L'heure de vérité est arrivée ! Au LHC, la matière est, en ce moment même, en train de livrer son ultime secret. Un secret baptisé Boson de Higgs : sa découverte doit valider ce que la science sait de la matière. Et si ce n'est pas le cas ? La découverte n'en sera pas moins formidable car les physiciens devront repenser le monde sans l'aide de la "particule de Dieu". Une chose est sûre : la matière va parler. Et quoi qu'il dise, elle aura raison.
Révoltes arabes, catastrophe nucléaire au Japon... Quel printemps-été 2011 ! Aux quatre coins de la planète, l'histoire semble s'être tout à coup accélérée, ouvrant de nouvelles perspectives, obligeant à poser autrement de vieilles questions. Or, le plus sidérant coup d'accélérateur est peut-être encore à venir. Car dans le monde de la physique des particules, la tension qui règne actuellement ne trompe pas : ici aussi, l'histoire est en train de s'accélérer. Au point que tous ceux qui font profession de percer les secrets de la matière - et, plus généralement, tous ceux qui se demandent de quoi notre monde est fait - attendent fébrilement l'annonce de la grande découverte. La réponse à l'une des questions les plus fondamentales jamais posée sur les plus intimes constituants de tous les matériaux qui nous entoure : le boson de Higgs existe-t-il, oui ou non ? Celle qui a été surnommée par le prix Nobel de physique Leon Lederman la "particule de Dieu" va-t-elle enfin apparaître... ou va-t-elle trahir ceux qui croient en elle depuis un demi-siècle ?
"Dans ma camère, je n'ai rien ressenti d'aussi fort depuis trente ans", avoue Daniel Denegri, expérimentateur chevronné de l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (Cern), à Genève. "Ce que nous vivons est tout simplement unique dans l'histoire de la physique", ajoute Christophe Grojean, à la division théorique du Cern. Marcela Carena, son homologue du Fermilab, à Chicago, et également chercheur associé au Cern, renchérit : "Depuis vingt ans que je fais de la physique, c'est la première fois que je suis convaincue que l'on va bientôt obtenir des réponses à des questions incroyablement fondamentales, même si ces réponses ne seront pas forcément celles que l'on veut. C'est très excitant". D'autres ne tiennent carrément plus en place : "Certains collègues m'ont confié que l'excitation est telle qu'ils ne peuvent plus rien faire, rapporte Slava Rychkov, du Laboratoire de physique théorique de l'Ecole normale supérieure de Paris. Ils se sentent totalement désorientés". Abdelhak Djouadi, du Laboratoire de physique théorique, à Orsay, lui, se réjouit d'avance : "Le jour où la découverte sera annoncée, ce sera grandiose !" Car bientôt, c'est sûr, on saura ce qu'il en est de ce fameux Higgs. On saura si cette étrange entité sortie de la tête de théoriciens il y a presque cinquante ans confère bien leur masse aux autres particules, comme le prévoit le modèle standard, l'actuelle théorie des phénomènes physiques élémentaires. Le suspense est total. Une réponse positive, et ce sera le triomphe d'une théorie dont les prédictions sur le comportement de la matière n'ont jamais été prises en défaut depuis son avènement, dans le courant des années 1970. Négative, et les physiciens seront aussitôt projetés sur un nouveau continent microscopique, dont ils ne peuvent jusqu'ici que rêver les contours à grand renfort d'équations. Si bien que, comme l'affirme Slava Rychkov, "l'avenir de notre discipline se joue maintenant".
UNE FOLLE EFFERVESCENCE AU LHC
Pourquoi maintenant ? Parce que les physiciens ont fait construire le plus grand instrument scientifique du monde : un anneau de 27 km, à 100 m sous terre, baptisé LHC (Large Hadron Collider), qui fait entrer en collision des noyaux d'hydrogène à des vitesses record - la révélation de la "particule de Dieu" exigeait l'édification d'une telle cathédrale. Or, depuis le début de l'année, la machine du Cern tourne à plein régime - fin juin, elle avait fourni autant de données que ce qui était prévu pour toute l'année. "Les résultats tombent avec une rapidité qui dépasse tout ce que nous avons connu, s'enthousiasme Guillaume Unal, expérimentateur au Cern. D'où une excitation et une effervescence exacerbées".
UNE ANNONCE DÈS MI-NOVEMBRE ?
Des premiers signes de fébrilité sont apparus dès mars, avec une note interne du Cern annonçant la possible découverte du Higgs, postée sur le blog de Peter Woit, à l'université de Columbia, sous la forme d'un commentaire, probablement par un membre du LHC un peu trop pressé d'associer son nom à la découverte. Au bout de quelques jours, le Cern a dû publier un démenti officiel. La tension est surtout montée durant l'été, alors que les analyses, patiemment collectées à coup de milliards de collisions, semblaient enfin commencer à cerner la fameuse particule.
