d'ondes). Et de quoi donc ne plus rien comprendre à la nature de ces objets capables d'afficher simultanément des attributs a priori totalement inconciliables. "Selon l'interprétation conventionnelle de la mécanique quantique, il est impossible d'attribuer une trajectoire à des photons dès lors qu'ils manifestent leur nature ondulatoire, commente Aephraim Steinberg. C'est pourtant exactement la possibilité offerte par notre expérience !"
Faut-il alors y voir une sorte de faillite de la mécanique quantique, sa première prise en faute manifeste ? Que nenni. Car comme le rappelle Thomas Boyer, à l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences, à Paris, "si les mesures faibles ouvrent des voies expérimentales nouvelles, ce concept s'inscrit néanmoins pleinement dans le cadre de la mécanique quantique traditionnelle" - ce que ne conteste d'ailleurs pas Aephraim Steinberg. D'autant que, dès les années 1950, le physicien et épistémologue américain David Bohm a proposé une reformulation de la théorie quantique incitant à se représenter les objets microscopiques tels des corpuscules qui seraient guidés par une onde dite pilote, et non comme des entités qui seraient tantôt ondes, tantôt particules. Or, selon Aephraim Steinberg, "les trajectoires que nous avons reconstruites selon le protocole de mesure faible sont très précisément celles des particules guidées par la fameuse onde pilote dont parle Bohm". À défaut de remettre en question la mécanique quantique, deviendrait-il alors urgent d'envisager une évolution des images que nous nous faisons de la réalité quantique ?
"Cette expérience pourrait renouveler le débat interprétatif, juge Thomas Boyer. Elle donne à voir de façon marquante, pour ainsi dire directement accessible, ce que sont les trajectoires de particules bohmiennes. Les partisans de l'interprétation de Bohm ne vont pas manquer de la brandir pour justifier la validité de ce concept". Mais ce débat ne pourra être tranché. Premièrement, parce que l'interprétation de Bohm n'est pas plus compatible avec le sens commun que l'interprétation traditionnelle de la mécanique quantique - en particulier, la structure de l'espace-temps dans lequel s'ébattrait ce couple onde-particule doit se tordre dans tous les sens afin de suivre les multiples étrangetés quantiques. Ensuite, parce que cette interprétation, si elle donne une image de la réalité microscopique différente de celle de la formulation "standard", est mathématiquement équivalente à cette dernière - il est donc impossible de demander à une expérience de trancher entre ces deux visions.

UNE VISION DE LA RÉALITÉ

Le fond du problème est qu'au-delà d'un formalisme à l'abstraction radicale, la mécanique quantique ne dit pas grand chose de la réalité qu'elle triomphe pourtant à mettre en équations. Elle prédit avec un luxe de détails le résultat de toutes les expériences possibles, mais sans jamais dire un mot de leur nature précise. Et ce sont en dernier ressort les opérations de mesures permises par les techniques expérimentales ou imaginées par les physiciens qui suggèrent une vision de la réalité plutôt qu'une autre. Sans aucune possibilité de trancher définitivement.
De ce point de vue, "les mesures faibles permettent d'adresser à la matière des questions impossibles formuler dons le cadre des protocoles de mesure auxquels sont habitués les spécialistes de la mécanique quantique", commente Howard Wiseman, à la Griffith University, à Brisbane. Comme celle de la trajectoire moyenne de particules interférant néanmoins comme des ondes... Si d'un côté, de telles subtilités expérimentales raffinent le dialogue entretenu par les expérimentateurs avec le monde microscopique, elles rappellent également qu'en matière quantique, les mots nés du langage courant achoppent fatalement sur le formalisme mathématique. Ce qui en définitive n'est pas près de réconcilier l'étrange mécanique avec le sens commun !

LE DÉFI : VISUALISER L'ABSTRACTION QUANTIQUE
Enmécanique quantique, toute l'information disponible sur un sytème physique est contenu dans sa fonction "d'onde", qui permet de calculer la probalité du résultat d'une mesure sur ce système
. Selon l'interprétation traditionnelle, cet objet mathématique n'a aucune réalité physique. Du reste, toute mesure effectuée sur un système quantique a pour effet de le perturber, et donc de modifier instentanément sa fonction d'onde qui reste ainsi inaccessible. Jeff Lundeen à l'Institut des étalons nationaux de mesures, à Ottawa, vient pourtant de réussir à observer directement la fonction d'onde de position d'une particule quantique. Son secret ? Là encore, il est dans le protocole dit de mesure faible,. En se contentant d'une minuscule information sur la position de la particule, mais en répétant la même mesure sur un grand nombre de particules identiques, le physicien a fini par obtenir une information statistique sur leur fonction d'onde commune. Ce qui lui a permis d'accéder expérimentalement à un objet pourtant réputé purement abstrait... De quoi se demander pourquoi cette fonction d'onde est exclue du champ de la réalité. Et brouiller toujours un peu plus les cartes quantiques.

M.G. - SCIENCE & VIE > Avril > 2012
 

   
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