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Un Monde Sans Bombe ?

À l'heure du réexamen du Traité de non-prolifération des armes nucléaires, l'idée d'abolir la bombe fait son chemin. Mais au-delà des enjeux politiques, un désarmement global est-il réalisable ? Réponse en 5 défis techniques.

"Nous ne devons pas cesser nos efforts avant que les armes nucléaires aient été éliminées de la surface de la planète. Telle est notre tâche." Prononcés en avril 2009, ces propos ne viennent pas d'un pacifiste illuminé, mais du président des États-Unis, qui contrôle quelque dix mille têtes nucléaires, dont près d'un millier sont placées en alerte maximale, parées à faire feu dans les trente minutes ! Pourtant, Barack Obama ne cesse de le répéter à chaque sommet international, jusqu'à faire voter en 2009 une résolution en ce sens au conseil de sécurité de l'ONU : il faut abolir la bombe.

STOPPER LA PROPAGATION DE LA BOMBE

Cette ambition sera au cour de la conférence de réexamen du Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP), qui se tiendra à New York à partir du 3 mai 2010. Depuis son entrée en vigueur, le 5 mars 1970, et sa reconduction en 1995, cet accord signé par tous les pays du monde à l'exception d'Israël, de l'Inde et du Pakistan est chargé de stopper la propagation de l'arme atomique. Mais, en quarante ans, la donne a changé. Alors que le club des puissances nucléaires ne comprenait à l'origine que cinq membres (les États-Unis, l'URSS, la Chine, la France et le Royaume-Uni), il en compte aujourd'hui quatre de plus (Israël depuis le début des années 1980, l'Inde et le Pakistan depuis la fin des années 1990 et la Corée du Nord depuis le début des années 2000). "L'efficacité d'un système fondé sur un petit nombre d'acteurs connaissant la cohérence stratégique de l'adversaire est minée par l'arrivée de nouveaux venus", écrivaient Michel Rocard, Alain Juppé, l'ancien ministre de la Défense Alain Richard et le général d'aviation Bernard Norlain dans Le Monde du 15 octobre 2009. Le spectre d'une guerre nucléaire se trouve renforcé par la présence de ces neuf "joueurs", méprises, emballements et dysfonctionnement techniques devenant plus probables. Et ce alors qu'après le retrait de la Corée du Nord du TNP, en 2003, un éventuel retrait de l'Iran pourrait déclencher une cascade de désistements, une nouvelle course aux armements, donc la mort du TNP. D'où l'importance de cette conférence de réexamen.
Jusqu'ici, même si l'article VI du traité - sujet à interprétations - prévoit, à terme, un désarmement complet, jamais la communauté internationale ne s'était sérieusement penchée sur la question. L'idée a même longtemps été taboue ou seulement évoquée en privé, comme lors du sommet de Reykjavik de 1986, entre Reagan et Gorbatchev. Mais, depuis environ trois ans, colloques scientifiques et commissions intergouvernementales n'hésitent plus à aborder le sujet, tandis que dans la presse fleurissent les éditoriaux d'anciens gradés et de hauts responsables des États possesseurs de l'arme désirant eux aussi en finir avec ce dangereux héritage de la guerre froide. Tout le monde s'accorde sur les grandes étapes de cette dénucléarisation multilatérale : il faudrait d'abord que le niveau d'alerte des missiles soit abaissé, puis que le rôle des armes nucléaires dans les doctrines militaires soit réduit, que les Etats-Unis et la Russie diminuent drastiquement le nombre de leurs ogives, que l'Inde et le Pakistan cessent de produire de la matière fissile et qu'enfin tous, dans un même élan, détruisent leurs arsenaux. Un vaste projet qui, on s'en doute, soulève de multiples questions.

Des garde-fous qui peinent à être appliqués
À côté du Traité de non-prolifération des armes nucléaires, d'autres accords tâchent de contrôler le développement du nucléaire militaire. Les discussions sur le Traité d'interdiction de la production de matières fissiles pour les États armés, dans l'impasse depuis quinze ans, ont repris en 2009, mais restent bloquées, notamment à cause du Pakistan. Le Nuclear Suppliers Group fixe une liste d'équipements susceptibles de servir à la fabrication d'une bombe à surveiller à l'import-export. Sociétés-écrans et zones de libre-échange permettent cependant de contourner ces contrôles. Enfin, le Traité d'interdiction complète des essais nucléaires, signé en 1996, prévoit un réseau mondial de 321 stations de mesure à distance. Il sera achevé en 2011, mais Etats-Unis, Chine, Inde, Israël et Pakistan empêchent sa mise en application.