L'espoir est rendu public dans une conférence internationale tenue à Grenoble, fin juillet. Mais les résultats présentés le 22 août lors du congrès suivant, à Bombay, ne confirment pas les signes du mois précédent. "Les nouvelles données ont plutôt déçu les participants", reconnaît Abdelhak Djouadi. Selon le Cern, une réponse définitive est attendue fin 2012. Mais au regard des données, certains misent sur une découverte d'ici la fin de l'année, voire, pour les plus optimistes, à la fin du mois d'octobre. Auquel cas, ce qui sera la plus grande découverte de la discipline depuis des décennies pourrait même être annoncée à Paris mi-novembre, lors de la prochaine grande conférence de physique des particules. Prendra-t-elle la forme d'un Higgs conforme au modèle standard ? D'un boson bizarre ? D'une absence ? Christophe Grojean coupe court aux spéculations : "C'est désormais à la nature de parler".
 MODÈLE STANDARD : UN EXPLOIT DE LA PHYSIQUE
UNE THÉORIE PRESQUE PARFAITE
Pour expliquer la cohésion des matériaux, le modèle standard n'a besoin que de 12 particules de matière (cases extérieures du disque) et 5 particules véhiculant les 3 forces fondamentales (cases intérieures).
Sauf qu'en son centre, il y a un trou. La place pour le Boson de Higgs ? |
8,9 milliards d'euros : c'est le coût de construction du LHC (salaires compris), partagé entre le CERN (60 %) et 608 institutions dans 113 pays. Après 15 ans de préparation, la machine est prévu pour fonctionner 20 ans.
10.000 : c'est environ le nombre de physiciens qui travaillent au LHC. On n'y compte des spécialistes des accélérateurs, des responsables chargés de la collecte des données, des analystes spécialistes de la signature de chaque particule et des théoriciens qui spéculent sur le sens de ces signaux... |
L'Avenir de la Physique se Joue Maintenant |
C'est l'aboutissement de 50 ans d'efforts : avec le LHC, les physiciens vont savoir sur leur théorie de la matière est juste. Ou pas. Du LHC va surgir l'avenir même de la physique. Sachant que 3 chemins sont possibles, mais qu'un seul sera le bon !
Sous terre, le colosse genevois est prêt. Prêt à faire parler la matière en la soumettant à des niveaux d'énergie inédits. Toute la communauté scientifique s'attend à une découverte fondamentale et imminente. C'est sûr, dans les prochaines semaines, au pire dans les prochains mois, un nouveau chapitre de l'histoire de la physique va s'écrire. Après l'élaboration patiente du modèle standard dans les années 1970, puis sa confirmation dans la décennie suivante, ce nouveau chapitre pourrait clore un règne de quarante ans. Et totalement bouleverser notre compréhension de la matière élémentaire.
"Enfin !", serait-on tenté de penser. Car tous ceux qui connaissent le modèle standard s'accordent à dire qu'il mérite d'être dépassé. Certes, toutes ses prédictions ont été jusqu'ici vérifiées avec un luxe de détails ; mais il souffre de deux défauts majeurs. Un : il n'a réussi à unifier que deux des quatre forces fondamentales (les interactions faible et électromagnétique en une interaction électrofaible). Or, la grande quête d'unification qui a guidé sa genèse exige d'y adjoindre l'interaction forte, puis la gravitation. Deux : la théorie s'avère incapable de "fonctionner" lorsque l'énergie impliquée dans les processus élémentaires atteint des valeurs très élevées, comme celle où la force forte et l'interaction électrofaible sont censées fusionner (environ 1013 TeV).
Les tests expérimentaux jusqu'ici réalisés ne concernaient que des processus physiques de basse énergie, impliquant des impacts inférieurs à 1 TeV. Or, dès que l'énergie dépasse quelques TeV, pour éviter que les incohérences mathématiques ne fassent s'effondrer les calculs, il faut se lancer dans un réglage d'une finesse extrême de tous ces paramètres, jusqu'à des dizaines de décimales, sans qu'aucun principe physique ne rende nécessaire un tel raffinement arithmétique. Un procédé que les physiciens, avares en hypothèses, trouvent fort peu élégant. Et qu'ils préfèrent interpréter comme le signe que quelque chose leur échappe, qui se cache dans les énergies inexplorées, et qui pourrait les guider au-delà du modèle standard. Attention ! Il ne s'agit pas de bannir la vénérable théorie. Mais de la voir comme une approximation de basse énergie d'une autre théorie, plus vaste et plus précise, tout comme la mécanique galiléenne est une approximation de la relativité de Einstein aux faibles vitesses. Et c'est cette nouvelle théorie que les physiciens espèrent apercevoir pour la première fois au LHC.
À quoi ressemblera ce nouveau continent ? Trois scénarios sont en fait possibles. Soit on découvre un boson de Higgs semblable à ce que prévoit la théorie actuelle de la physique des particules ; soit on découvre une particule dont les propriétés ne sont pas tout à fait conformes à ce qui était prévu ; soit on ne découvre rien du tout. Seule certitude : dans chacun de ces cas, ce que l'on sait de la matière en sortira bouleversé. La preuve par trois.
SCÉNARIO 1 : LE BOSON DE HIGGS EST DÉCOUVERT
Si un Boson de Higgs avec des propriétés conformes aux prédictions du modèle standard est observé, alors la théorie décrivant la matière devient complète. Pour ses artisans, c'est un véritable triomphe. Mais la physique des particules pourrait alors entrer dans un vrai désert expérimental.
Imaginons que l'analyse des résultats obtenus au LHC soit formelle : indubitablement, le Higgs a été détecté, précisément avec les propriétés prédites par le modèle standard. La "particule de Dieu", qui n'était que spéculations de l'esprit fécond de quelques physiciens, est désormais formellement identifiée. Chapeau bas. C'est un triomphe de la théorie : non seulement le modèle standard est validé, mais il décrit sans fausse note l'intimité de la matière. Du moins dans la gamme d'énergie des collisions explorée jusqu' à maintenant, c'est-à-dire jusqu'au TeV. Car, comme le résume John Ellis, à la division théorique du Cern, "la découverte d'un Higgs 'standard' clorait un chapitre du livre de la physique des particules. Et cela permettrait donc d'en ouvrir un nouveau". Lequel serait consacré, cette fois-ci, au monde des particules dans les gammes d'énergie supérieures. Vers la traque d'une grande théorie unificatrice reliant l'interaction électrofaible du modèle standard à l'interaction forte, voire à la gravitation. À quoi ressemblera ce futur chapitre ? Les premiers éléments de réponse se trouveront dans la masse du boson de Higgs mesurée, qui, en l'état actuel dés connaissances, doit se situer entre 115 et 145 GeV. Si cette masse est dans la frange basse, alors il est possible que le LHC découvre rapidement d'autres particules, annonciatrices d'une extension du modèle standard. Et, avec cette nouvelle perspective susceptible d'unifier un peu plus les forces qui assurent la cohésion de la matière, la discipline aura de beaux jours devant elle. Néanmoins, pour Abdelhak Djouadi, du Laboratoire de physique théorique, à Orsay, "les données plaideraient plutôt en faveur d'un boson de Higgs avec une masse autour de 740 GeV. Auquel cas, selon nos calculs, il faudrait peut-être s'attendre à découvrir le Higgs, et rien d'autre". Et ce ne serait pas vraiment une bonne nouvelle. Car dans ce cas, les physiciens des particules doivent s'attendre à entrer dans un véritable désert expérimental. La limite de validité du modèle standard s'étendrait en effet bien au-delà des énergies accessibles au LHC. Une énergie qu'aucun accélérateur pourrait bien ne jamais atteindre, ni même aucun processus astrophysique connu dans l'Univers. Du reste, cela forcerait les théoriciens à admettre la nécessité de régler avec une finesse extrême tous les paramètres de leur modèle standard, afin qu'il puisse rester valable dans les très hautes énergies. "Je commence à m'y résoudre", confie Abdelhak Djouadi. Il faudrait alors peut-être prendre au sérieux la proposition de certains théoriciens, tel Léonard Susskind, à l'université de Stanford, sur le statut singulier de notre Univers. Selon ce spécialiste des cordes, une vaste théorie encore spéculative qui embrasse toutes les interactions à la fois, gravité comprise, notre Univers ne serait qu'une petite bulle située au sein d'un "multiunivers", contenant une infinité d'univers, chacun possédant ses propres lois physiques. Il n'y aurait alors rien d'étonnant à ce que l'un d'entre eux, par hasard, soit fondé sur le bon jeu de paramètres. Et puisque nous sommes là pour le constater, c'est donc ce qui est arrivé au nôtre. Seul hic, comme le précise Abdelhak Djouadi, "on ne pourra jamais le vérifier expérimentalement ".
SCÉNARIO 2 : UN BOSON DE HIGGS EXOTIQUE EST DÉCOUVERT
Si un Higgs non conforme aux prédictions du modèle standard est observé, ce dernier doit être prolongé par une théorie plus vaste. Parmi les possibilités, la supersymétrie présente la matière sous la forme d'un nouveau bestiaire de particules élémentaires, formant comme un double de celles connues. Avec, en prime, cinq Boson de Higgs (en vert).