Car il ne faut pas oublier le crédit accordé à l'atome : difficile de balayer 65 années sans conflits directs entre puissances nucléaires et sans qu'aucun de ces Etats soit envahi ? Comment imaginer qu'un pays tel qu'Israël abandonne si facilement son assurance-vie ? La France est-elle prête à renoncer au pouvoir égalisateur de la bombe face aux super-puissances ? Après tout, si les Américains se montrent de fervents abolitionnistes, n'est-ce pas aussi en raison de l'écrasante supériorité de leur armée conventionnelle - que le président Obama entend encore renforcer ? Que dire, enfin, du prestige national, diplomatique et technique entourant l'atome ? D'ailleurs, derrière les déclarations officielles en faveur d'un désarmement, les pays en possession de la bombe continuent d'engager des sommes considérables en nouveaux missiles, sous-marins et instruments scientifiques, afin de pérenniser leur dissuasion, parfois jusqu'à l'horizon 2050.

Les Étapes clés pour fabriquer une bombe atomique

Une fois l'uranium naturel extrait et raffiné, deux filières sont possibles. La première consiste à l'enrichir afin que sa teneur en matière fissile passe de 0,7 % à 93 %, via des centrifugeuses très sophistiquées. La seconde requiert un réacteur nucléaire pour transformer l'uranium en plutonium. La production et l'extraction de cette matière fissile sont bien maîtrisées.

Mais l'assemblage des explosifs conventionnels chargés de compresser le plutonium au sein de la bombe est une opération compliquée.

COMMENT DÉNUCLÉARISER EN TOUTE CONFIANCE ?

La conférence qui s'ouvre le 3 mai devrait permettre d'y voir plus clair dans cet imbroglio politique, diplomatique et stratégique. Mais, au-delà de ces questions, le projet d'une dénucléarisation multilatérale se heurte avant tout à un problème scientifique inédit : comment, concrètement, détruire les arsenaux mondiaux en simultanée, en intégralité et en toute confiance, tout en s'assurant que personne ne les reconstruit en douce ? Comme dans un rêve, Barack Obama résume l'objectif à atteindre : "Les pays dotés de l'arme nucléaire vont désarmer ; les pays sans l'arme ne vont pas l'acquérir ; et tous les pays pourront accéder à l'énergie nucléaire pacifique. "Revue des cinq défis techniques qui seront à relever pour que ce rêve d'un monde sans bombe puisse se réaliser.

1/ DÉTRUIRE LES ARMES EXISTANTES

Démanteler une bombe est une opération courante. L'enjeu étant de récupérer l'uranium et le plutonium qu'elle contient. La destruction d'une bombe atomique n'est pas, en soi, un obstacle. Les têtes nucléaires sont conçues pour pouvoir être démontées à n'importe quel moment de leur existence. Le plus souvent pour des opérations de maintenance, certains composants ayant une date limite de fonctionnement. Mais aussi pour répondre aux décisions de réduction des arsenaux. En 1986, l'URSS possédait ainsi trois fois plus de têtes nucléaires qu'en a la Russie aujourd'hui, et les États-Unis deux fois et demie plus.
Une opération longue et délicate ; Mais si le démantèlement est une opération courante, elle n'en est pas moins assez longue et délicate : il s'agit de retirer soigneusement les explosifs conventionnels très puissants entourant le cour fissile. Un travail que seuls les rares spécialistes du déminage habilités au secret du nucléaire militaire peuvent réaliser. Or, en cas de désarmement massif, d'interminables files d'attente de bombes encore opérationnelles se formeraient. D'où l'idée de les neutraliser grâce à un procédé rapide, fiable et irréversible, déjà exploité par le laboratoire de Los Alamos (États-Unis) sur ses ogives jugées peu fiables. Le principe : "II suffit d'introduire un câble d'acier dans le creux du cour fissile, explique Hassan Elbahtimy, chercheur de l'ONG britannique Vertic, qui se consacre au contrôle des désarmements. Ce câble, qui passe à travers un trou prévu pour l'injection de tritium exaltant la réaction en chaine, bloque toute possibilité de compression, donc de réaction en chaine : ce n'est plus une arme. "Et, pour retirer le câble, il faut détruire l'ogive... Une telle solution ne serait cependant que temporaire. Car l'un des principaux enjeux reste évidemment la récupération de l'uranium ou du plutonium contenus dans la bombe. Les filières existent déjà : actuellement, la moitié du combustible consommé par les centrales nucléaires américaines provient... de bombes nucléaires russes dont l'uranium militaire a été dilué dans le cadre du programme Megatons to Megawatts, signé en 1993. Le plutonium est, lui, soit converti en combustible MOX, utilisé surtout par les réacteurs français, soit vitrifié pour devenir un déchet radioactif.

2/ DÉSARMER DE FAÇON GLOBALE

Faire désarmer ensemble les neuf Etats nucléaires promet d'être ardu. Par le passé, un seul pays a volontairement abandonné ses bombes : le 24 mars 1993, au crépuscule de l'Apartheid, le président sud-africain, Frederik De Klerk, annonçait avoir détruit ses six engins atomiques (et un septième inachevé). "Décidé à ne pas laisser la bombe au parti de Nelson Mandela, le gouvernement s'est montré transparent à l'égard de l'AIEA [Agence internationale de l'énergie atomique], qui a pu confirmer que l'équipement avait été détruit", se souvient Bernard Sitt, directeur du Centre d'études de sécurité internationale et de maîtrise des armements (Cesim). Las, ce désarmement unilatéral réussi ne peut servir de modèle à un projet multilatéral, pour lequel les Etats s'accorderaient à réduire en parallèle et progressivement leur arsenal jusqu'à ce que leurs dernières ogives soient détruites. Car, comme le souligne Bernard Sitt, "le maintien des arsenaux relève souvent de problématiques régionales difficilement solubles".
Un casse-tête mondial : Il suffit de songer à la péninsule coréenne, à Taïwan (désaccord Chine/États-Unis), au Cachemire (confrontation Inde/pakistan) ou à la Palestine. De plus, les interactions entre les programmes nucléaires existants forment un casse-tête stratégique. Qu'on en juge : l'ampleur du programme indien se calque sur le programme pakistanais mais aussi sur la taille du programme chinois (capable à tout moment de tripler son arsenal). Ce dernier se juge à l'aune de l'arsenal américain, lui-même censé être à parité avec le russe, qui est calibré en fonction de la Chine, etc. Comment, dès lors, amorcer la dynamique du désarmement multilatéral ? D'autant que les premières réductions conjointes des arsenaux américains et russes n'auront aucune incidence, tant leurs stocks sont importants. Et, par la suite, comme l'explique James Acton, chercheur au Carnegie Endowment for International peace (Washington), "États-Unis et Russie hésiteront à passer sous la barre des mille ogives tant qu'ils ne seront pas convaincus que la Chine n'en profitera pas pour se constituer un arsenal à leur niveau ! Et ces difficultés devraient s'exacerber à mesure que l'on s'approchera du zéro". Pire, la mise en place d'une réduction progressive présente des risques de réarmement. Privés du parapluie nucléaire américain, la Turquie, la Corée du Sud ou le Japon ne seraient-ils pas tentés de développer leur arsenal atomique ? Au pays d'Hiroshima et Nagasaki, avec la montée en puissance de la Chine et la bombe nord-coréenne, le débat n'est plus tabou. Sachant que "bénéficier d'un bouclier antimissile ne peut protéger de toutes les menaces couvertes par la dissuasion nucléaire ", précise Bernard Sitt.
Domaine de recherche en friche : Autre difficulté : faire en sorte qu'Israël puisse désarmer sans révélation officielle de son arsenal, "laquelle aurait pour effet le démarrage d'un programme nucléaire militaire égyptien", avertit Bruno Tertrais, de la Fondation pour la recherche stratégique. Plus généralement, poursuit-il, "un désarmement ne semble pas avoir d'influence positive sur la non-prolifération : la forte réduction des arsenaux dans les années 1980-90 n'a pas freiné les programmes proliférants indiens, pakistanais ou iraniens". Le défi d'un désarmement global est donc loin d'être relevé. Mais il s'agit d'un domaine de recherche en friche. "Aucun État doté de la bombe n'a encore chargé officiellement l'un de ses chercheurs de plancher sur les défis soulevés par son désarmement total, ni sur la modélisation d'un monde sûr en l'absence d'armes nucléaires", constate James Acton. Se mettre à y réfléchir serait le premier pas vers une solution.