Les expériences ont été maintes fois reconduites, les résultats recoupés, tout a été recalculé. Et le verdict tombe : indiscutablement, il y a bien quelque chose, mais pas exactement ce que l'on attendait. À savoir que si la particule découverte ressemble bien à un boson de Higgs, certaines de ses propriétés, notamment ses interactions avec les autres particules connues, ne sont pas exactement celles prédites par le modèle standard. Que penser, que faire ? Pas mal de choses... En commençant par chercher une nouvelle théorie prenant en compte le caractère "exotique" de ce fameux boson. Lequel pourrait bien être le signe annonciateur que les physiciens sont en train d'accoster sur un nouveau continent où les découvertes pourraient être légion. Selon l'étrangeté des résultats obtenus, certaines pistes théoriques pourront être explorées. Comme la théorie dite "technicouleur", qui prédit que le boson de Higgs pourrait bien ne pas être élémentaire, mais composé de particules encore inconnues, et qu'il conviendrait de mettre au jour. Les tenants de la supersymétrie, eux, jouent ici leur carte maîtresse. Cette théorie affirme qu'à chaque particule de matière connue est associée une particule de force super symétrique, et réciproquement. Le LHC va trancher.
Qu'il vienne à révéler l'existence d'un boson de Higgs supersymétrique, et c'est peut-être toute une moisson de nouvelles particules qui suivra sa détection. À commencer par d'autres bosons de Higgs (la théorie de la supersymétrie en suggère l'existence de cinq, aux masses croissantes). Pour autant, il faut bien admettre que depuis le démarrage du LHC, les physiciens ont cherché à mettre directement en évidence ces nouvelles particules supersymétriques, jusqu'à maintenant sans succès. Au point que, pour Abdelhak Ojouadi, "cette extension du modèle standard commence à être en difficulté". Mais cela n'empêche pas Marcela Carena, théoricienne au Fermilab et chercheuse associée au Cern, de se montrer optimiste : "Les données les plus récentes du LHC sont compatibles avec les voleurs admises par la supersymétrie". Réponse très bientôt.
SCÉNARIO 3 : AUCUN BOSON DE HIGGS N'EST DÉCOUVERT
Si aucun Higgs n'est observé, alors le modèle standard doit être bouleversé. Une solution serait d'ajouter une dimension supplémentaire à notre espace. Des cousines des bosons W et Z pourraient alors en profiter pour occuper la case vacante.
Rien n'y fait ! Nous sommes à la fin de l'année 2012, et les physiciens ont eu beau chercher dans tous les coins où le modèle standard lui permettait de se cacher : le boson n'a pas daigné montrer le bout de son nez. Et, alors que le LHC s'arrête au moins un an pour préparer sa montée en puissance, il faut se résoudre à conclure : la particule tant attendue n'existe pas ! Tout ça pour rien ? Loin s'en faut ! Car une telle absence ne serait pas une catastrophe... mais une formidable découverte ! Au pire, nous nous trouvons dans le second scénario. Car il est toujours possible qu'un certain type de boson de Higgs existe, particulièrement exotique, et particulièrement difficile à mettre en évidence - certaines extensions théoriques au-delà du modèle standard le prévoient effectivement. Et, dans ce cas, il faudra attendre le redémarrage de la machine du Cern, en 2014, pour mettre la main dessus et défricher cette nouvelle physique exotique.
Mais il est possible que le Higgs n'existe tout simplement pas. Ce qui, pour Siava Richkov, au Laboratoire de physique théorique de l'Ecole normale supérieure, à Paris, "serait la chose la plus intéressante". Car il faudrait convenir que la "nature" emprunte un tout autre chemin pour résoudre le problème pour lequel le boson de Higgs a été imaginé. Un chemin particulièrement tortueux qui resterait à imaginer dans un espace totalement en friche... Là où certains s'aventurent déjà. Comme Christophe Grojean, à la division théorique du Cern, qui suggérait dès 2003 que les failles du modèle standard pourraient être comblées, non pas par un boson de Higgs, mais par une minuscule dimension d'espace supplémentaire jusqu'alors invisible. Cette théorie supposant l'existence de nouvelles particules, il serait possible d'imaginer qu'elle puisse être testée par le LHC. Et l'on verrait alors des torsions de l'espace venir au secours de la matière ! Cette vision reste purement spéculative. Mais sur les décombres du Higgs, les physiciens n'auront pas le choix : ils devront s'en remettre à leur imagination.
M.G. - SCIENCE & VIE > Octobre > 2011 |
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