3/ S'ASSURER QUE LES BOMBES SONT BIEN DÉTRUITES

Comment valider le démantèlement de l'arsenal d'un Etat sans que ce dernier révèle de données techniques sensibles ? Alors que, depuis quarante ans, la réduction des arsenaux russes et américains n'est validée que par les images satellite du démantèlement des vecteurs d'armes (lance-missiles et bombardiers), un désarmement mondial imposerait de s'assurer de la destruction effective des ogives. Problème : un pays détenteur de la bombe ne laissera pas un contrôleur étranger passer l'engin aux rayons X ou, pis, le démonter pour en regarder le cour fissile, voire pour en prélever un échantillon. "Ces caractéristiques sont jalousement gardées par leurs Etats, qui les soumettent aux niveaux de classification les plus stricts", précise Hassan Elbahtimy, qui a étudié la question pour l'ONG britannique Vertic. Au "secret défense" s'ajoute l'impératif de non-prolifération : selon l'article 1 du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), une nation dotée ne peut divulguer le moindre ingrédient de recette de la bombe à une autre non dotée... dont pourrait être issu un inspecteur. Dès lors, comment les inspections pourraient-elles garantir que la tête nucléaire de missile présentée pour être détruite n'est pas une vulgaire maquette ? Cette seule problématique a fait naître un champ de recherche à part entière. Et une méthode s'impose : celle consistant à définir la présence d'une véritable tête nucléaire grâce au spectre des rayons gamma émis par son plutonium. Ces mesures extérieures permettent de connaître la présence de certains isotopes, l'âge de la matière, la masse du cour et sa disposition. À condition, encore une fois, de ne pas laisser transpirer ces données brutes. "C'est pourquoi nous venons de tester sur du cobalt, le principe d'un appareil qui ne livrera qu'une information binaire à l'inspecteur : un feu vert si l'objet satisfait aux seuils caractéristiques d'une bombe et un feu rouge dans le cas contraire", révèle Hassan Elbahtimy.
L'effet dissuasif d'une riposte : Les compromis à trouver sont encore légion : de la prise en charge de l'ogive sur son lieu de déploiement à la récupération de la matière fissile, une chaîne de confiance reste à établir. Côté inspecteur, on suspectera l'existence de double-plancher et on craindra le détournement de matière fissile. Côté inspecté, on s'alarmera que les contrôleurs puissent déduire la masse du cour fissile ou sa composition. Et ce d'autant que la présence même d'inspecteurs étrangers au sein des usines actuelles de production et de démantèlement, regorgeant de détails proliférants, est un sujet épineux ! Britanniques et Norvégiens présenteront des pistes de solution début mai. à la conférence de réexamen du TNP. Mais un Etat ne pourrait-il pas mettre de côté des ogives ? "La marge d'erreur dans l'évaluation des arsenaux est parfois importante, certains pays omettant de mentionner leurs armes en attente de démantèlement", dénonce Etienne pochon, responsable de la sécurité et de la non-prolifération au Commissariat à l'énergie atomique (CEA). Une dissimulation facilitée par leurs faibles dimensions, leurs radiations guère repérables (sinon à moins de 100 mètres) et leurs besoins limités en personnel. Pour autant, l'hypothèse d'un Etat possédant encore quelques bombes n'est peut-être pas aussi inquiétante qu'il y paraît. Car, comme l'analyse Pavel podvig, spécialiste de la dissuasion russe à l'université Stanford (États-Unis) : "Cette poignée d'armes aurait eu une importance considérable au milieu du XXè siècle, mais ce n'est plus le cas dans l'environnement de sécurité actuel, où existe la perspective d'une riposte conventionnelle écrasante." Autrement dit, même si la Corée du Nord cachait une ou deux bombes dans un placard, sa capacité de destruction resterait sans commune mesure avec les dégâts auxquels elle devrait faire face si elle en faisait l'usage.

4/ REPÉRER CEUX QUI TENTERAIENT D'EN (RE)CONSTRUIRE SECRÈTEMENT

Un premier regard jeté sur l'histoire atomique se voudrait plutôt rassurant : "II n'y a pas d'exemple d'un Etat qui serait parvenu à se doter de la bombe sans éveiller, au moins, de forts soupçons", constate Bruno Tertrais, de la Fondation pour la recherche stratégique. Bâtiments visibles depuis l'espace, fuites d'information, mesures d'effluents radioactifs... autant d'éléments qui alertent. Mais, depuis deux décennies, la donne semble avoir changé : entre la Corée du Nord, la Syrie, la Libye ou l'Iran, les révélations de dernière minute sur des programmes secrets s'enchaînent, surprenant l'Agence internationale de l'énergie atomique (AlEA) et les services de renseignement.
Des Etats passés au crible : Ce n'est pas faute de chercher des activités "non déclarées" : les États sont passés au crible, "au travers de toutes les sources ouvertes accessibles, telles que les publications scientifiques", assure Jacques Baute, de l'AIEA. La Corée du Sud, en 2004, et l'Égypte, en 2005, se sont ainsi fait épingler. "On observe aussi les tentatives d'importation de matériels sensibles, alliages métalliques spécifiques, produits chimiques, etc.", complète Etienne Pochon, du Commissariat à l'énergie atomique (CEA). Peu, sinon aucun programme nucléaire ne pourrait en effet être autosuffisant, ne serait-ce que pour le minerai d'uranium. L'ennui est que les mailles du filet sont encore trop larges.
Une fois que le matériel est réuni, il est illusoire d'espérer détecter la fabrication d'une arme, qui, selon l'AIEA, ne prend que sept à dix jours. Et il n'est pas nécessaire de procéder à des essais nucléaires, faciles à repérer, sur des armes rustiques à l'uranium. C'est pourquoi l'Agence voudrait parvenir à localiser les usines clandestines de production de matière fissile (uranium enrichi ou plutonium). Problème : la technique à centrifugation utilisée par les nouveaux proliférateurs est discrète. La superficie et la consommation électrique de ces usines, comparables à celles d'un supermarché, se fondent dans un site industriel ou se cachent sous terre, "bénéficiant de la démocratisation des techniques de forage", souligne Bruno Tertrais. Et vu que ces usines ne dégagent que quelques grammes d'hexafluorure d'uranium par an, surveiller tout un pays paraît difficile : d'après l'étude d'un ancien inspecteur de l'AIEA, Garry Dillon, il faudrait imposer à l'Iran près de 34.000 stations de mesure de l'air, espacées de 10 kilomètres. Mais l'espoir de repérer le traitement suspect de l'uranium n'est pas perdu, car "aucun mur n'est étanche et chaque étape du traitement laisse des indices", affirme Remo Chiappini, du CEA. La détection lointaine des usines de conversion de l'uranium en gaz, avant son enrichissement, est une piste prometteuse. "C'est une course entre l'Agence et les proliférateurs, où chaque mesure trouve une contre-mesure", résume Jacques Saute.
L'échec de la tentative syrienne : La détection d'un programme de développement de la filière du plutonium n'échappe pas à cette logique. Ainsi, depuis que les images satellite commerciales à haute résolution sont disponibles, bâtir un réacteur clandestin producteur de plutonium semblait irréaliste. Erreur : le 6 septembre 2007, l'aviation israélienne bombardait en Syrie une centrale illégale près de démarrer. En construction depuis 2001, elle avait échappé à l'oil des satellites, le réacteur ayant été déguisé en fort ottoman typique de la région, avec un plancher abaissé pour ne pas trahir ses dimensions et des circuits de refroidissement dûment camouflés. l'attention des services secrets a été attirée par des cargaisons venant de Corée du Nord, mais le programme syrien aurait eu du mal à rester dissimulé une fois le réacteur mis en marche. Car en cherchant à dissoudre leur combustible irradié pour en extraire le plutonium, les Syriens auraient libéré un gaz bien connu des espions : le krypton-85. "Un indicateur utilisé dès les années 1950 par les Américains afin d'évaluer l'arsenal soviétique", explique Martin Kalinowski, de l'université d'Hambourg (Allemagne), auteur d'un rapport de faisabilité pour l'AIEA. Placé sous le vent, un capteur détecterait un modeste atelier situé à 130 kilomètres. Or, l'immobilisation de ce gaz (par congélation), testée dans plusieurs usines de retraitement officielles, s'avère compliquée et coûteuse. Une fois l'installation repérée, il resterait à la visiter et à y prélever des échantillons. Processus implacable car les tentatives pour déménager le mobilier, repeindre les murs, voire raser le bâtiment et déblayer le sol alentour "ne peuvent éliminer toutes les traces : nous parvenons à détecter des particules d'un milliardième de gramme et à en retracer l'histoire", assure Remo Chiappini.
Un impossible inventaire : Hélas, même une traque idéale de cette production clandestine ne dissiperait pas les doutes. Car aucun des Etats possesseurs de l'arme ne peut faire l'inventaire précis de la matière fissile qu'il a produite. Les vérifications les plus poussées, publiées en 2006 pour les seuls États-Unis, font état d'une marge d'erreur de 2 à 3 %, soit l'équivalent de... plus de 500 bombes ! Et sûrement bien plus dans le cas de la Russie. Face à cette incertitude inévitable, explique James Acton, "nous ne serons jamais certains qu'un Etat nucléaire n'a pas mis au secret de la matière fissile. En revanche, il pourrait faire en sorte que le reste du monde ne s'en inquiète plus en se montrant totalement transparent, comme a pu le faire l'Afrique du Sud. Un exemple à méditer."

5/ DÉSAPPRENDRE LE SAVOIR-FAIRE

Pourquoi se débarrasser des bombes puisque l'homme sait en construire ? Largument est souvent avancé comme frein ultime à la vision d'un monde libre d'armes nucléaires. On voit en effet mal la bombe disparaître de la carte de la connaissance humaine, tant ses détails techniques se sont propagés depuis 65 ans. Ainsi, quelques jours seulement après Nagasaki, l'administration américaine publiait le rapport Smyth, révélant les contours du projet Manhattan. Depuis, les fuites d'information n'ont jamais cessé. En raison de l'insouciance des programmes d'énergie civile Atoms for peace, qui, dès 1955, ont éveillé des ambitions militaires en essaimant réacteurs nucléaires et procédés de retraitement à travers le monde ; à cause aussi de coopérations en douce entre États (Chine/Pakistan, France/ Israël, États-Unis/Inde, etc.) et de la politique de transparence américaine de déclassifications - parfois par mégarde - de rapports sensibles. "Beaucoup de documents sur les premiers engins nucléaires sont rendus publics", regrette Etienne pochon, responsable de la sécurité et de la non-prolifération au Commissariat à l'énergie atomique (CEA). Cette diffusion s'est accélérée sous l'impulsion d'un ingénieur pakistanais : Abdul Qadeer Kahn. En 1974, cet employé d'une usine d'enrichissement des Pays-Bas déroba des plans classifiés pour le compte du Pakistan et ajouta d'autres clients à sa liste : l'Iran, la Corée du Nord, la Libye... Comme l'explique Bruno Tertrais, de la Fondation pour la recherche stratégique, "Kahn a éventé deux des secrets les plus jalousement gardés de la bombe : des schémas complets de centrifugeuses et des schémas d'armes nucléaires." Même si les Etats le décidaient, il serait illusoire d'espérer se débarrasser de tous ces documents, et encore moins des publications de physique générale liées à l'arme nucléaire.
Réorienter le personnel qualifié : Mais le point clé n'est peut-être pas tant ces notices techniques que les personnes capables de les comprendre et de les exploiter ! Et c'est là que réside l'espoir de désapprendre la fabrication de la bombe. Certes, le risque existe que certains de ces personnels qualifiés soient recrutés par un Etat ou par un groupe terroriste en vue de se doter d'un arsenal. "L'AIEA [Agence internationale de l'énergie atomique] ne pourrait pas suivre ces milliers d'individus, pour des raisons de respect de la vie privée", prévient Jacques Baute, de l'AIEA. Toutefois, comme le souligne Matthew Kroenig, spécialiste de la prolifération à l'université de Georgetown (États-Unis), cette perspective de dissémination des savoir-faire paraît limitée, "car les Etats proliférants sont réticents à l'idée de recruter des experts étrangers pour un programme national aussi stratégique". La meilleure solution est de réorienter le personnel scientifique des programmes militaires actuels, comme ce fut le cas après l'effondrement de l'URSS. C'est ainsi qu'a vu le jour, en 1992 à Moscou, le Centre international pour la science et la technologie, chargé de financer des projets de reconversion à finalité civile. Si ce modèle était reproduit à l'échelle mondiale, la capacité à construire l'arme nucléaire pourrait s'atrophier. "Si les programmes nucléaires devaient s'arrêter, et les investissements humains cesser, les savoir-faire tacites de la bombe pourraient s'effacer en une génération, estime Jean-Louis Ermine, ancien responsable de la gestion des connaissances au CEA. D'autant que l'arme nucléaire fait appel à des savoir-faire très compartimentés et spécifiques, à l'image de la métallurgie du plutonium." Il suffit de constater les difficultés rencontrées sur les chantiers du réacteur EPR après deux décennies sans construction de centrale... "Désinventer" l'arme nucléaire n'a donc rien d'impossible. Il faut cependant se rappeler qu'en 1942 le projet Manhattan, chargé de construire la première bombe nucléaire, était parvenu à ses fins en moins de trois ans...

V.N. - SCIENCE & VIE > Mai > 2010
 

   
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